Bloody Feather / Chapitre 6: Poe
Caïn Bates
Une sirène me sors de ma transe. Je suis assis à mon bureau, la plume grise cendrée à la main glissant méthodiquement sur une page presque entièrement remplie. Dans le miroir, je vois le gyrophare s'éloigner dans une rue voisine, laissant regagner l'obscurité dans la pièce. Je pose délicatement la plume sur le réceptacle et regroupe les pages éparpillées sur le bureau avant de les classer. Chaque page arbore un petit numéro dans un coin et le hasard me les fait ramasser presque dans l'ordre. En me concentrant, je commence ma lecture dans la pénombre en m'adossant à mon siège, la tête retenue par ma main gauche.
Il me suffit juste d'une demi heure pour lire la douzaine de pages que j'ai rédigées sans même le savoir. C'était l'histoire d'un jeune employé qui menait une vie tranquille avec une amie dans un quartier plutôt calme. Un jour, alors qu'il est accompagné de la fille de ses voisins, il est témoin d'un accident mortel commis par un chauffard qu'il maudissait après l'avoir évité de justesse, devant une école, écrasant des enfants sur sa route. Il décide alors d'emmener la petite sur son lieu de travail jusqu'à ce que ses parents viennent la chercher, mais ils n'arrivent pas et il prends son après midi pour s'occuper d'elle. Son père la récupère quelques heures plus tard, juste après que l'enfant ait raconté au héros qu'elle était parfois battue et qu'elle cachait les bijoux de sa défunte mère pour en garder un souvenir. En la laissant partir, il s'énerve secrètement contre le père tout en fermant la porte puis s'aperçoit que la boîte à bijoux de la gamine est restée sur sa table. Il la garde de côté pour lui rendre le lendemain mais, au cours de la nuit, un incendie ravage la maison de son voisin, le tuant dans son sommeil en compagnie de sa nouvelle compagne. La petite s'était réfugiée dans le jardin en pleurant. Il l'amène à l'ambulance et, suite à un malentendu, se fait interpellé pour vol de bijoux, incendie et meurtres. L'histoire s'arrête subitement quelques mois plus tard en unité psychiatrique dans laquelle se déroule des événements mystérieux impliquant notre protagoniste et une dénommée Marie.
Je ne sais pas ce qui est le plus étrange, que j'ai enfin pût écrire quelque chose de cohérent ou que le texte est toujours là, colorant les pages de son encre noire et épaisse. Je place les feuilles dans un dossier puis le referme en caressant lentement la couverture. À cet instant, je remarque une imperfection au creux de ma main. Une cicatrice en forme de A y est apparue sans que je ne m'en rende compte. C'est en allumant la lumière que mes craintes se confirment, ce n'est pas une simple cicatrice, on m'a recousu la main. Je prends le dossier pour le ranger dans mon tiroir verrouillé et en le posant, je sens une main me caresser le bras de haut en bas. Le geste n'est pas agressif, on dirait plus un signe de tendresse jusqu'à ce que les doigts s'arrêtent sur la cicatrice. La douleur est telle que je tombe à la renverse en protégeant la blessure avec mon autre main.
À l'extérieur, un croassement se fait entendre suivi quelques secondes plus tard de coups de bec sur la vitre. Poe est donc revenu après tout. Lui qui part pendant de longues journées avant de remontrer le bout de son bec usé, aujourd'hui il revient après seulement quelques heures d'absence. Je voudrais le faire entrer mais ma raison m'en empêche, plus aucun être vivant ne doit entrer dans cet appartement. Il me fixe de ses yeux noirs pendant encore quelques secondes avant de refaire cogner la vitre. J'ouvre la fenêtre, comme hypnotisé et caresse ses plumes couleurs nuits. Il s'envole subitement vers son nid avant de faire tomber une boîte d'allumettes vides à mes pieds et de s'envoler vers l'horizon, se mêlant à la noirceur de la nuit. Deuxième présent étrange de la journée livré par ce messager du crépuscule. Je referme le tiroir sans me rendre compte que la couverture est tachée par quelques gouttes de sang, dépose la boîte sur le bureau et reverrouille tout derrière moi. La lumière de ma chambre fonctionne à nouveau. Cette journée de malheur va enfin se terminer.