Bob la Touffe - Mes humanités

Rodolphe Gayrard

Bob la Touffe, comédien concierge, poète et barman, homosexuel communiste les soirs de relâche, raconte des bouts de sa vie tumultueuse.

Mes humanités " Bob la Touffe, Comédien, concierge, poète et barman, homosexuel communiste, les soirs de relâche..".

 - Nom de dieu de mortadelle, il est encore là... il est toujours là... Bonsoir, m'sieurs dames... pardonnez-moi mais ça fait des semaines qu'il est collé à sa fenêtre, à m'espionner... Il me harcèle, il me surveille... C'est comme une idée fixe... Un clou dans ma chaussure. J'arrive plus à travailler... je suis toujours le nez en l'air... il me prive de mon air, de mon espace... De le voir perpétuellement à sa fenêtre, c'est comme un mauvais nuage qui passe jamais, qu'aucun vent ne peut déloger... ça me rend claustrophobe ! Et puis j'ai pas que ça à foutre... je dois servir les clients, moi... Au fait, je ne me suis pas présenté. Bob la Touffe... Comédien concierge poète et barman...et homosexuel communiste...les soirs de relâche. Bienvenus dans mon bar... Qui n'est plus ce qu'il était, faut bien le reconnaître ! Il a perdu de son lustre... Ma vitrine est sale et je porte le même costume depuis... A la vérité, je n'ai pas su suivre le monde dans sa course... Je crois que je ne voulais pas courir !

- Scène 01 -

Alors, qu'est ce qui peut bien l'intéresser chez moi...? L'essentiel de ce qui peut se passer ici, s'est déjà passé...On vient toujours chez moi saouler sa misère et vider sa vie, mais rien de ce qui se dit ici ne ferait trembler la république... Ah ! Il y a quelques années, il en aurait eu à raconter... Derrière ces volets, se tramaient quelques fois des choses pas tout à fait catholiques... Des drames se sont noués ici, la sciure plus souvent qu'à son tour fut répandue, pour boire le sang. Autrefois, chez moi on croisait plus souvent Cartouche et Mandrin que poivrots et sucreurs de fraises... On y trouvait le haut du panier de crabes, la crème des mauvaises gens... Le rade de Bob la Touffe était un haut lieu de la malfaisance... Mais attention, pas un de ces gourbis mal famés remplis de petites frappes, sans foi ni loi ni honneur... Je ne recevais pas chez moi les pilleurs de troncs et les gourdineurs de grand-mères...Dehors la racaille ! Non ! C'était du temps des princes de la truande... qui ne volaient que dans les plumes des notables trop gras... qui ne délestaient que les bourses repues et les coffres bouffis... des montes en l'air, des artistes, des virtuoses... - J'avais aussi des poètes, anarchistes comme il se doit, des escrocs de haute voltige, des âmes sensibles à la forte gueule, peu amène avec les flics mais qui tiraient leur chapeau devant les dames... C'était la cour des miracles qui défilait chez moi, avec son roi de thune, parlant fort et gras, mais qui payait son breuvage rubis sur l'ongle... Quelques fois avec de l'argent pas très frais, soit, mais toujours poliment... Ici, l'on buvait et l'on s'enivrait de narguilés parfumés aux herbes africaines, ici la philosophie portait le front haut et la capeline noire des âmes en cavale... Mais jamais, nul mouchard ne pu pénétrer cette enceinte, jamais nulle brebis galeuse ne vint véroler l'air déjà vicié de cette alcôve... J'aimais ces soirées interminables où l'on tirait les volets et où les histoires de cambrioles se racontaient en vers et en liqueurs. Le bruit incessant des verres qui tintent me grisait d'une joie d'enfant. Ça et là, des petits groupes se formaient et mille histoires, réelles ou inventées, jaillissaient des esprits échauffés... quelques unes étaient fameuses...

- Scène 02 -

Tiens, celle-ci... C'était un nommé Le Bret qui la conta, un de ces soirs là... Bien sûr, nous étions ivres et bruyants... il lui fallut taper trois grands coups sur le comptoir, de sa main ouverte, pour que le silence se fasse : "Silence, volaille de merde... Écoutez voir mon aventure, survenue ce tantôt dans le beau quartier des soies... J'étais en peine depuis huit jours ! Mon estomac, aussi creux que ma bourse, criait sa misère et privait de force ces muscles et ce sang... il me fallait me refaire... C'est alors, que le destin facétieux ou la fatalité me joua ce tour... Un des mes amis que je croisais, semeur de son état, chômeur pour son malheur et crève la faim à toutes les heures, me dit ceci : - "Le Bret, je connais une maison d'où regorge le pain et la venaison... si tu veux m'en croire, pour toi qui possède le langage des serrures, tu y trouveras de quoi soulager nos panses faméliques et puisque c'est moi qui te l'indique, tu partageras avec moi les fruits de l'aventure...!" J'acceptais le marché. Mon ami me conduisit alors au pied de la riche demeure et prit place dans un bosquet pour y faire le guet. J'eus tôt fait de franchir les barrières et me retrouvais sans délais à l'intérieur de la chaumière. Ceux qui sont ici, si raison ont encore, savent que Le Bret, jamais ne recula devant un coffre-fort et que si je tardais ce jour là à percer celui-là, c'est que malgré moi quelque chose ralentissait mon pas... Ce quelque chose, je le vis bientôt, en haut de l'escalier assombri, tousser petitement, dans une nuisette ternie. Oh ! Je sais ce que vous pensez... La maîtresse de maison fait son apparition et voilà que l'histoire prend un tour polisson... Que nenni, cochons puants ! La maîtresse de maison je vis, soit, mais au lieu d'une accorte bourgeoise ce fut une ancêtre agonisante qui me déclara du haut des marches de l'escalier : - "Monsieur, je suis malade et abandonnée. Ma maison est vide de trésors et je ne possède rien que ce méchant flux de poitrine qui me tue. Prenez ce que vous trouverez mais ayez soin, je vous le demande, de fermer bien la porte en partant, l'air est mauvais pour ma toux." - La diablesse, d'une maigreur atroce, si pire que la mienne, me fit grande pitié. Je ne dérobais rien et sortais aussi pauvre qu'en entrant. Oui, bleusaille ! Le Bret repartit les mains vides ! Et votre indignation grasse n'a d'égale que celle de mon ami, accouru de sa cachette pour partager mon butin. Celui-ci bien sûr, ne comprit rien à mon aventure et je résolus de ne point l'éclairer sur la suite. - Et la suite la voici... Depuis, je me rends chaque jour chez l'honorable poitrinaire pour lui porter quelque nourriture, qu'elle mange avec gratitude... Et je suis assez fier des progrès que sa santé connaît. Voilà, mes amis mécréants, ce que je remportai ce jour là, voilà le butin de mon aventure..."  Et durant deux années pleines, mon ami Le Bret se rendit chaque jour chez la vieille pour lui porter secours. Il la nourrissait sur sa propre pitance, lui qui manquait de tout. Il se mit même au travail pour honorer sa promesse. Las, la châtelaine mourut tout de même un jour. Non plus de faim, mais de vieillesse, tout naturellement... "Le jour où que j'ai rencontré la vieille, disait-il, j'ai gagné ma petite noblesse..." Ce qui pour un homme du grand ruisseau est doublement remarquable !

