Blanche-Acid

Sous la grisaille éventée de la pièce, le mouchoir en tissu de Don Capio se soulève. Un courant d'air l'emporte dans ses sillons. Glace dans l'envol. Il touche le sol, plus chaud, se dégonfle, loin déjà de l'algarade. Entre les fins, les furieux filets blancs, le puzzle d'une scène : L'arme de Don Capio qui se soulève, inhale, cherche le souffle du condamné. Des gesticulations, une plainte sourde.

— Je vous en prie…

Un pas grand-chose d'exterminé.

Au résultat d'une longue filature, un essoufflant relent de satisfaction s'ébruite. Capio a finalement atteint les cent points... Il s'écroule dans un canapé plein de ressorts. Le nuage gris s'éclipse, tourne couleur beige. Entre les mailles entortillées, la main de notre héros obscurcit maintenant la prise de vue. Elle attrape les lettres précédentes, les installe dans notre mouchoir en tissu. Un bien mystérieux fanion de poche.

Entre les vieux bâtiments, au bar de Gorgio, bouteilles et capsules vacillent sur le comptoir, meurent dans les gorges douloureuses. On mastique la terreur du LSD, l'euphorie d'une pastille, pleine de bacilles, violents comme des cochons en manque. Gorgio grogne sous des néons hésitants.

— Ca s'ra quoi pour toi ?

— J'veux voir Le Divin.

— Pourquoi ?

— J'ai cent points…

— Hm…

Gorgio décroche le téléphone, renifle l'air ambiant.

— Tu peux monter... Mais tu laisses ton Gun-P ici…

L'arme endormie dans un baquet, Capio gravit à nu les escaliers. Sur les marches, loin de son canon, il devenait une cible facile pour quiconque souhaiterait l'abattre.

Un long couloir filiforme qui s'étend de chaleur. Deux colosses sur ses talons. Les muscles rebondissent, les sourcils se percutent. Se persécutent. Maintenant, il extirpe son mouchoir, le plaque contre son front. Nous épongeons la substance résineuse de la peur. Tous ensemble. Une banale odeur à Blanche-Acid.

— Entre.

Capio pénètre le bureau du Divin. Sous sa grosse pelisse, le maître des lieux farfouille dans un imposant bol d'argent, en extirpe quelques cacahuètes. Il n'a pas remarqué la présence de Capio. La surface lisse de son crâne miroite sous de longues lucioles. Les cacahuètes frémissent… L'homme n'a pourtant rien qui puisse s'associer à ce qu'on entend de divin. Type replet, tassé, yeux embrouillardés, prestance un peu ridicule... A la tête de l'unique point d'armement et de rationnement de la prison, il n'en reste pas moins l'homme le plus respecté de Blanche-Acid.

— A qui ai-je à faire ?

— Don Capio, Monsieur.

— Assieds-toi.

Son dos s'attendrit avec bonheur contre le fauteuil réservé à la clientèle.

— Qu'as-tu fait ?

— J'ai tué un juge.

— Un juge ?

— Un juge…

— Ce n'est pas rien.

— …

— Pourquoi ?

— J'ai été victime d'une erreur judiciaire.

— Précise.

— J'ai été accusé d'un vol que je n'ai jamais commis… J'ai descendu le juge chez lui.

— Comment ?

— … Ca n'a pas d'importance.

— Te considères-tu comme dangereux ?

— Non.

— Explique-moi ce qui t'as poussé à l'éliminer…

— Si vous le voulez-bien, j'aimerais acheter le nécessaire. Vos dossiers vous en ont déjà assez dit. Je n'ai rien à cacher. Vous savez qui je suis et ce que j'ai fait…

Le Divin rassemble entre ses doigts les poils de sa barbe. Ses grosses joues marquent un instant d'impatience, un ennui enfantin. Il pouvait, si l'envie lui prenait, basculer d'un revers de la main ce jouet impétueux qu'était Capio. Ses gardes du corps ouvriraient le feu, on jetterait le plastique, sa carne, dans la benne à ordure derrière le bar. Avec d'autres. Sur le bruit d'une mort, il continuerait à sucer ses apéritifs... Il pouvait se permettre ce genre de chose... Mais Le Divin ne portait pas ce genre de réputation. Le Divin était réglo, respectait les survivants, les battants. Quand il éliminait une pauvre âme, les raisons étaient là. Capio le savait, il s'était renseigné à son sujet.

— Montre-moi ton compteur.

