Blood evening

Jade Dorcier

   Le vent hurlait balayant les flocons qui envahissaient le ciel. Le monde entier semblait être enseveli sous la neige. Le blizzard se levait, hurlant sa rancoeur et dévorant de ses millions de crocs acérés les malheureux qui se trouvaient sur son passage. Autour de moi, la neige se teintait de rouge, formant d'étranges symboles que personne ne pouvait comprendre. J'étais allongée face contre terre sur ce manteau immaculé, une flaque de sang s'étirant tout autour de mon corps. J'avais froid, terriblement froid, si froid que je ne ressentais plus la douleur provenant du trou béant dans mon ventre, ni celle des innombrables déchirures qui lacéraient ma chaire. L'épuisement me gagnait me donnant l'impression d'être allongée sur un lit de plumes.

   Je sentis quelqu'un s'accroupir derrière moi et me caresser doucement les cheveux. "C'est impossible, pensai-je, personne ne s'aventurerait dehors par cette tempête." Je ne pouvais pas voir le visage de la personne qui venait d'arriver mais sa présence me semblait à la fois irréelle et rassurante, comme si je venais de retrouver un ami perdu depuis longtemps. Une douce chaleur envahit ma poitrine et je fermai les yeux, m'autorisant à me perdre dans les bras de cet inconnu si familier.


   Le vent se levait et la neige tombait plus drue qu'auparavant. La tempête arrivait, il fallait faire vite. L'immense place qui nous servait de point de rendez-vous était juchée de décombres. Toute la ville avait été détruite, livrée aux flammes, et tous les habitants avaient été tués. Sans exception. Au centre de la place se dressait une montagne de débris sur laquelle trônait fièrement le responsable de ce massacre, un sourire cruel aux lèvres. Ses sbires l'entouraient, l'arme au poing, ivres du sang fraîchement répandu.Aux pieds de leur roi tortionnaire gisait le corps d'une jeune fille d'à peine vingt ans. Son corps désarticulé avait été labouré à coups de couteaux. Un frisson d'horreur et de rage me parcourut l'échine, très vite remplacé par une angoisse qui me dévorait les entrailles: ce n'était pas elle, la victime lui ressemblait mais ce n'était pas Maria. Où pouvait-elle bien être? Qu'est-ce que ces types lui avaient fait?

"Tu es donc venu, lança le brigand en agrandissant son sourire. Je ne pensais pas qu'un monstre tel que toi se donnerait la peine pour...

- Où est-elle?"

   Le silence se fit sur la place. Le brigand me fixa un instant en s'enfonçant dans son siège de pierre. Il n'avait pas apprécié que je lui coupe la parole mais il hésitait à m'attaquer tout de suite. Il ne voulait pas que je meure trop rapidement, il voulait tout d'abord se délecter de ma rage et de ma souffrance. Il me prenait pour une fourmi sous sa botte sans savoir qu'en réalité c'était l'inverse. 

"Et bien vois-tu, pour une fois j'ai fais preuve de générosité, me répondit-il, alors je l'ai libérée."

   Aux ricanements de ses sous-fifres je compris que ce n'était pas une bonne nouvelle. Je me tournai vers mon second:

"Pobe.

- Oui capitaine."

   Pobe était un ami de longue date en qui j'avais entièrement confiance et un pisteur hors-pair. J'osais espérer qu'il saurait retrouver Maria et la ramener en lieu sûr avant que les éléments ne nous en empêche.

   De nouveau le silence. La tension était palpable mais il y avait autre chose. "La peur. Maintenant que Pobe est parti à la recherche de Maria, plus rien ne m'empêche de les tuer." Ils avaient fait une grave erreur en ayant voulu me prendre pour un imbécile et ils allaient en payer les frais. Les paroles de Maria me revinrent en mémoire: "Tu n'as pas besoin de faire couler un bain de sang pour gagner une bataille. En tuant la bonne personne de la manière adéquate, tu peux mettre fin à cent ans de guerre." De telles paroles sortant de la bouche d'une gamine n'auraient pas manqué de choquer un honnête citoyen mais elles m'avaient permis de me sauver la mise plus d'une fois. Je ne pouvais pas juger si le type qui se tenait devant moi méritait de mourir ou pas, mais il était hors de question que je le laisse partir vivant.

