Blanche

My Martin

"Ma petite grotte"

Le procureur général de Poitiers reçoit le 22 mai 1901 une lettre anonyme : Blanche Monnier est séquestrée depuis 25 ans dans l'obscurité et la saleté, 21 rue de la Visitation



Blanche est née en 1849, dans une famille de la bourgeoisie royaliste. Son père, Charles-Émile Monnier -Amiens, 1820-1882- est ancien doyen de la Faculté de Lettres. Louise, mère au foyer, fille d'un agent de change



Les gendarmes se rendent à l'adresse indiquée, une maison cossue. La propriétaire, la veuve Louise Monnier refuse de faire entrer les gendarmes. Ils grimpent au deuxième étage et découvrent une scène inimaginable

Blanche Monnier a 52 ans

Odeur pestilentielle, vermine grouillante. Les insectes noirs courent sur les murs. Putréfaction

Ligotée sur une paillasse -excréments, restes de nourriture. Squelettique, état de faiblesse extrême

Elle pèse 25 kg

Son corps décharné est couvert par ses cheveux, qui n'ont pas été peignés depuis des décennies. Crêpés en une masse sale

Ses ongles n'ont jamais été coupés

La pièce n'est jamais aérée ; les volets sont clos depuis 25 ans

Une photo terrifiante est prise, qui ne déparerait pas un film d'horreur : spectres, zombies. La photo est diffusée, reproduite, dupliquée à l'infini dans la presse



Blanche est enroulée dans une couverture. Elle hurle, implore les gendarmes de ne pas



« l'enlever de sa petite grotte »



Louise Monnier se défend, récuse la maltraitance : elle aime sa fille, dont l'état psychologique s'est dégradé en 1872, elle avait 23 ans

Elle a des troubles mentaux, des crises d'hystérie

Elle est amoureuse d'un protestant, avocat républicain -Maître Victor Calmeil, 38 ans. Alors que la famille Monnier est strictement catholique et royaliste

Blanche refuse de sortir de sa chambre, depuis une fièvre sévère contractée en 1872. Elle refuse de s'alimenter -anorexie mentale-, de se laver, d'être lavée

La foule gronde, prend parti, vient manifester sous les fenêtres de la maison, vilipende la mère indigne

Louise Monnier née Demarconnay -1826-1901- décède 15 jours après son emprisonnement, âgée de 75 ans. La ville se déchire

L'affaire Dreyfus 1894-1906 est récente. Le pays est tiraillé entre républicains et monarchistes, entre partis cléricaux et groupes politiques anticléricaux souvent classés à gauche -la guerre des deux France-

Les républicains soulignent les mœurs dépravées de la bourgeoisie royaliste

Les royalistes défendent les Monnier, qui ont tenté de protéger Blanche de sa folie



En octobre 1901, Le procès

Marcel Monnier 1848-1913, le frère, vit dans la maison voisine et sait ce qui se passe. Ancien sous-préfet, docteur en droit.

Le 11 octobre 1901, il est condamné à 15 mois de prison pour violence et voie de fait. Il fait appel



Blanche Monnier est séquestrée pendant 25 ans dans sa chambre aux volets clos

Sa mère séquestre Blanche, car elle est malade mentale ?

Blanche est malade mentale, en raison de son enfermement ?

Tentative de capter l'héritage légué à Blanche par son père ?

(famille royaliste) contrer son histoire d'amour avec un avocat républicain ?

(hypothèse émise à l'époque) Blanche -folle- enfermée "pour son bien" ?


La famille a un comportement atypique, elle n'est pas conforme aux standards bourgeois de l'époque

Des gens aisés qui vivent confinés, repliés sur eux-mêmes

Louise Monnier ne sort jamais loin de chez elle

Ils se complaisent dans la saleté

Marcel -aussi Blanche- a des tendances coprophiles, une attirance pour les excréments



Blanche est schizophrène (démence précoce, disait-on en 1901).

(Une bonne raconte) son frère Marcel a tenté de la mettre dans un hôpital psychiatrique mais la mère s'y est fermement opposée

Dans la ville, pas de clinique ou d'asile ; les aliénés occupent une partie de l'hôpital général

Éviter le scandale. Décision est prise de garder Blanche à domicile

Comment s'occuper d'un schizophrène ?