Capio rebrousse la manche de son pull. Il tend le bras en direction des yeux despotes qui s'étendent avec méfiance sur la surface lisse du montromètre. Un garde du corps s'approche du bureau, télécommande en main.

— Pas de scanner.

— Chef ?

— Laissez…

A Blanche-Acid, on vous jetait dans une demi-mort, entre les clapotis de l'instinct. Résultat de ce que les criminels de ce monde avaient seringué de sauvage à la constitution. Petit voleur ou fou sanguinaire pris sur le fait, tous atterriraient à Blanche-Acid, seule et unique taule de ce monde. La violence réunie dans ses plus beaux accords, en union, au fond de chaque homme.

On vous dépochait, on vous attribuait un numéro, un Gun-P, six balles dans le chargeur, une montre à point – appelée montromètre –  et bonne chance. Vous connaissiez la chanson, vous vous étiez renseigné… Sur le bout du chemin caillouteux, le combat commencerait. Si vous perdiez votre montromètre, s'en serait terminé, plus de possibilité d'accumuler, de prouver vos points. Et l'arme prévue pour votre survie, reliée par puce au montromètre, exploserait dans un vulgaire fracas. Vous seriez privé de votre seule protection, votre seule force, attaché à Blanche-Acid jusqu'à la fin des temps. Un condamné… Ceux-là ne rapportent que cinq points… Perdre son montromètre, c'est la signature d'une fin. Vous avez égaré votre marque, vous n'êtes plus rien. Si vous apparteniez à un gang, vous en serez rejeté. Les condamnés sont dans le conscient collectif des animaux incontrôlables. On ne peut plus se fier à eux, ils n'ont plus rien à perdre, plus rien à prouver. L'espoir d'atteindre les sept-cents points s'est effacé. A tout jamais. La loi n'offre qu'une et unique chance aux détenus. Si vous la perdez… dans l'enfer… vous errerez comme un fantôme…

— Bon, tu as le choix entre deux nouvelles armes… Nous allons garder ton premier joujou… Le Gun-P… Tu vas pouvoir le remplacer par quelque chose de bien meilleur…

— Très bien.

Le Divin se lève, se dirige vers un écran couvert d'une bâche, la retire. Deux armes tournoient sur un fond parsemé de formes géométriques. Ses doigts boudinés caressent le plasma.

— Voilà, Capio… A cent points, tu as la possibilité de choisir entre ces deux armes… L'épilobe-A, huit balles, équipé d'un scanner te permettant de détecter les montromètres adverses dans un périmètre de deux cent mètres, ou le Papillon-D, qui permet de transférer tes points sur un autre montromètre dans un périmètre de sept mètres…

— Le Papillon-D.

— …

— …

— Tu te crois plus malin que les autres ?

— J'essaie de survivre.

— Tu sais, cette arme est une raillerie...

— Combien sommes-nous à l'avoir choisi ?

— T'es cette année le premier imbécile à le faire…

— Je vois.

— Capio… N'espère pas t'en sortir avec ça.

— Ne vous inquiétez pas pour moi.

— Capio… t'es scientifique, hein ?

— …

— T'étais attaché au service de l'armée. Tu as travaillé sur ces armes.

— J'ai bossé sur le Papillon-D, c'est vrai.

— N'espère pas contourner sa fonction. Tu n'en es pas le concepteur. Tu ne pourras pas la pirater…

— Ecoutez. Je veux cette arme. J'la veux. C'est l'règlement, non ? Vous ne pouvez pas me refuser ça. Alors s'il vous plaît, abrégeons...

— Je t'aurais prévenu.

Deux rustauds déposent le colis sur le bureau, le Divin le repousse légèrement. D'un bref hochement de tête, il invite Capio à y jeter un œil. Papillon-D, mini-carte à puce s'introduisant dans le montromètre. Elle ouvre une nouvelle fenêtre tactile dans le cadran qui permet d'indiquer le nombre de points que l'on souhaite verser à une cible se trouvant à portée. Il ne demande aucune autorisation de la part du receveur. Vous pouvez transmettre à tout moment, d'une seule impulsion, la totalité de vos points, votre vie, à un passant...

— Ne vous vexez pas si on vous traite de ramier avant de vous coller une balle dans la tête, termine Le Divin en l'invitant d'un geste à prendre congé.