- Scène 03 -

C'est comme cela qu'on parlait chez Bob la Touffe, comédien concierge, poète et barman, homosexuel communiste les soirs de relâche...Voilà ce que l'on pouvait entendre chez moi, au milieu de ce ramassis de parias...  Tiens, voilà encore un truc qu'on entendait ici... C'était mon entrée en matière, un de mes numéros, ma préface quoi... - Voyons voir comment que ça se tournait...

Vous êtes au comptoir du bar du café du bistrot du coin... d'en face

Où qu'y a un serveur de garçon de barman de loufiat... grande classe

Chez qui donc ? Chez Bob...la Touffe !

Un bon débit de boisson de breuvages brevetés... de la vinasse

Y a de l'alcool de liqueur d'eau de vie d'vitriol... mais ça passe

Mais chez qui donc ? Chez Bob...la Touffe !

Venez, chez Bob la Touffe...

Il est comédien, concierge poète et barman, homosexuel communiste

Les soirs de relâche

Il vous donnera un verre de gobelet de chopine de canon de tournée de hanap

Une coupe de Grenache

Si par la grâce, c'est ici que vos fesses cessent leur danse et savourent céans

Les offices sincères de qui donc...? de Bob La Touffe, votre serviteur...!

Je servais ça à chacun de mes nouveaux clients, pour commencer... et puis après on le chantait tous ensemble, pour les nouveaux... Comme un hymne de bienvenue, quoi ! Alors, que croit-il attraper aujourd'hui l'autre là haut, mouche à merde d'un monde amnésique... Tiens, je bois un coup, à ta santé Le Bret... Tu n'étais pas un coyote...  Ô, impitoyable instrument de torture que la mémoire... qui souffle le vent de la tristesse sur les portraits poussiéreux de ceux que l'on a aimé, ou simplement connu... Toi, Le Bret et vous les autres, comme vous me manquez... comme mon esprit est empli de ces vies que je n'ai fait que croiser... Et vous qui m'avez aimé... Car mon cœur porte les traces profondes de votre disparition. Où êtes vous donc ? Est ce cela la récompense de celui qui vit ? Seul, à voir partir les autres... réclamer la mort comme on exige sa terre... Oui, la solitude... Car je suis seul... Oui, je suis bien seul... - Bien sûr, il y a... mes clients... qui viennent boire... mais ils ne savent plus boire... Non, ils ne savent pas... Malgré toutes leurs manières, ils ne savent pas... Car ce n'est pas l'aristocrate qui fait le buveur …C'est le buveur qui fait l'aristocrate … La picole n'est pas affaire de grande famille. - On peut très bien boire un très joli verre de gros rouge avec un clochard de qualité et avaler un mauvais champagne en compagnie d'un con en smoking. J'ai des souvenirs de verres sales qui m'ont valu des soirées que je souhaite à tous les hommes de ma trempe. Les autres n'ont qu'à se soûler comme ils baisent leurs femmes, cul sec ! L'alcool c'est une page de nous qu'on met dans chaque bouteille qu'on boit… Alors, il faut soigner le style ! Le style...

-Scène 4 -

Là ! Ma mémoire encore me réveille et me ramène un souvenir. Encore un que mon espion, là-haut, ne peut connaître... Car sa fenêtre n'existait pas encore que déjà, ici, l'on chantait cette prose. Je vous la dis... Ça s'appelle Quelques vers de liqueur à six sous !

Je suis sans le sou.

Plus sincèrement, je n'en ai que six.

Seulement six sous, c'est pas assez !

Ha ! quel souci d'avoir six sous !

Six sous pour siroter, ça suffit pas !

Alors je me soûle avec ces sous,

Mais je ne suis qu'un peu soûl !

Parce que six sous pour se soûler,

C'est sans compter sur ma sécheresse.

Ha ! j'aurais cent sous, ça s'rait sensass !

J'pourrais en siffler tout mon soûl,

Et j'oublierais tous mes soucis !

Mais la cirrhose me sauterait d'ssus,

Je basculerais dans le fossé,

Je glisserais dans les sous-sols,

Alors, c'est sur, j'me suiciderais.

Je serais soûl et décédé,

Assassiné aux spiritueux.

Mais ce ne sont là que des sornettes,

Le soliloque d'un boit-sans-soif,

D'un supplicié à l'abstinence,

Qui n'a qu'six sous dans sa besace,

Trop paresseux pour sa pitance.

Et c'est ainsi que...

J'ai sabordé et puis pissé toute ma jeunesse.

L'ivresse est ma seule maîtresse.

Alors, six ou cent sous,

De toutes façons, c'est p a s l ' i s s u e .

Signé Archimède qui l'inventa un soir de grâce, d'un trait... après qu'il eut bu d'un premier trait la moitié d'une bouteille de Sancerre, de ma réserve personnelle. Archimède... va-nu-pieds métaphysique et vagabond par choix, pour emmerder le bon dieu qu'il disait... Archimède. Voilà du style ! Cette rengaine aussi devint vite fameuse dans mon troquet, et nous la reprenions en chœur, les soirs de vague à l'âme...