D'une certaine manière, Louise Monnier aime sa fille. Elle lui a légué ses biens à sa mort

Blanche refuse de s'alimenter, sa mère lui fait livrer des repas qu'elle aime, du pâté et des huîtres -des coquilles sur le matelas. La porte de la chambre n'est pas fermée mais Blanche ne quitte jamais de son lit

Blanche souffre de schizophrénie et d'exhibitionnisme. Elle se montre nue à la fenêtre de sa chambre -les persiennes sont cadenassées, pour éviter le scandale. Elle déchire ses habits, exhibe son sexe. Elle batifole dans le jardin, camisole sur le dos, cul à l'air

La folie se développe. Blanche (37 ans) sombre après 1886, après le décès de l'une des domestiques qui prenait soin d'elle

Des rumeurs circulent. Les jeunes bonnes ne sont pas formées pour prendre soin de Blanche. Deux bonnes savent, elles apportent ses repas à Blanche. Elles n'osent pas alerter les autorités -procès, acquittement

Le quartier sait. Les cris de Blanche retentissent. Chacun s'occupe de ses affaires



Verdict final du procès (en appel, novembre 1901). Marcel Monnier est acquitté :

le délit de violences volontaires est-il constitué dans son élément matériel, lorsque les violences résultent d'une omission ? Le tribunal répond qu'il n'y a pas de violences sans violences. S'il n'y a pas de violences, il n'y a pas de délit

En 1901, la notion de non-assistance à personne en danger n'existe pas juridiquement. Ce dossier est étudié de nos jours, dans les facultés de droit francophones

La première apparition législative de cette obligation remonte au projet de réforme du code pénal élaboré en 1934 en son article 108 puis à l'article 251, mais ce projet de nouveau Code pénal est abandonné. Cette disposition légale a été instaurée par le régime de Vichy, dans un acte dit « Loi du 25 octobre 1941 »



Blanche Monnier ne recouvrera jamais la raison. Brièvement hospitalisée à l'Hôtel-Dieu-Notre-Dame, elle est transférée à Blois

Elle appelle chaque objet, "son cher petit objet"

Elle décède en 1913 âgée de 64 ans, à l'hôpital psychiatrique Dessaignes de Blois. La même année que son frère Marcel, âgé de 65 ans

Séquestrée pendant 25 ans (1876-1901), internée pendant 12 ans à l'hôpital de Blois (1901-1913)

Blanche repose au cimetière central



L'histoire sordide de la séquestrée est le premier fait divers du XXe siècle. Il se déroule dans l'univers des notables de province

Mai 1901, les journaux locaux puis la presse nationale bruissent ; ensuite, l'oubli



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André Gide écrit une chronique judiciaire, publiée le 31 mars 1930 - "Ne jugez pas"

« Fils de professeur de droit, neveu d'un célèbre économiste, Charles Gide 1847-1932 -à la recherche d'une société et d'une économie, non dominées par l'impératif du profit

André Gide règle ses comptes avec son milieu et dénonce l'atmosphère étouffante des familles de la bourgeoise

La façon dont Gide présente Louise Monnier, fait écho aux difficultés qu'il a eu avec sa propre mère. Il a écrit :



« Familles, je vous hais !

Foyers clos ;

portes refermées ;

possession jalouse du bonheur »



Gide modifie les noms des protagonistes. Il s'appuie sur le fait divers pour dénoncer les principes des familles de la bourgeoisie

Comment Marcel Monnier a pu être acquitté, alors que sa culpabilité paraissait évidente, comme celle de sa mère ? Ne pas chercher à expliquer, croire que les actes humains ont des mobiles discernables, dont les juges mesureraient la pertinence



"Il était certain que maman ne reprendrait pas connaissance, ... Lorsqu'enfin son cœur cessa de battre, je sentis s'abîmer tout mon être dans un gouffre d'amour, de détresse et de liberté"

31 mai 1895, mort "libératrice" de la mère de Gide. Juliette, soutien indéfectible, rigoriste, castratrice. Fils unique, Gide forme un seul être avec sa mère veuve. Contradictoire, prisonnier, vivant par les conflits informulés, les interrogations réciproques, les soupçons. Faux-dialogue, amour inapaisé



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En 1967, François Truffaut parle du livre de Gide au cours d'une émission de radio. L'un de ses livres de prédilection. Avec talent, il lit des rapports et témoignages de l'époque

« Comme André Gide, j'ai un goût très fort pour les faits divers, parce qu'ils marquent l'intrusion du baroque dans la vie quotidienne »



1968 - François Truffaut 1932-1984, né de père inconnu. Sa mère Jeanine, mère-dragon, sans tendresse, égoïste, volage, avare

Truffaut sollicite une enquête strictement confidentielle, pour retrouver son vrai père. Roland Lévy, chirurgien-dentiste boulevard Carnot à Belfort. Il attend au pied de l'immeuble. L'homme sort dans la rue