Il en était au stade du plus bas, en-dessous des condamnés. Un pathétique ramier. C'est ainsi qu'on appelait les détenteurs du Papillon-D. Ils pensent voler de leurs ailes émaillées, eux et leurs idées d'amour, d'partage, mais ne sont en réalité rien de plus que des pigeons… De la volaille idéale… Des ecclésiastiques égarés… Des imbéciles… Ça n'existe pas, ici, la sage parole… C'est pas en donnant ses sentiments, sa chaleur, qu'on survivra… Alors pourquoi ? Pourquoi prendre le Papillon-D ? Cet objet d'abordage ? Il ne tue pas, rien, ne rime à rien !… C'est pas croyable de choisir une merde pareille… Une balle dans l'pied... Sept-cent points, y a qu'ça qui compte ici… Ces chiffres pulsent dans le cœur de chacun.

— Personne ne veut donner ses points !, pensait Capio de retour au rez-de-chaussée, C'est tout ce qui compte, ici-bas, les points ! C'est ta valeur, ton passé… Ta vie ! Tu es ses points, le monstre qui les accumule… Et plus tu as de points, plus la possibilité de te procurer un meilleur équipement se rapproche. A trois-cent points, tu pourras t'équiper d'un Bigorgnia, quinze balles… Il te couvre d'un fin bouclier, une résistance aux balles et aux coups, te rend invisible aux yeux des radars… Le Birgorgnia est lié à ton bras par puce, serti dans ta chair, il t'apporte de la puissance, du respect… Tu peux commander plus faible que toi… Tu deviens quelqu'un… Un cent points ne pourra jamais t'éliminer, t'auras toujours des balles d'avance… Et ils savent, les cents points, qu'ils ne te rapportent plus aucun point… Alors ils s'approchent de toi, te demandent une couverture… Tu peux en prendre deux sous tes ordres… Ou les tuer directement… Pour le plaisir… Mais t'es malin… Tu préfères leur demander de cerner des deux-cent-cinquante points, qu'ils t'offrent leurs corps à demi-vivant en offrande… En échange tu les aideras à buter des mecs de leur niveau… Ces choses-là prennent du temps… Partout, des alliances se font, se défont… Il faudra éliminer les traîtres… Au fil des tueries, des embuscades, tu continueras à monter petit à petit vers les quatre-cents… Et quand les cinq-cents tomberont dans la poche du Divin, alors enfin tu fouleras la cour des grands… Accoutré d'un Ernesia-V, ton bouclier sera plus épais, il faudra de nombreuses balles pour en venir à bout… Elles ricochent sur toi… Mitrailleuse lourde à portée étendue, projectiles électriques rechargeables, grenades lacrymogènes… Un joyau écarlate… Tu peux devenir chef de gang avec ça… Mais c'est difficile d'y arriver… C'est beaucoup d'échelons à gravir… Si, par chance, tu trouves un jour les quatre-cent-cinquante, tout est déjà trop dangereux… Tu es surement sous la tutelle d'un cinq-cents… Il sait que tu t'approches de lui, que tu pourrais lui faire la peau… Il ne pense plus qu'à t'éliminer, te piéger… Il réussira tôt ou tard à te donner en pâture à trois Bigorgnias sortis du four… On devient un renégat… On n'a plus le choix… Il nous faut tuer d'autres renégats, seul, plus que jamais… Éveillé dans le fond d'un vif enfer, bien au fond… Ce passage est le plus dur, combien l'ont franchi ?... Cinq ?... Six ?... Combien ?

Capio est contre le zinc, terrifié à la seule idée de sortir du bar. Gorgio l'a vu redescendre sans Epilobe-A, d'autres également. Ils se posent des questions : « Il monte voir Le Divin mais il redescend sans arme… ». Heureusement que le lieu est couvert par les gardes. Le bar, c'est l'église des condamnés, leur seule rédemption. Ils dorment tous dans ce lieu sacré, sécurisé… Pour leur mort, on les sert comme des princes tant qu'ils allongent les doigts… Sous la sanglante aura de Blanche-Acid, les mains s'effritent… Si on a pas les points, on donne des parties de son corps. C'est la loi… C'est comme ça…

Tout cela est abominable. Les physiques scientifiques comme celui de Capio, en tremblent nécessairement. Dans ce ghetto, les ardents prédateurs déchiquettent les lapins... A ce niveau l'arme ne suffit plus, il faut aussi du réflexe, de la vitalité de corps. C'est pas du jeu vidéo, à Blanche-Acid, mais la chair, la battante mesure des nerfs qui s'ébattent dans la faune. Don Capio peut tuer des condamnés à distance en les pistant sagement, patiemment, longtemps… mais il ne peut se mesurer à un esprit physique expérimenté. Sa santé est celle d'un intellectuel, il n'a pas l'étoffe du soldat. Son inné à lui est né sur un tapis rouge, entre les pages....