- Scène 05 -

Comprenez moi, je ne faisais pas que vendre de l'alcool et mes clients, mes amis, n'étaient pas que de simples consommateurs... Nous étions une confrérie... Une assemblée où vibraient nos âmes à l'unisson. Nos verres étaient des calices et notre vin, le sang d'une humanité au supplice... Chaque soir, la messe était dite, dans toutes les langues de la solitude... Au petit matin nous partions à confesse, chacun chez soi... dans un lit ou sous un pont. - Moi, je fermais mon rade, ivre de poésie et vaguement nauséeux comme si la nuit ne me pardonnait pas de l'avoir ignoré. Tout se disait chez moi, tout se racontait... Mais que comptes tu me voler, aujourd'hui...? Tu n'auras rien ! Et, à moins que tu ne saches fouiller ma tête pour en tirer le poème, déjà écrit, d'une vie qui a tout bu, tu seras toujours le même ignorant... Et les ignorants ... faut s'en méfier ! - Moi qui ne suis bon qu'à essuyer des verres jusqu'à les user, je ne suis pas un ignorant... les gens, m'ont apprit... les simples, sans éclats... Ceux que la désespérante et totale absence de bonheur a rendu patient et endurant. Tiens, pile comme les cafards ! C'est de ceux-là que je tire ma sève quotidienne, mes humanités... et de ma propre vie aussi... Enfin, quand je dis propre... Ce ne sont pas que vents frais et ondées parfumées qui ont soufflés sur ma vie. J'ai connu des temps poisseux, des heures marécageuses et des déserts vertigineux où les dunes de l'angoisse montaient jusqu'au ciel...! Oh, je ne me plains pas...tout ça m'a enseigné l'alpinisme... la recherche du grand air... Il n'y a que celui qui barbotte dans la merde qui désire changer de pâturage... Les autres, qui croupissent dans une eau toujours claire n'ont guère le désir d'ailleurs. C'est... mathématique... La fange n'existe que pour nous pousser au voyage...! Et Bob la Touffe, a beaucoup voyagé, avec ses souliers crottés ! Dans la fange... la boue... la merde... La soupe primaire, les sources de l'homme... Son seul point de départ avéré... Certains y retournent et s'y noient, d'autres n'y mettent que les pieds... Mais quand le jus noir vous a coulé dans la gorge, rien ne peut l'en retirer....et jamais l'on en revient...