"Il te reste un minimum d'honneur pour m'affronter en combat singulier ou tu préfères envoyer tes sbires en première ligne?"

   Cette question réthorique ne lui laissait pas le choix: s'il refusait de me combattre seul à seul il montrerait sa lâcheté et ma supériorité à ses hommes qui n'hésiteraient pas une seconde à détaler plutôt que de se faire tailler en pièces. Dans les deux cas il allait être le seul à mourir, seul changeait le souvenir que les témoins garderaient de lui. Il savait qu'il était condamné mais il préféra ignorer cette certitude pour se raccrocher à la faible illusion de pouvoir me vaincre.

"Je te tuerai d'une seule main, répondit-il."

  Je ne pus m'empêcher de sourire face à cette déclaration pittoresque. Il allait très vite déchanter.

   Le bandit se leva et descendit de la pile de décombres en dégainant une immense épée de son dos. Cet homme était un véritable géant: il faisait presque deux fois ma taille et ses épaules étaient trois fois plus larges que les miennes. Malgré sa stature écrasante, je n'avais aucun doute sur l'issue du combat: j'allais le massacrer. Il se campa devant moi, son éternel sourire destructeur aux lèvres:

"Tu ne sors pas ton sabre? Ou alors peut-être que tu es en train de faire tes dernières prières?

- Je n'ai pas besoin de dégainer pour toi, rétorquai-je d'un ton méprisant."

   Il se rua alors sur moi, son arme brandie au-dessus de sa tête, son visage déformé par la fureur. D'un bond je me plaçai derrière lui et plongeai ma main dans son dos. Elle traversa les muscles et les os comme l'aurait fait un fantôme jusqu'à ce qu'elle saisisse le coeur. Le colosse stoppa net, conscient que la partie était finie avant même d'avoir vraiment commencée. Je sentais son pouls s'emballer sous mes doigts, son coeur se contractant de plus en plus vite sous l'effet de la terreur. Je chérissais ces moments de pleine puissance où la vie d'autrui tenait littéralement dans le creux de ma main, sachant pertinemment qu'un jour la situation s'inverserait. "C'est la voie que j'ai choisie, me répétais-je inlassablement. Quand l'heure de mon jugement sera arrivée je serai prêt et je n'aurai aucun regret."

"Ne t'inquiète pas, chuchotai-je au géant devenu aussi impuissant qu'un nouveau-né, tu auras droit à ta revanche quand nous nous reverrons en enfer."

   Je repliai mes doigts et senti l'organe exploser sous la pression. Le colosse cracha quelques gerbes de sang et s'écroula au sol. Des gargouillis lugubres remontèrent de sa gorge et il mourut dans un dernier râle. Je relevai la tête et constatai que les hommes qui restaient fixaient ma main ensanglantée, paralysés par la peur et l'incrédulité. Je les jaugeai un moment et déclarai: "Allez vous-en, mais n'oubliez pas ce que je fait à ceux qui essaient de s'en prendre à moi ou à mes hommes." Ils s'enfuirent à toutes jambes, leur silhouette bientôt absorbées par le blizzard.

   Le vent avait doublé de puissance et la neige fouettait mon visage avec une rare violence. Je ne pouvais plus rien faire à part me mettre à l'abris. Rester dans l'attente était une torture que je ne pouvais pas supporter. Je restai un moment à fixer les alentours comme si cela pouvait mettre fin à mon tourment. "Ramène-la moi Pobe. Ramène-la moi vivante je t'en supplie." Je tournai les talons à contre-coeur pour retrouver mes hommes qui m'attendaient au refuge. Je ne jetai même pas un dernier coup d'oeil au cadavre du colosse qui allait finir dévoré par les corbeaux dès que la neige aurait fondue.

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