Il égorge Gorgio du regard, des gouttes de sueur dévalent contre les cloisons. Il aimerait l'ausculter de plus près, il sait quelles portes pourraient lui ouvrir ce condamné d'un rang spécial. Ce vieux barman rabougri était sa seule sortie de secours. Dehors, Capio s'était renseigné sur le personnel de Blanche-Acid. Gorgio avait été l'un des premiers détenus du grand goulag. Il avait perdu son montromètre dès sa première confrontation. On l'avait laissé en vie par simple cruauté... Chez Le Divin il était alors venu en pleur, les poignets enchaînés pour réclamer son esclavage. Le Divin s'était dit qu'une façade bar ferait plus folklorique. Parce que ça manquait d'originalité, un hangar métallique... Il a dit OK pour la touche Jazzy. L'escale porterait la couleur des piquouses. Entre la confusion, l'héroïne, les saltimbanques s'animeraient davantage. Ça ferait de l'audimat.

Don Capio remue sous son index le fin mouchoir. Il caresse ce qui vacille entre la soie, les solides molécules groupées sur les fils. Les gardes soutiennent un œil implacable sur sa présence. Ils allaient bientôt lui demander de sortir s'il ne consommait pas.

Il demande à Gorgio une bouteille de Whisky.

— Ça t'fera trois points… Ou le bout d'ton index…

— Trois points…

Acquérir une arme ne retire aucun point, c'est la récompense logique de vos efforts. En revanche, consommer brûlera ses dits efforts. Un shoot d'opium peut coûter jusqu'à cinq points. Tout dépend de la dose… C'est cher. Très cher. Mais tant qu'on tient le goulot, sous les archanges, votre répit s'allonge. Si vous trouvez l'ivresse, on vous laisse tranquille. Sait-on jamais… Vous pourriez soudainement faire le clown et amuser la galerie…

L'alcool coule dans le gosier de Capio.

Au rez-de-chaussée se trouve quatre gardes, tous équipés d'un Ernesia-V et d'un Bubombe. Le Bubombe peut détruire n'importe quel montromètre dans une distance de sept mètres – et par suite logique, l'arme liée. La particularité du Bubombe, c'est qu'il ne bénéficie pas de l'attribution. Toute arme qu'on vous attribue n'est utilisable que par vous. Relié à votre avant-bras par puce, les artères électroniques damasquinent votre génétique. Vous pouvez tuer un Bigorgnia avec votre Epilobe-A, vous resterez quand même avec votre Epilobe-A. Tout ce qu'on peut voler de votre arme, ce sont ses munitions… Tout ce qu'on peut voler, c'est le Bubombe... Peu de personnes sont au courant de ce détail. Capio l'est. Il n'a pas travaillé seulement sur le Papillon-D… Dans son labo, celui qu'on appelait affectueusement Don, qui ne cessait de se volatiliser entre équations et divisions, rapiéçait les détails. Il était bien silencieux, ce Don, discret. On requérait un technicien précis, régulier, intransigeant et motivé. Un lièvre sans vie privée, pas très bavard, disponible tout entier pour la science. Pour la dérive des atomes et le chiffonnement des chiffres… ! Il était fait pour ça. On le respectait pour la finesse de son travail…

Ces choses-là ont fait naître la douleur des armes, le mal, en constante recrudescence. Dans l'embarras des poudres grises, sous des odeurs cendrées de calculs, on s'émeut des trouvailles. On acquiert des connaissances, on se perfectionne… Comme Capio, on malaxe entre ses mains des coordonnées de chasses funèbres. Ces coordonnées qui pourraient plus tard vous venir en aide... L'actuel « plus tard »… Quatrième verre… Il réfléchit encore... Sa vision se trouble… Des droites glissent... S'éclipsent… Deux condamnés ne cessent de le fixer. Un inconnu arrive de l'autre côté.

— Hey, mec.

— Ne m'approche pas.

— Du calme…

— Tu m'veux quoi, toi ?

— Tu vois, ces mecs ?

— Ouais…

— Ils sont à la solde de Boul-Dauzer.

Boul-Dauzer est un chef de gang à cinq-cent-cinquante points.

— Des condamnés ?

— Ils menacent de se faire tuer par plus gradé qu'eux… Hm… C'est pas difficile d'être plus gradé qu'ces merdes…

— Et toi… ? Pourquoi tu viens m'dire ça ?