- Scène 06 -

Natiocha, lui, s'y était noyé, corps et âme... Au départ, il était né mâle... Vaguement russe ou de là bas... Dans le quartier rouge d'une ville de garnison, près d'un fleuve pisseux ! Le roman de gare, quoi... Mais attendez voir la suite... Un endroit où que ça sent la morue, comme dans la chanson.... D'une famille modeste, comme on dit... Moi je dirais funeste. Son père, très tôt, le vendait aux bidasses désœuvrés qui l'enfilaient sur place... C'était pour mettre du beurre dans les épinards, qui disait le père... Un reptilien de la pire espèce... Vénal, vicelard, violent et par-dessus tout variqueux.... Ses jambes toute bleues pourrissaient lentement et le faisaient souffrir comme le petit jésus n'a pas souffert... ce qui le rendait toujours d'assez mauvais poil. Pour trois pauvres thunes, cette raclure d'homme filait son gamin dans les mains de ces soudards. Étourdi, saoulé à la vodka pour le rendre plus docile, Natiocha découvrait le monde... Ah ! nom de dieu, si c'est pas un vrai bain de fange, cette histoire, mesdames messieurs... Ça me donne envie de hurler. Sa mère, une affligée, condamnée résignée... recouverte du deuil des pieds à la tête... sa mère a finit par mourir...de honte. Natiocha grandit quand même. Difficilement, maigrement... à rebours. Mais il grandit.  Désormais librement. Car un jour, fou de rage et de révolte, Natiocha écrasa les varices de son fumier de père à grands coups de trique... Ça giclait de partout et le daron agonisant se vidait de son pu et de son sang. L'homme hurlait à terre, dans la fange, d'où il était sorti... et Natiocha frémit, car il en sortait aussi. Emancipé à la force du poignet, Natiocha était seul. Il se vendit lui-même encore une fois, à un industriel allemand qui faisait des affaires dans le coin et qui l'emmena avec lui... plus à l'ouest... là où la vie est moins dure et les hommes moins secs... Voyez comme la vie est salope... Natiocha garda de ses années de viol le goût des hommes. Les femmes lui paraissaient trop douces ! quand on a connu que la violence... Il passa quelques temps du côté de Nuremberg où il fit la pute pour des messieurs essoufflés, puis finit par arriver par chez nous... plus exactement par chez moi... Dans mon rade ! Je ne sais pas... j'attire les perdus... Chez Bob la Touffe, on sait chez qui on est, c'est déjà ça... Et j'ai vu arriver un être craquelé, à l'âme noire, volcanique... Une sorte de sauvage raffiné, désespéré et sale, dedans et dehors... Mais j'y ai cru... Oui, j'ai cru que je pouvais l'aider... Ah ! J'avais du boire un coup de trop ce soir là ! Non, mais qu'est ce qui m'a pris ? Natiocha avait le sang mauvais, charbonneux... Un enfant, ça doit pas trop souffrir... Faut faire attention... Sans ça, la calamine lui envahit le cœur ! Il travailla un temps chez moi... La journée il servait des bocks et la nuit il était travelo. L'avait un spectacle habillé... enfin costumé, quoi ! Et là, mesdames messieurs, Natiocha c'était plus la même chose... Envoûtant en costume de femme... Gracieux, léger, pénétrant, féminin et masculin si subtilement... Ses chansons étaient du feu pour des cœurs de beurre... Les hommes tremblaient devant lui et ne pouvaient le quitter... Moi-même, j'étais amoureux... faut le reconnaître ! Natiocha était flamboyant. Auguste, et si frêle... tellement désirable avec toutes ces cicatrices dedans... Il dansait comme un fumeur d'opium...au bord de la nausée. Il ondulait, il circonvolutait (ce mot n'existe pas : il vient de circonvolution)... Il revenait au matin, hâve, dans une amnésie profonde de lui-même... Il reprenait le boulot à l'heure du café et disparaissait dans le silence... Natiocha n'était rien pour Natiocha... Pour moi, il comptait...et il m'aurait été facile de profiter de la situation. Natiocha se couchait dans le lit de qui le lui demandait... - Chez moi, il avait son propre lit et ses draps ne m'ont jamais vus... S'il me l'avait demandé, j'dis pas ! J'en ai rêvé pendant tout le temps qu'il était là... et encore aujourd'hui... J'ai le souvenir ému du corps de Natiocha... il paraissait suave, tantôt sucré, tantôt poivré... un fruit que l'on aurait mangé sur l'arbre... J'aurais donné mon rade pour une nuit avec lui... Parfaitement, mon rade... et tout ce qui va avec. Bob la Touffe ne marchande pas... pas Natiocha ! Je me souviens avoir hésité souvent sur le pas de la porte de la salle de bain... l'âme tendue d'alléluia à requiem... tandis que Natiocha se déshabillait... déjà parfumé du bain qu'il allait prendre... Je me souviens serrer mon cœur tout près de moi parce qu'il allait sauter de ma poitrine... La nuit le souffle de Natiocha me parvenait jusque dans mon sommeil, comme une effluve opiacée... je le voyais, abandonné à la lune, sur sa paillasse bleue, la bouche ouverte et la main sur le cœur... Je n'osais le touchais et me calcinais, seul dans mon lit... évacuant à la main des cataractes d'amour... J'aimais le corps de Natiocha. Je n'aimais pas Natiocha... Aujourd'hui je le sais... On peut aimer un corps sans l'âme... mais ce sont des amours maudites... jamais rassasiées, jamais désaltérées... Bob la Touffe, votre serviteur, en a gueulé de rage plus souvent qu'à son tour... J'aurais tellement voulu qu'il me tende ses bras, une fois... Et puis un jour, Babel a perdu sa première pierre.... Un vice nouveau s'est collé sur la gorge de Natiocha, comme un tique furieux. L'ouest, lui avait offert la drogue... Il y trouvait un peu de repos et un semblant de joie factice... Comme tous les drogués, il fit les pires conneries. J'ai dû réparer. Quelques fois à coups de ramponneaux... J'ai la science de la châtaigne, le tarjon économique... Et puis j'ai des connaissances... quelques lames fameuses qui me sont redevables... Bref, la vie a continué un temps comme ça... Entre désespérance et frénésie... Natiocha gagnait un peu de pognon, pour sa poudre, dans son bar à gogo où qu'il dansait... ou autre... veux pas le savoir... je le logeais toujours... Ses bras, sa langue, ses chevilles portaient la marque du Dracula des temps modernes et je feignais de ne pas le voir. Je travaillais à mon rade et nous devenions, lentement, des étrangers... Lui, de toutes façons, l'avait toujours été... étranger... au monde entier. Un matin, tout pourri... Natiocha m'annonça son intention de changer de vie... Il voulait tout refaire... vous voyez ... pour devenir une femme... Au début, je m'opposais à ce projet... C'est vrai ! quand on a la chance, précisément de ne pas être une femme... on ne gaspille pas son héritage ! Pardonnez-moi... qui peut décider à la place de l'autre... Alors, je lui donnais de l'argent pour son opération et il disparut. Quelques temps plus tard, il réapparu... plié en deux. Le boucher qui l'avait opéré était un de ces malades du bistouri et le pauvre Natiocha n'avait plus rien d'humain. Et puis, à sa castration ratée s'ajoutaient les douleurs du manque. Sa chair encore une fois violée, son âme encore une fois massacrée… Natiocha déclinait. Je le portais à l'hospice comme un oiseau, par les ailes... Trop tard... ses plaies s'infectèrent atrocement et il ne vécut pas longtemps.  J'organisais ses funérailles dans le secret et ensevelissait Natiocha chez moi, encore. Il repose dans mon propre caveau à Saint Peinard, que je me suis réservé... Et je le retrouverais un jour, bien au chaud dans mon mausolée. Natiocha, tu es né poussière. Et tu retournes à la poussière... Non, ce ne sont pas que vents frais et ondées parfumées qui ont soufflés sur ma vie. C'est mon épitaphe...

- Scène 07 -

Quoi ? Qu'est ce que j'entends...? Moi, je suis bavard...? Bob la Touffe, comédien concierge, poète et bavard...barman ! homosexuel communiste les soirs de relâche, je serais une pipelette... Ah ! C'est la meilleure... Je me fâcherais pas, parce que y a que la vérité qui fâche... et ça c'est pas la vérité... Je suis prolixe, volubile, loquace... mais babillard, discoureur et faiseur de phrases, je ne suis pas... Bon, un petit peu... C'est normal, c'est le métier... un homme de ma position se doit de soigner la communication... Faire en sorte qu'il n'y ait pas de trous dans la conversation... Ça déprime le client. Faut du volume. Mais bavard, non. Et je parle en connaissance de cause. Parce que moi j'en ai connu un de bavard... Pas normal, presque... Il était capable de jacter sans respirer pendant trois minutes...déjà. Vous mesurez la réplique ! De plus, ce type possédait une mémoire éléphantesque, qui lui permettait de rejouer des trucs qu'on s'était dit 6 jours plus tôt. Des conversations entières... Et puis bien sûr, il avait lui-même des choses à dire...capitales. Pour finir, et la chose est d'importance, il avait une voix lancinante et suraiguë. Comme un petit renard qui pleure sa patte dans les mâchoires d'un piège. A vous fendre l'âme d'effroi, à vous vriller les nerfs en moins de deux... A chercher son fusil sous le comptoir ! Pour l'achever... Par lucidité, je ne suis pas armé... Ça m'a évité des bains de sang qui m'auraient fait une mauvaise publicité... Mais pour celui-là j'aurais fait une exception. Entre les deux yeux, dans ma cave... ni vu ni connu. Oh, ne faites pas les farouches... Vous en auriez fait autant... Ce type n'était pas supportable, un cas d'école. Mais qu'est ce que vous voulez, Bob la Touffe ne tue que quand il en a la permission, à la guerre... Et puis de toutes façons, on ne tue pas ses clients... C'est l'un des dix commandements du barman... écrit par mon honorable ancêtre Amédée la Touffe... je vous en parlerais peut-être... Bref, la Castafiore détraquée, qui s'appelait Cyprien dans le civil et qui était ancien facteur, transporteur des postes comme il disait, se pointait ici même mesdames messieurs, tous les matins que Dieu n'aurait pas dû faire, à 7 heures sonnantes. Et ça commençait.

