Blague

Marion Ploix

Il était souvent à la porte pour accueillir les enfants le matin.
    – Bonjour…
Avec sa grande taille, son embonpoint conséquent et son visage rond de poupon, P. me faisait penser à un ours gigantesque qu’il ne fallait pas déranger.
Petite, moyenne et grande section, un, deux puis trois enfançons, depuis plus de dix ans je le croisais tous les jours, matins et soirs en passant la grille de l’école maternelle.
Du temps de J., l’ancienne directrice, en poste dans l’école pendant près de 17 ans, mais partie occuper le poste de direction d’une école primaire trois ans plus tôt, les soirées festives étaient nombreuses. Soirées ciné-club, soirées jeux, soirées déguisées, P. était toujours de la partie avec une indéfectible fidélité. Pour une modeste contribution, une boisson ou bien ce que chacun aimait à grignoter, parents et enfants se retrouvaient dans la convivialité. Les enfants y gagnaient en liberté et en confiance, les adultes en rencontres, la parole circulait avec simplicité.
Je me souviens tout particulièrement des soirées ciné-club autour d’un vieux projecteur super 8, qui projetait les images tremblantes des premiers films de Tex Avery sur le mur blanc du dortoir. Assis par terre et serrés dans le noir les uns contre les autres, les enfants écarquillaient  les yeux, fascinés, au son haché des perforations de la pellicule passant dans le corps de la caméra. J’avais alors le sentiment de vivre les précieux derniers instants d’un monde en voie de disparition. Quand P. nous accueillait à l’entrée du dortoir, assis derrière une table d’enfant, tel un géant à l’entrée de sa caverne, il y avait au fond de ses yeux des étincelles rieuses. Il était heureux.
Il avait, disait-on, travaillé dans le dessin animé, en avait lui-même réalisé un dont j’ai eu le privilège de voir quelques extraits. Comment était-il arrivé là, comment en était-il venu à s’occuper de jeunes enfants, donnant à voir une image aussi improbable que le serait un éléphant entouré de porcelaines vivantes ?
Je n’ai pas souvent entendu parler P. Il s'exprimait le plus souvent sous forme de blagues caustiques de plus ou moins bon goût. Certains l’aimaient, d’autres pas, et les enfants trop sensibles étaient volontairement écartés de sa classe. P. aimait s’occuper des grands qu’il faisait participer à la création de fresques gigantesques, magnifiques œuvres visuelles que l’on photographiait religieusement à la fin de l’année. Les enfants qui se sont plu à ses côtés s’en souviennent encore aujourd’hui, des années plus tard, alors qu’ils entrent dans adolescence.
P., blagueur incorrigible, a fait une dernière pirouette. A quarante-neuf ans, son cœur déjà malade depuis plusieurs années a cessé de battre. Il est partit, en catimini, seul dans son appartement parisien. Le jour de sa crémation, certains venaient de province, d’anciens élèves étaient présents, des parents, des enfants, de nombreux collègues qui l’avaient côtoyé tout au long de ces années. Sa sœur, très émue ne s’attendait pas à voir autant de monde.
Ancien rockeur, un peu “anar“, P. n’aimait pas les “ordres établis“, uniformes et symboles autoritaires. Il faut dire que la vie a de l’humour quand même. Le jour de sa crémation au Père Lachaise, et comme pour un dernier clin d’œil, le convoi mortuaire s'est trouvé bloqué par une grève des fossoyeurs ! Une joyeuse pagaille... Et c’est encadré de policiers et de CRS, que le véhicule a enfin pu entrer, et que ceux qui étaient là, presque deux heures plus tard, ont pu lui dire un dernier au-revoir… et lui souhaiter bon voyage…

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