— C'est moi qui les commande…

— Hey ! Fermez vos gueules ! gueule un garde.

L'inconnu s'écarte. Rire cruel. Capio doit réagir rapidement. Il n'a plus de temps pour les pensées. A partir de maintenant, ce serait échec ou mat.

Sur le pavement, ses semelles bondissent férocement, des cris serpentent dans le vent. Les deux condamnés sont à ses trousses.

— Hey ! Fils de pute ! Viens voir par-là ! Attends-nous !

S'ils le rattrapaient, il se ferait passer à tabac, dépecer de ses vieux trésors. On scalperait le haut de ses idées, le torturerait jusqu'à c'qu'il accepte de transférer ses points, puis on l'achèverait d'une balle dans le crâne… Il bifurque dans l'étroit d'une ruelle, enchaîne sur une deuxième. Que des ruelles sans encombre, sans tisons. Blanche-Acid est dénuée d'armes blanches. Il n'y a sur le sol que les cadavres et leur sang, des armes lisses. On peut les rejoindre, s'allonger entre les chairs encore palpitantes, trouver peut-être enfin l'éternité et ses bistres nuages. Mais Capio préfère se faufiler dans un immeuble, gravir les escaliers à toute allure, tourner la première poignée et attendre. Le pas des bêtes frôle la porte de son nouvel appartement. Il s'est rencogné dans une cachette. Les pas dérivent à l'étage du dessus. Il en profite, ouvre une fenêtre, saute sur un toit en contrebas, reprend la direction du bar.

Il a une cachette, en face, dans un autre bâtiment. Cinquième étage. Il se l'est construite quand il gravissait les cents points. Pour y accéder, il faut se faufiler dans une bouche d'aération et ramper cinq bonnes minutes. On arrive alors dans un cube de dix mètres carrés sans autre accès. Seule une fissure, en forme de meurtrière, donnait une vue idéale sur l'entrée du bar. Ce n'était pas du luxe, ici. Le lieu était humide et on ne pouvait pas se lever. Le matelas trouvé au rez-de-chaussée était son seul et crasseux réconfort. Pour les besoins, il devait sortir de son trou, ramper jusqu'à une salle du même étage équipée d'une chiotte turc. Il y avait également une douche mais se laver n'était pas envisageable. A nu, il était trop dangereux de s'éloigner ne serait-ce qu'une seconde de ses armes. Puant, il gambergeait ainsi des heures dans son conduit, accablé par l'odeur des rats morts. D'ici, il pouvait observer les rares sorties de Gorgio qui, un jour sur deux, à sept heures, devait s'occuper du rationnement pour la distribution du pain. Sur l'escalier de service qui menait au toit du bar, il était à cet effet équipé d'un Ernesia-V et d'un Bubombe. Il accueillait les cargaisons d'un hélicoptère de l'armée. Le temps d'arriver en-haut prenait jusqu'à trois minutes. L'attente en enveloppait dix.

Le lendemain, six heures, Capio se précipite au rez-de-chaussée et cherche un cadavre. Il retire son pull et le plonge dans la mare de sang. L'hémoglobine s'étend sur les traits du visage, se lancine dans le creux des épaules. Il tombe dans la rue, embarqué sur une fumante rivière de saleté. Sur l'escalier de service de chez Gorgio, il s'allonge et fait mine d'être mort. Il y est. Le plan commence maintenant. Situé au tournant de l'escalier, Gorgio le verrait au dernier moment… Le temps passe… La vie toute entière d'un homme sèche dans le creux de ses cicatrices. Sur la commissure de ses paupières, des gouttes flirtent. Il est sous une charmante couette mortuaire, le dos ciselé par le métal, qui soudainement donne ses échos. Sept heures.

— Et merde. Encore un connard qui vient crever là où 'faut pas…

Capio réunit toutes ses forces pour demeurer encore parfaitement immobile. Son esprit est en équilibre sur un fil coupant, défiguré par l'effort du statisme... L'ombre s'approche, il peut la sentir…

— Mais… C'est l'autre pédale d'hier…

Un violent, un très violent coup de pied dans les couilles. Toute la force des diables placée dans un seul et même talon. Gorgio tombe en arrière, percute la rambarde de plein fouet. L'Ernesia roule plus bas, Capio bondit, attrape le poignet de sa victime, le tort. Gorgio gémit comme une pucelle. Il attrape rapidement son Bubombe et s'écarte.

— Ecoute-moi, si tu gueules encore, j't'arrache les yeux !