Cyprien : " Salut Bob, comment ça va ce matin, sers moi donc un ballon, et toi ça va, t'as pas bonne mine, moi j'ai dormi du tonnerre, je me suis couché après le film, et comme j'ai acheté un nouveau matelas j'ai dormi comme un loir, tu m'en sers un autre, mais attention pas des ressorts, à plume d'oie, parce qu'on a beau dire l'oie surpasse tout en matière de matelas, j'ai pas hésité, j'ai mis le prix, l'est bouchonné ce matin ton pinard, hier à la télé y avait un reportage sur les matelas alors je l'ai regardé puisque j'ai acheté un matelas en plume d'oie, tiens remets nous ça il fait soif, sale temps ce matin, t'as remarqué que les poubelles ont pas été vidées, c'te bande de feignasses à la mairie, remarque moi je m'en fous, chez moi y en a pas, faut tout mettre dans la rue, moi mon ancien matelas je l'ai mis dans la rue, il est pas resté longtemps en exposition, l'ont embarqué de suite, les clochards de mon quartier, remarque je m'en fous c'était un matelas à ressorts, sinon qu'est ce que tu racontes toi, moi j'ai rudement bien dormi, j'ai rêvé de canards, j'aime bien le canard, les petits canards, et puis le magret aussi, en sauce madère, comme pour les rognons, les rognons faut que ce soit frais sinon ça sent le faisandé, mais la viande aujourd'hui c'est plus ce que c'était...etc"  Insupportable, abominable, assourdissant, inhumain... Voilà un vrai bavard m'sieurs dames... Un vrai barbare, oui...! Et j'affirme ici que rien, si ce n'est lorsqu'il buvait, rien ne pouvait l'arrêter. Impossible de l'interrompre ! Tous les jours il partait pour un marathon éthylico-verbeux qui nous laissait sur le carreau. On finissait la journée à l'aspirine... c'était pas beau à voir... Quelques fois, un imprudent se piquait de lui poser une question... Cyprien était érudit puisque il avait été facteur et prenait un plaisir non dissimulé à répondre à la question... longuement, bien sûr... Naturellement, nous ne l'écoutions jamais ! Mais nous l'entendions...continuellement... vous savez comme un sifflement dans l'oreille... Il nous gênait. Nous étions même contraints de parler plus haut que lui, pour nous entendre... A la fin, on m'écrivait les commandes sur un bristol et nous ne discutions un peu que lorsque Cyprien faisait la pause pipi... Où il continuait de parler, mais comme les gogues étaient loin... L'ambiance de mon rade avait salement changé... Les gars commençaient à ne plus le supporter du tout... Bien des fois une main vengeresse se levait, menaçant de frapper sèchement le moulin à parole... Bien des fois...  Moi-même, je rongeais mon frein... et, par chance pour lui, Cyprien me consommait une quantité de breuvages, quasiment astronomique... Dame ! Ça donne soif ! Et vous savez que pour moi, un client, c'est sacré... Tout de même ! Un jour la mesure fut à son comble... mes plus fidèles clients menaçaient d'aller boire ailleurs... C'était pas supportable, fallait faire quelque chose... J'ai bien essayé de le soûler à mort, mais avec ce qu'il s'envoyait déjà, autant vouloir noyer un poisson... Je me renseignais auprès de mon pharmacien et c'est alors que je fis la découverte qui allait tout bonnement nous sauver, épargnant à nos âmes la tâche d'un lynchage infamant... Des bouchons anti-bruit mesdames messieurs... De simples bouchons en mousse... Pas comme le matelas de l'aut'con ! Ces bouchons avaient une propriété tout à fait idoine à mon problème. Ils ne laissaient passer que les sons graves... J'en achetais une paire et rentrais au rade aussi sec pour faire un essai... Ça marchait... Cyprien bavassait et je ne captais au fond qu'un doux bourdonnement, un peu sourd, tout à fait supportable... voire même accompagnant, légèrement soporifique, euphorisant... de plus j'entendais les autres avec une netteté accrue... Presque mieux... Un miracle ! C'était un miracle ! J'achetais un stock de bouchons en mousse et en offrait une paire à chaque client qui venait boire un verre... et tout se passait pour le mieux... Le bar reprit son animation d'antan... la parole pu circuler librement à nouveau... les conversations fusaient derechef et la vie reprit naturellement son cours. Cyprien parlait toujours... Il n'avait rien remarqué, et nous ne l'apercevions plus... Cyprien disparaissait dans le silence, dont il avait si peur... Nous étions sortis d'affaire. La vie, ainsi, pouvait avec mon autorisation durer toujours... Nous n'avons pas vu Cyprien décliner. Je lui servais toujours ses godets machinalement et il les buvait, dans le coin de mon oeil... Cela suffisait.... Un jour l'un d'entre nous le découvrit affaissé, au pied du comptoir... Il devait être clamsé depuis deux bonnes heures parce qu'il était froid... et il était mort la bouche ouverte... A la morgue, il a fallut lui casser la mâchoire pour lui fermer sa gueule, une bonne fois pour toutes... Je me souviens, le jour de l'enterrement, le silence était assourdissant et c'est nous autres qui avons parlé... longtemps... Nous avons jeté nos bouchons dans la fosse avec Cyprien et nous sommes rentrés boire un coup, avec un drôle de bruit dans l'oreille... comme un sifflement.

