Bogdan

petisaintleu

Suite de Maria

Bogdan était ce que l'on peut appeler un original. C'était déjà le cas de ses parents. Bien qu'élevés sous le joug communiste, ils avaient toujours su s'en préserver, grâce à leurs activités professionnelles. Sa mère avait été une quasi-star internationale. Dans les années 80, par l'entremise du label britannique 4AD, elle avait eu l'opportunité de se produire dans les plus grandes salles de spectacle du monde avec le chœur féminin « Le mystère des voix bulgares ».  Quant à son père, il était archéologue. Bien que la majorité de ses travaux concernât des fouilles à Varna ou à Apollonia, ils lui permettaient de s'échapper par l'esprit pour rejoindre les civilisations celtes et romaines.

À la chute du régime, il ne fut pas spécialement attiré par les lumières de l'Europe occidentale. Il entama des études d'anthropologie à l'université de Sofia. Il sut toutefois profiter des largesses de l'Union qui ouvrait grandes les vannes aux anciens pays du bloc de l'Est. Pour son doctorat, il intégra un laboratoire de recherche espagnol dont la mission était de travailler sur l'acculturation des Visayas durant la période de la colonisation ibérique. Il n'était pas spécialement attiré par les tropiques, mais l'idée d'être confronté à des mœurs aussi éloignées des siennes ne pouvait que l'intéresser. Il accepta de s'envoler pour les Philippines.

Son sujet portait plus précisément sur les îles qui connurent le plus tôt l'influence de la couronne d'Espagne. En 1521, Magellan, après avoir affronté le bien mal nommé océan Pacifique, débarqua et fit célébrer la première messe à Limasawa, une île au sud de Leyte. Il fut criblé de coups de lance et de flèches par Lapu-Lapu sur l'îlot de Mactan en face de Cebu. Symboliquement, Poro était parfaite. Elle se situait à mi-distance de ces deux lieux symboliques. Il n'y avait pas de meilleur endroit pour saisir quels avaient été durant cinq siècles les points d'assimilation et les freins qui unirent et séparèrent ces deux peuples.

Quand il débarqua à Cebu, il fut saisi par la chaleur humide et étouffante qui tranchait avec la trop artificielle fraîcheur de la climatisation de l'aéronef. Nous étions pourtant au cœur de la saison sèche. Lui qui avait passé son enfance en Bulgarie, il avait grandi entre les climats méditerranéens, continentaux et même pontiques. Si ce dernier se caractérise par certains aspects aux régimes subtropicaux, rien de tel quand l'humidité vous saute à la gorge et vous étouffe. Même la misère prenait des proportions dantesques. À chaque coin de rue attendaient des armadas d'enfants aux yeux agrandis par la faim, de culs-de-jatte et d'adolescents trisomiques jetés à la rue.

Après une nuit dans une chambre miteuse et cafardeuse, les insectes gros comme le pouce pleuvant littéralement du plafond, il dut se débrouiller seul pour atteindre sa destination finale. Si des liaisons régulières relient Cebu à Ormoc, rien de tel pour rejoindre Poro. Il se rendit sur le port de pêche pour négocier son passage. Il parvint à conclure avec le propriétaire d'un paraw, une pirogue à voile et à double balanciers, la traversée. Le brave homme était trop heureux de toucher 6 000 pesos. Après six heures à vomir ses tripes sur une mer houleuse, il débarqua enfin à Poblacion. Il lui restait assez de bile à recracher pour que l'odeur des poissons que l'on mettait à sécher à l'air libre terminassent de le mettre sur les rotules.

Nous étions en janvier. Cette date n'avait pas été choisie par hasard. Le festival de Tagbo battait son plein. Après une journée de voyage, force est d'admettre qu'il avait perdu ses repères. Il fut assailli par une ambiance digne du festival de Rio. Dans la rue principale, des chars, tous plus kitchs les uns que les autres, défilaient. On y trouvait tout un bestiaire à la gloire de Coca-Cola, du sénateur soucieux de se faire réélire ou des bayots, ces transsexuels qui ont survécu aux prêtres catholiques dont la mainmise n'a pourtant rien à envier aux commissaires politiques.

Il arriva au cottage à 18 heures. La nuit arrive tôt sous ces latitudes et s'abat bien plus vite que sous les cieux septentrionaux. Les néons blafards suffisaient à peine à éclairer l'accueil où Maria l'attendait. Ils ne la mettaient pas en valeur et lui était d'une blancheur cadavérique. Le coup de foudre attendrait.


(À suivre...)

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