— Tu vas crever, sal'con ! L'hélicoptère arrive dans cinq minutes !

— On peut sortir ensemble d'ici, tu m'entends ?

— Tu penses que j'vais t'croire ? Tu m'veux quoi ? Sale pédé !

— Ton aide…

— Ah ! Ahahah !

— Je peux tuer Le Divin…

— Et après ? ET APRES ?

— La révolution !

— Misérable petit… con… C'est impossible.

— Fais-moi confiance… Je t'en supplie… Ne m'oblige pas à te tuer maintenant…

— Tu veux sortir d'ici, tu fais tes sept-cents points… ! Il n'y a pas d'autres alternatives…

— Gorgio…

Son visage ruisselle d'une haine féroce. Soudain, le bruit sourd de l'hélicoptère agite l'air moite. Il n'a plus beaucoup de temps. Ses pupilles pulsent, son cœur bat à toute allure.

— Je t'en prie, Gorgio. Nous nous échapperons ensemble.

— Quoi ? Tu veux abattre l'hélico'… ?

— Fait descendre un tonneau de provision et cache-moi dedans… !

— … Et une fois dans l'bar ?!

— Nous n'avons pas l'temps. Vite, monte, je fais le mort ici.

Gorgio se relève, jauge l'allure de notre héros.

— Je te rendrais ton Bubombe après…

— T'es une tête, toi, hein … ?

— Monte… Maintenant…

— Et mon Ernesia… ? Si j'l'ai pas sur moi, ces mecs vont trouver ça louche. 'faut qu'j'aille le ramasser…

— Je n'peux pas te laisser le récupérer. Tu diras qu'tu l'as oublié… !

— Impossible, les gardes me le donnent sur le pied de la porte…

— Ferme-la et monte !!

Capio pousse le barman dans la montée et lui demande de faire comme si de rien n'était. Il s'allonge de nouveau sans lâcher du regard le vieux débris qui monte à reculons. Il est en haut, en hors-champs… Sous la tournoyante chaleur des uniformes, il attend maintenant que l'appareil atterrisse. Couvert par le bruit assourdissant des hélices, il s'approche du pilote, lui souffle quelque chose dans l'oreille. Le pilote s'agite, demande à ses pairs de le suivre. Ils sont en position… Il n'y a personne…

— Qu'est-ce que tu racontes Gorgio ? ‘y a personne ici !

— J'vous dit ! Il était là ! Il m'a agressé ici !

— Où est ton arme ?!

— Putain d'merde…

Capio, de retour dans sa planque, observe le théâtre qui prend forme. Les types de l'armée et Gorgio s‘agitent devant le bar, s'excitent. Un soudain coup de feu se joint à la musique de Blanche-Acid. Toutes les minutes, des coups de feu retentissent dans la jungle comme des cliquetis de piano… Jour après jour, des vies se perdent... Mais cette vie, cette note qui tombe est peut-être la première d'un nouveau requiem… C'est le corps du vieux Gorgio qui, au ralenti, s'écrase sur le sol. Un cratère, au milieu du front. Une réponse à la traîtrise des siens, ce que fidélité du faux recouvre... Toutes ces années pour finalement mourir d'un rapide coup de revolver… Les gardes s'extirpent, Le Divin ramène sa graisse… Ils regardent éberlués le cadavre.

— Pourquoi l'avoir refroidit ? gueule Le Divin.

— Cette petite merde qui vous sert de barman a perdu son arme et son Bubombe !

— Quoi ?

— Il disait s'être fait agressé et manipulé par un certain Capio !

— Capio ? Il lui a volé le Bubombe ?

— Et l'Ernesia…

— Peu importe, l'Ernesia… Mais le Bubombe… Bordel !?

— Il suffit de le localiser et de mobiliser nos armées…

— Montons…

Le Divin empoigne ses forces, s'essouffle. Les deux envoyés de l'armée tombent derrière son bureau, chancelants. L‘écran s'allume sur les soixante-dix mille kilomètres carrés de sa prison. Des dizaines de milliers de détenus, des points rouges qui s'étripent. Le Divin zoom sur le périmètre entourant son fief, les yeux égarés entre les lignes.

— Je ne le vois pas…

— Il faut le retrouver… A tout prix. C'est mieux pour toi…

— Qu'est-ce que j'y peux ? Ce mec a bossé sur ces gadgets… Il est dangereux !

— Le Divin, méfie-toi…

— Quoi ?

— Les spectateurs raffoleraient de te voir à terre !