- Scène 08 -

Voilà ce que c'est un vrai bavard, messieurs dames... Moi, je ne suis pas bavard... je suis poète... comme mon intitulé l'indique... Parfaitement. Bob la Touffe est poète... A la petite semaine, à deux sous ou dilettante... mais poète. Rimailleur, prosateur ou poseur...mais poète. Ampoulé, essoufflé ou bête... mais poète. Poète pour l'homme ou pour l'amour... Poète pour rien ou pour personne...mais poète. C'est ma présentation de maintenant... Plus sobre ! Et si ça te plaît pas, toi là haut, vautour dans un nid d'aigle, va donc te faire lanlère...! Tenez, j'ai là, je crois, le brouillon d'une petite chose qui ne mérite aucune homélie mais je peux la servir à mes clients sans rougir... Eux, ça les fait marrer, et un homme qui ri, c'est un homme qui boit...N'est ce pas ! Telle est la destinée de Bob La Touffe... Boire et faire boire... Sans trêve. Alors je cherche, j'amuse, je distrais, je comprends, je compatis, je rudoie, je caresse...et j'écris des conneries... 

Un petit chapelet de pets cristallins

S'échappait du derrière de monsieur le chap'lain

Son cul éminent tremblait d'allégresse

Et le vent en fanfare lui caressait les fesses

En prière ou pénitence on entendait sonner

Les pets de son éminence qui s'agenouillait

Alors l'église malodorante

Éloigna les paroissiens

La foi toute emmerdée

Par monsieur le chapelain

Et c'est ainsi que Dieu dans une tempête

Ordonna qu'en toute hâte

L'on bouchât le trou qui pète

Alors, le chapelain explosa !

Tirouli tiroula, Tsoin Tsoin !

Oui, je sais ce que vous vous dites... c'est pas terrible...! C'est pourtant vrai que c'est pas terrible! N'empêche que si c'était Rimbaud Arthur, qui ce sonnet avait torché, au génie l'on crierait ! En tout cas mes clients apprécient... Faut quand même avouer qu'ils sont pas difficiles... Eux autres, ils rient...ils consomment... Alors, je leur raconte mes chansons, pas contrariant... Oh, je le fais sans malice, je n'ai pas la poésie chafouine... mais je préfèrerais leur servir autre chose... Autrefois on m'aurait jeté des tomates pour ça... On ne me l'aurait pas pardonné... en tout cas pas avant les libations vespérales ! Après vingt heures, c'était quartier libre de l'inspiration... la foire aux muses, rondes comme des queues de pelles... L'orgie de quatrains, de pieds, de strophes... L'apoplexie d'alexandrin... Mais, à des heures moins abandonnées, il s'est dit ici de belles choses... Certaines lignes écrites ici, perdues dans le néant, embellissent à jamais l'histoire du temps. Des fulgurances poétiques comme des flèches de chérubins, envenimées à la mélancolie... des secondes vibrantes, où il n'y a qu'un coeur pour tous les hommes... enfin, tous les clients, quoi !Il en est quelques unes d'entre elles que j'ai remisées par devers moi. Celle-ci par exemple... Figurez vous que c'est une commande d'Archimède pour quand il a cassé sa pipe. Personne ne sait qui a écrit ce truc, mais il a été dit au funérailles... Je me le relis quelques fois...

Sous un arbre éternel, enchaîné à la terre

J'enfouissais mon âme désormais délétère.

Je me reposais d'un sommeil de mille ans

Couché sous la lune, protégé des brigands.

Les fées me tissaient des rêves touchants

Et les elfes chantaient les mondes d'antan.

Je ne courais plus derrière le vent

Perdue, ma course contre le temps.

Je me diluais dans la chair du limon

L'herbe prenait racines dans mes poumons.

J'oubliais qu'un jour j'avais été debout

Foulant au pied la poussière

De ceux qui avant moi

S'étaient dissous dans la terre.

 - Scène 09 -

Ça claque… Ça donne soif aussi ! Quand on a dit ça, on a tout dit... trouvez pas ? On a fait le tour, c'est le cercle accompli. Et au milieu la vie. Le temps nous encercle, impossible d'en sortir... On a beau courir, crier, cogner, on ne brise jamais l'anneau. Un jour, il rétrécit et nous écrase en son centre... voilà tout ! Enfin, c'est comme ça que je m'explique tout ça, quoi... La vie, la mort et tout le tremblement... On vient, on passe, on repart... Et comme disait Archimède, si on fait que passer, autant s'en jeter un p'tit, avant de reprendre la route... De toutes façons on est sûr d'arriver... C'est donc ce que je fais... Vous me pardonnerez de ne pas vous en proposer, c'est ma bouteille personnelle... Une invention à moi... je suis le seul à en boire... C'est un genre d'alcool expérimental. Dont je tiens la confection au plus grand secret ! Et puis c'est pas pour les fillettes... j'ai encore les poils des bras qui se lèvent de la dernière cuite que j'ai pris avec ce truc. J'ai morflé ! Voyez vous, j'ai tout bu dans ma vie… Bob la Touffe, comédien concierge, poète et barman, homosexuel communiste les soirs de relâche, a connu tous les breuvages de tous les faiseurs d'alcool de tous les coins du monde... Qu'on se le dise... Et si c'est pas vrai, que mes deux oreilles se détachent... C'est pas n'importe quelle infusion qui peut me mettre K.O. Bob la Touffe sait mourir debout ! En tout cas plus haut que la bouteille…Il n'a jamais rampé devant l'ennemi. J'ai croisé des mixtures à bases de trucs extrêmement locaux, des tueurs d'homme, des vins qui rendent fou, des alcools vaudou... je n'ai jamais reculé... Cette fois, je suis tombé sur plus mariole que moi. Ma créature s'est retournée contre moi... La déroute, le hallali… Toutes les fièvres de l'alcool je les ai eu… Là, dans les yeux, les oreilles… Et pis dans l'âme…Et des relents, des nausées, des naufrages, beuh ! ça me ferait rendre… Puis j'ai eu les poussées métaphysiques, les extases. Les bouffées délirantes... Pis j'ai eu froid, j'ai eu chaud, j'ai gelé dans ma sueur...Voyez, j'en tremble encore… Une cuite à vous manger les dents…Interminable, nom de Dieu… Et pis bien sûr, après... la gueule de bois qui va avec. Les grandes orgues de la gerbe… Une diarrhée en plusieurs actes, les jambes molles… La mort de l'homme, la vieillesse ennemie, l'effondrement, l'évacuation, la vidange. Ce soir là il m'a bien fallu une heure pour regagner ma chambre. Je me souviens que j'ai beaucoup rampé, sur le parcours... Peut-être que c'est l'âge… Une sorte de fatigue, le grisou de la vie… Mouais, possible… ! j'ai pas rajeuni. Mais y a pas que mes artères…C'te vinasse là, elle est pas ordinaire. Désormais je la picole par petites mesures... du bout du bec... Bob la Touffe ne se laisse pas posséder deux fois... je maîtrise... je me préserve...Parce que, si on fait que passer, autant passer longuement... chi va sano, va piano, chi va lontano... enfin, un truc comme ça... Allez, à la votre ! Pas à la tienne, toi là-haut !