Truffaut se détourne ; il refuse de bouleverser la vie de l'inconnu, en lui révélant brutalement qu'il est son fils



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Longue séquestration - l'histoire de Blanche Monnier a des échos plus récents,



l'affaire Natascha Kampusch (Autriche - née en 1988). Enlevée en 1998 (à l'âge de 10 ans), détenue dans une cave secrète par son kidnappeur Wolfgang Priklopil, pendant plus de 8 ans

Natascha déclare à son ravisseur qu'elle ou lui ne sortirait pas vivant de cette situation

Natascha s'échappe le 23 août 2006. Priklopil -technicien en communications, né en 1962- se suicide le 24 août 2006. Il va s'allonger sur les rails de chemin de fer

Natascha : « je n'ai jamais compris pourquoi les gens m'insultaient »



l'affaire Fritzl - cas d'inceste découvert à la fin avril 2008 à Amstetten, Autriche

A 42 ans, Elisabeth Fritzl -née en 1966- déclare qu'elle a été séquestrée pendant 24 ans. Violée par son père Josef -né en 1935, ingénieur électronicien-, entre 1984 et 2008. 7 enfants sont nés de cette relation incestueuse, ignorée par la mère Rosemarie 1939-2012



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Rue de la Visitation - maison des Monnier, à une extrémité de la rue. A l'autre extrémité, trottoir d'en face, maison natale du philosophe Michel Foucault 1926-mort du sida à Paris, 1984. Titulaire d'une chaire au Collège de France 1970-1984 -histoire des systèmes de pensée. Commenté, étudié dans le monde entier

Famille bourgeoise de notables de province. Son père Paul est chirurgien, professeur d'anatomie. Sa mère est fille de docteur en chirurgie. Son frère Denys est chirurgien

L'histoire est le milieu intellectuel de Michel

Œuvre pluridisciplinaire autour des processus de l'autorité, de la critique des institutions. Engagé. L'un des intellectuels les plus influents à partir des années 1960



1961 - Histoire de la folie à l'âge classique - soutenance de sa thèse

Foucault met en perspective le rôle du fou dans la société depuis le Moyen Âge - laissé libre et accepté, hors les "fous furieux"

Le fou n'a pas toujours été ce marginal qu'on enferme

avec Descartes (1596-1650), la folie est exclue de la raison : la pensée ne peut pas être folle. (Louis XIV) La création de l'Hôpital général à Paris en 1656 marque l'ère du « Grand Renfermement » (terme inventé par Foucault). Politique royale au XVIIe siècle

Les objectifs de l'Hôpital Général n'ont rien de médical : il est un instrument de l'Etat pour contrôler les mendiants, les malades mentaux et les invalides, qui hantent les rues de Paris. Enfermer les pauvres, pour les éduquer et les mettre au travail

La psychiatrie européenne est un construit social et historique, basé sur l'exclusion

à partir des années 1800 et du XIXe siècle, se développe un réseau d'asiles pour les aliénés. Une loi définit dans quels cas un malade doit être interné, la loi de 1838

La loi du 30 juin 1838, dite « Loi des aliénés », est promulguée sous le règne du roi Louis-Philippe. Elle traite des institutions et de la prise en charge des malades mentaux. Elle est restée presque complètement valide jusqu'en 1990

L'asile connaît le succès à la fin du XIXe siècle, les établissements sont encombrés

Le fou est un objet d'étude dans les institutions spécialisées. La folie se médicalise, les aliénistes deviennent des psychiatres. Ils décrivent les symptômes des nouvelles maladies mentales, les classifient

"Les psychiatres souhaitent être considérés comme les autres médecins. Ils mettent en place un système de thérapies psychiatriques nouvelles, de plus en plus approuvées. Sur notamment le savoir biologique, les thérapies de choc, l'électrochoc, la cure de Sakel (insuline), la psychochirurgie (lobotomie). A partir des années 1950, la chimiothérapie (neuroleptiques), principale thérapie utilisée aujourd'hui"



1971 - co-fondateur du GIP Groupe d'Information sur les Prisons : dénoncer les conditions de détention - donner la parole à ceux qui habitent ce monde voué au silence - mobiliser les intellectuels et les professionnels


1972 - La société punitive


1975 - Surveiller et punir : naissance de la prison "... dans sa fonction, ce pouvoir de punir n'est pas essentiellement différent de celui de guérir ou d'éduquer"


1976 - Histoire de la sexualité

...



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  • Histoire de la psychiatrie...comment traiter l'humain, hors de son histoire, comment traiter l'histoire sans humanité ?!!!

    · Il y a plus de 3 ans ·
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    flodeau

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