— Moi ? J'uis leur préféré ! N'dîtes pas d'connerie ! C'pauvre con n'ira pas loin avec son Bubombe !

— Il peut détruire n'importe quel montromètre…

— Et ? Il n'a qu'un Papillon-D… C't'imbécile a un Papillon-D… Ahaha ! Quant à l'Ernesia, il ne peut pas l'utiliser… Il était attribué à Gorgio ! Gorgio ! Vous comprenez, bande d'amateurs ? Il ne peut pas accumuler de points !

— S'il arrive à vous dérober un Bubombe aussi facilement, qui sait ce qu'il peut faire ?

— …

Le mouchoir en tissu est noué autour du montromètre de Capio. Il neutralise et éjecte les particules électromagnétiques. Ce long pansement enlacé sur son âme l'abrite des regards satellites. Dire qu'il est une pierre de l'édifice qui aujourd'hui l'observe d'ses millions d'yeux… Qu'en participant à la conception de ces armes, cette peine, il a engendré la folie du monde... La mise à mort publique retransmise sur les téléviseurs... Cette balle qu'il a placée entre les yeux de la justice allait dans l'ordre de cette sauvagerie. On l'avait accusé de farfouiller trop près de la chimie, de faire preuve d'un zèle suspect… L'excuse d'un vol qu'il n'avait jamais commis avait été exposée au grand jour. La vérité est que Capio devait être écarté une fois la conception des armes terminées. En 2200, la mort avait pris une tournure tellement banale qu'on pouvait envoyer les binoclards à Blanche-Acid sur un malentendu, histoire qu'ils puissent eux-aussi s'amuser avec leurs joujoux... Une décision qui avait réduit le crane du juge à l'état de bouillie. La police n'avait pu reconnaître son visage tant il s'était fait éparpiller par lames et marteaux, tant les mains incontrôlables de Capio avaient déchiré jusqu'à l'os la parfaite gueule de la justice. Rué de coups, dévisagé par les matraques, on réserva en guise d'exemple un sort sévère à Capio. Avant qu'on ne l'envoie dans la faune, il serait enfermé vingt ans au mitard. Durant ces vingt longues et interminables années, Capio tourna en rond dans une cellule de dix mètres carrés. Seul contact, le froid acier des murs, un rachitique rayon lumineux, et... l'attente… Une épineuse torture pleine de bouillasses… Il ne retient de cette époque qu'une accumulation d'chiffres, d'calculs fous… Que des données… D'l'amour poudreux… Des crosses fantômes… Tant d'pétarades imaginaires… Des génocides tout à fait géniaux…! Toutes ces années durant, avant qu'on ne lui colle le montromètre, il avait tourné, retourné la solution qui s'offrirait à lui quand il serait avec les autres. Il savait qu'en couplant le Bubombe avec le Papillon-D il pourrait engranger un nombre de point considérable...

Les heures qui suivent le départ d'un escadron des forces de l'armée, Capio s'installe  dans une niche au-dessus de l'entrée intérieure d'un bâtiment. Il avait préparé cette planque de souris donnant sur l'extérieur pour la grande fête, la très grande fête qui allait faire remuer ses points jusqu'au pinacle. Couché, immobile et silencieux, il attend sa première victime… Un quatre-vingt points… Il lui envoie à son insu les quatre-vingt-dix-sept points qu'il possède. Le passant monte subitement à cent-soixante-dix-sept.

— C'est quoi ça ?! s'écrit-il d'un sourire.

La seconde qui suit, son montromètre explose. Le transfert des points est alors annulé et renvoyé à l'expéditeur. La taupe enfouie. Sauf que les points appartenant au malheureux sont également embarqués dans le torrent électromagnétique. Un temps de latence entre l'attribution et l'enregistrement interne des points existait. Si le montromètre explosait durant les courtes secondes couvrant cette latence, alors l'action du Papillon-D s'annulait. Sauf que le programme du montromètre adverse n'avait pas le temps de calculer la différence entre la somme des points acquis et initiaux. Par défaut, il renvoyait alors la totalité des points à l'expéditeur… cent-soixante-dix-sept.

Capio respire d'une longue satisfaction alors que sa victime, égarée, s'écroule en gesticulant.

— PUTAIN, MON MONTROMÈTRE ! PUTAIN, MAIS QU'EST-CE QUI S'EST PASSÉ ?

Jusqu'alors, il avait peur que ce défaut de conception élaboré par ses soins n'ait été durant ses années passées au mitard découvert par un autre scientifique. Mais ce n'était pas le cas… Son équipe entière avait été envoyée à Blanche-Acid… Et ils étaient les meilleurs scientifiques du monde...