-Scène 10 -

Vous avez entendu ? Là, le bruit... Là... vous entendez... clac, clac...c'est elle... elle est revenu... Je reconnais le bruit de ses talons ! C'est son pas... Ça fait rudement longtemps, mais j'ai pas oublié... écoutez... clac, clac, clac, clac...etc C'est elle, et puis c'est son heure... Elle prend toujours le trottoir à cette heure là... L'entendez vous ? clac, clac, clac... C'est le fantôme d'Irène. C'était une professionnelle de la rue Passiflore, là dehors... Elle passait devant ma vitrine à heure fixe... une sorte de métronomie héritée de sa suissitude... car la sus dite Irène était citoyenne helvète... dans le temps... A la nuit sûre, elle prenait sa place sur le trottoir des impairs puis déambulait sur 365 pas... Aux alentours du 214eme à l'aller et du 151eme au retour, elle passait devant ma porte, si personne ne l'avait levé entre-temps... Et tous les sept passages, elle entrait boire un godet de réchauffage, si bien sûr, elle n'avait pas été levée entre-temps... Auquel cas, elle reprenait le compte après la passe... Irène était belle. Type caucasien classique, mais belle. D'une blondeur de blé, elle avait les yeux très bleus... Ça plaisait à ses clients... paraît-il ! Mais moi je la trouvais belle pour une autre raison... Elle me faisait penser à ma mère... qui n'était pas suisse. Bref, Irène à l'affût, soulageait toutes les bourses que possédaient les michetons... Une tapineuse en tapinois ! Mais sans joie. Jamais. C'était une qui avait dû abandonner ses enfants... deux mioches d'une paire de lustres en tout... - Le daron des mômes l'avait répudié pour une toute petite faute d'inattention...Elle était encore jeune... Bêtement, elle avait couché avec son voisin, un après-midi d'ennui et son mari l'avait foutu dehors... C'était une drôle de connerie ! Parce que ces deux là s'aimaient encore... mais vous savez ce que c'est... la souffrance de la trahison... Ça fait rien, c'était une connerie... Parce que la Irène, elle dégustait d'être privée de ses chiards ! Son boulot c'était rien... ça plutôt qu'aut'chose... Elle savait faire, elle avait le matériel et c'était net d'impôts... dans sa situation de femme seule, c'était pratique... Mais ses mômes, elle les pleurait... Dame ! Moi, j'ai pas de mômes, Saint Pinard m'en garde ! Mais si j'en avais, je supporterais mal qu'on m'en prive... Tiens, c'est comme si qu'on m'enlevait mon rade... Vous avouerez, c'est pas supportable... D'ailleurs, elle en avait bien gros sur son cœur de navet... Mais attention, elle ne se répandait pas... Pas du genre à fondre en larmes sur mon comptoir la Irène... les suisses ont leur noblesse... Ils savent en chier...comme des polonais ! Elle buvait déjà comme eux...  J'ai vu Irène écrire, là sur mon zinc, sans mentir, plus de mille lettres... Quelques fois cinq par jour, chaque fois qu'elle entrait... tous les sept passages si elle n'avait pas été levée... pendant des années. Avec toujours son petit ballon de blanc limé, corsé au cointreau… Quelques fois, un client connaisseur venait la chercher à mon rade… Elle laissait tout là, sur le zinc… son papier à lettre et sa plume. A son retour tout était à la même place. Personne jamais, n'a pointé son nez sur le courrier d'Irène. Je ne l'aurais pas permis. Mais ce que je sais, c'est qu'elle n'a jamais eu de réponses... Comment je le sais...? J'étais sa boite aux lettres et c'est chez moi qu'elle ouvrait son courrier, voilà tout... et je n'ai jamais vu son visage s'illuminer devant la tendre écriture d'un de ses fils... Jamais, pas une fois, pas une carte postale, rien... Irène elle est restée quinze ans dans le coin...clac, clac, clac... malgré son allure, elle décrépissait lentement... Évidemment, elle ne parvenait pas à oublier ses enfants... qui le peut ? Croyez-moi monsieur dames, c'est terrifiant une prostituée déprimée... Et de la voir passer devant ma porte comptant ses pas et m'adresser un petit sourire... certains jours... ça m'a foutu un de ces cafards...  Heureusement, Irène n'a pas eu le temps de vieillir complètement... La vie, cette chienne, s'est chargé d'accélérer le processus... Avec classe, toujours... Un soir, des vents pourris ont tout bonnement amené un de ses fils sur le même trottoir qu'elle... les poches pleines d'oseille et le cœur plein de foutre, il revenait de son service militaire... La quille se doit d'être fêtée dignement ! Irène le reconnût tout de suite... mais elle ne dit rien. Le jeune légionnaire était pressé, il n'y eut pas de négociations…Ils montèrent ensemble. Elle en était au sixième passage, devant ma vitre... A quelques pas près, tout ça n'arrivait jamais. A quelques pas près, je n'y assistais pas… N'est ce pas que c'est élégant ! N'est ce pas que la vie nous gâte quelques fois ! Mais qu'est ce qu'elle a bien pu faire dans ses autres vies pour mériter un destin pareil ? Irène s'est pendu...tout de suite après. Le légionnaire est reparti, innocent. Fin de l'histoire. Bilan : cancer pour tout le monde... ! Mais je peux vous dire... Irène est partie heureuse... C'est son bébé qu'elle a aimé ce soir là... son enfant tout chaud, qu'elle a serré dans ses bras... ce corps qui s'était arraché d'elle, elle le retrouvait dans une étreinte... sublime et maudite... Irène a consumé son âme pour un dernier câlin... Irène était la femme la plus courageuse du monde... Elle disait, quand l'amour a soif faut pas réfléchir, faut lui donner à boire... - Depuis, elle hante le trottoir... clac, clac, clac, c'est elle... elle cherche une âme, pour lui donner à boire...