— Monsieur !

— Quoi ? Faîtes vite…

— Je crois que Capio a fait des siennes…

— Expliquez-vous !

— Il y a en bas des condamnés qui se plaignent d'avoir vus leur montromètre exploser sans raison…

— Exterminez-les tous !

— Quoi ?

— Vous n'avez pas compris ?! Faîtes les sortir du bar et ouvrez le feu ! Butez ces enculés !

— Mais… ce serait un scandale ! Boul-Dauzer est dans le lot… Jo-Niss aussi est là !

— Jo-Niss ? Le six-cent-cinquante… ?

— Oui… Il a de nombreux fans sur internet…

— BORDEL DE MERDE !

Le Divin écorche son bureau d'un violent coup de poing, se lève, allume une clope.

— A quoi joue-t-il ? Cet enculé ? A quoi ?! Où est-il, bordel ?!

— On n'le détectera jamais sur les radars… On a vérifié trente fois… Rien à faire…

— La télévision fait ses éloges… « La souris verte » de Blanche-Acid qu'ils l'appellent… Nom d'dieu ! On ne sait même pas où il est et combien de points il a…

— Quels sont vos ordres ?

— …

Le Divin se rassoit, attrape une poignée de cacahuètes dans l'espoir d'y dénicher une brève réponse… Il penche sa tête, s'égare dans le plafond. Quand ses yeux retombent, le garde est allongé par terre. Don Capio se tient en contre-plongée.

— CAPIO ?

— Divin…

— Bordel… ! Merde ! Je n'ai rien entendu… !

— Vous savez ce qui se passe quand on atteint les neuf-mille-deux-cent-vingt-deux points, Divin ?

— …

Un bruit assourdissant se fait entendre au rez-de-chaussée. Une émeute semble avoir pris forme.

— A neuf-mille points, score impossible à atteindre, on acquiert ce bouclier un peu… spécial… Vous voyez… Il me suffit de vous toucher pour vous tuer dans l'instant… Ma peau est couverte d'une fine et invisible écaille pleine de miasmes… Du venin… Bouclier niveau trois… Niveau suprême…

— Mais tu n'as toujours pas d'arme !

Le Divin bascule son fauteuil roulant à hauteur d'une commode… Il en sort un Ernesia… Il tire à tout va sur Capio… Les projectiles ricochent…

— Fils de pute !

— J'aurais mis un bout de temps pour affiner cette beauté… Dire que cette fonction se trouve dans le cœur des montromètres de chacun… Et que je suis le seul à le savoir. Ironique, non ?

— Comment as-tu fait pour monter aussi haut ? Aussi vite ?

— Faut demander aux papillons…

— Éloigne-toi de moi… GARDE !

Capio attrape le cou grassouillet du Divin. Celui-ci se paralyse, les veines de son visage explosent tristement, lentement. Sa mâchoire se dévisse. Plus Capio lui sert la gorge, plus le venin s'étend dans les artères du Divin. Ses yeux tombent, se répandent en larme… Le hurlement est gras, atroce, gargouillé… Rouge ! Partout un vert ortie s'échappe des pores, se mélange au sang. Il serre encore plus fort… La peau s'écartèle… Il arrache la jugulaire d'un geste vif. Le Divin gémit comme une larve dans sa marre. Dans son gras.

— Crève...

Capio redescend couvert de sang. Les gardes ont abattu tout le monde. A sa vue, ils ouvrent le feu. Mais rien ne l'atteint.

— CALMEZ-VOUS. JE SUIS VOTRE NOUVEAU PATRON !

— Quoi ?

— Je suis votre nouveau divin, qu'est-ce que vous attendez, débarrassez-moi  ces corps ! En vitesse !

 — Impossible…

— Vous trouverez son cadavre en haut…

Capio sort du bar, la tête levée vers l'infini. Des caméras le fixent. Il est retransmis sur toutes les chaînes nationales. Le chiffre 9222 luit au-dessus de lui.

— Et vous, tout voyeur que vous êtes… Sachez que le roi de Blanche-Acid, maintenant, c'est moi… ! C'est moi qui fait la loi… Parce que c'est comme ça… La loi du plus fort, crie-t-il. Je suis invincible, vous m'entendez ? Je ne sortirais pas d'ici… ! Pourquoi retournerais-je dehors, près de vous ?... Éclatez-vous devant ce spectacle… Admirez-moi… Je suis au-dessus de neuf-mille !