- Scène 11 -

Tout ça, ce sont les histoires des autres... mes humanités... quelques uns de ceux que j'ai aimé... ou pas tout à fait... Mais Bob la Touffe, poète et barman, homosexuel communiste les soirs de relâche a eu sa propre vie. Toute seule dans son costume... Une vie, des vies… Non ! Ma vie… Celle qui a démarré au sortir du ventre de ma mère… Où le jour m'a transpercé jusqu'au fond de l'âme… le jour du monde. La vie que nous gravissons tous… à petits pas ou à pas de géant… Dans le temps, mes pas à moi claquaient sur d'autres parterres…ma vie n'était pas dans ce rade… Elle était dans la lumière… Non, elle était lumière… Aujourd'hui, bien sûr, tout ça s'est éloigné… mais pas encore assez pour oublier… J'étais un autre… Un tout entier embrasé du feu de la scène… Un cœur jeune et rageur de joie de vivre. La sève me sortait de partout. J'exsudais l'amour, le frisson et la scène… le seul endroit où je bandais à m'en faire péter la couture. Je dansais et je chantais… On m'acclamait et on me désirait… Des quatre coins de la ville on m'appelait… On se m'arrachait dans les troquets à la lanterne rouge… Je dansais pour inciter les clients à consommer les filles…et les garçons qui vendaient leur cul.  Je foutais le feu à la scène. Et pas qu'à la scène… Tous les jours je recevais des fleurs… et même des géraniums, moi qui suis allergique au géranium… J'avais des admirateurs… et une admiratrice. Une ancienne lesbienne allemande qui s'était prise d'amour pour moi, inexplicablement… Elle me gâtait tellement que j'ai fini dans son lit… Ça donnait un drôle de truc… Moi dans elle, ou le contraire. Qu'est ce que vous voulez, à l'époque j'étais vénal. Évidemment, ça n'a pas duré… Ma vie était filante… j'ai connu d'autres lits. Plus adaptés ceux là… plus idoines ! Pendant cette vie, je ne suis jamais rentré seul chez moi. J'y ai connu mes plus belles histoires d'amour, les plus incandescentes. Après, c'était plus tiède. Mais rassurez vous… j'en ai profité… Bob la Touffe, comédien concierge, poète et barman, homosexuel communiste les soirs de relâche mais sans relâche, ne laisse pas pourrir les fruits sur les arbres du bon dieu. J'étais une tornade sur scène et une torpille à la ville… Un amant premier choix ! Attentionné, disponible… et prêt à aimer.  Enfin, c'est un peu ce que je laissais croire à mes amants… Parce qu'au fond, j'aimais bien ma solitude. Mes longues soirées au coin de moi-même… seul et ivre… je les aimais bien… C'est sur scène que je me déployais… Là, j'aurais fait l'amour pendant des siècles ! Là, je disais tout… je libérais mes effluves comme on postillonne… je tapissais la salle d'une liqueur de désir… je commandais le flux et le reflux des âmes qui me regardaient danser… Je vivais, je jouissais et je faisais jouir. C'est ça que je faisais, mesdames messieurs, 15 jours par semaine, 48h par jour… Je donnais de l'espoir ! D'une joie future. Que peut on mieux transmettre que l'espoir… ? Qu'il y a-t-il de plus utile ? L'espoir de ne pas être là pour rien. L'espoir qu'il y ait de l'espoir ! J'étais utile, quoi ! C'est ça que je faisais… Jusqu'à ce que ça dérape… Un amant à moi devint fou d'amour… un amour sauvage. Il me voulait à lui. Au sortir de la scène, un soir, il me fit une scène dans ma loge. Les mots tombaient en cascade, jusqu'aux coups. Nous nous sommes battus. Il a sorti une lame, j'ai sorti la mienne et nous avons zébré l'air jusqu'à trouver le sang. J'ai trouvé le sien le premier. En plein dans son joli cœur. Jusqu'à la garde. J'ai dû partir. Tout laisser là. M'expatrier. Vers des continents moins chauds. Mais, je le dis, ce crime dont je m'accuse aujourd'hui n'est pas un crime. Cela ne concernait que lui et moi. Nos couteaux en avaient trop dit. L'un allait tuer l'autre. Je fus l'un. Puis, plus tard je suis revenu donner de l'espoir, ici, dans ce rade… J'avais fini de danser, il me fallait servir… Ma scène donnait sur un public accoudé, aux yeux vitreux et avinés. C'est pas qu'il est moins bon, ce public… mais, fini le temps des paillettes. Arrivederci, caro publico del teatro ! Bonjour ivresse, bonjour tristesse. Alors ce soir, comme c'est la dernière fois qu'on se voit, je voudrais réveiller le phénix. Invoquer sa résurrection et porter une dernière fois le costume de ZAZA ! Mon préféré je crois... Celui que j'endossais le cœur mêlé de joie frénétique et du délicieux sentiment de péché... Au fond, le costume de ma vie.

Zaza c'est l'histoire d'un homme

Qui voulait être femme.

Une âme de rose dans un corps de navet.

Enfant si gracile qu'on le disait fille,

Zaza aux doux contours

Ne cherchait que l'amour.

L'amour ! Un rêve d'alouette

Pour une âme bluette,

Accrochée au trottoir

Trop cher pour Zaza la noire !

Souillé souvent, battu à blanc

Zaza riait et puis pleurait

Volé, violé, voilé

Voilà la vie comme elle va

Pour zaza alors il y eut une guerre

Et zaza tomba

Son âme de rose

Monta jusqu'au cieux

Où il continua de danser

Dans les griffes de la vie

Zaza s'est pris les pieds

Et les pierres cruelles

Lui ont cassé le nez

Ainsi se termine les humanités de bob la Touffe, comédien concierge, poète et barman, homosexuel communiste les soirs de relâche. C'est ici que je me retire mesdames messieurs et j'emporte avec moi tous ceux qui ont parlé… et toi aussi, là haut, tu viens avec moi. Tu appartiens à mon histoire ! Adieu donc, et n'oubliez pas… quand l'amour à soif, il faut lui donner à boire…

fin

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