Bohémian rhapsodie - Chapitre 1
Diane Peylin
Sur la route grignotée par les poules, l’enfant se laissait chahuter par le vent. Les rafales le balançaient de droite à gauche, de haut en bas, sans se soucier de ses jambes maladroites. Pataugeant dans la boue, le petit homme et ses bottes de géant fixaient leurs empreintes dans le sol mouvant. Il avait six ans mais ses chaussures étaient immenses. Des bottes de sept lieues pour aller de l’autre côté du monde. De temps en temps, le gamin perdait sa bottine verte, engluée dans la fange. Le pied continuait comme si de rien n’était jusqu’à plonger lui aussi dans la terre. Un sursaut. Une marche arrière. La chaussette, tartinée et noire, retrouvait sa godasse. Et l’enfant, un peu plus abîmé, reprenait sa marche. Autour, des ombres rabougries. Le rossolis, la grassette, le chiendent, la saxifrage et la roquette exposaient leurs tiges. Malmenées par la tempête, les herbes s’appliquaient à rester dignes afin de saluer celui qui devant elles, aussi minuscule soit-il, bravait les enfers. Le ciel s’effondrait de plus en plus. Il pesait de toute sa masse sur la terre devenue acier. Une terre quadrillée et dessinée. Une île. Presque. Une langue de gadoue perdue entre deux eaux. Tel un funambule sur son fil de soie, l’enfant tentait d’ignorer le ravage qui le happait de tous côtés. Il y avait au loin, devant lui, un carré de coquelicots, derrière lui, un champ de tournesols, à sa gauche, la mer, à sa droite, la rivière, au-dessus de lui, les ténèbres. Le garçon au pull rayé avait bloqué sa respiration, remonté le menton et défié l’horizon. Il esquissait maintenant un pas de guerre. Sec et régulier. Redoutable. Ses pieds caoutchoutés dispersaient les flaques et dévoilaient des restes de béton rongé par le sel. Le petit homme ne se laisserait pas disséminer dans le néant. Il avancerait. Il avancerait. Le garçon au bonnet canari s’était enfin remis à respirer. Inhalant le brouillard, les embruns, la bruine et la vase qui s’échappait des vagues. Son souffle rejetait d’étranges nuages de fumée. Des bulles de coton. Un semblant de paix pour déstabiliser le chaos et trouver un peu de repos. L’enfant eut l’impression de marcher des heures. Ses mains et ses pieds commençaient à brûler. À se décharner. Ses paupières collées par le vent de sable l’enfermeraient bientôt dans la cécité. Il ne sentait plus le bout de son nez. Gelé. À ses oreilles, un écho incessant amplifiait les plaintes de l’orage. Résonance. Ses genoux grinçaient, ses épaules s’affaissaient, sa carcasse se démantibulait, sa bouche s’asséchait, son cœur avait cessé de battre. La langue de terre se transforma enfin en grande terre. Devant le garçon maintenant, une bâtisse taillée dans le calcaire. Une immense maison avec des volets battant contre la pierre, des vitres crasseuses et embuées, une énorme porte, une cloche, un auvent, une cour débordant d’outils et d’immondices, un jardin broussailleux dans un coin, une roulotte dans l’autre coin, un portail dégondé avachi contre un muret et une balançoire. Un trapèze. Pendu à un séquoia pourpre et virevoltant dans les airs glacés. L’enfant avec ses bottes vertes, son polo raturé et son capuchon jaune s’avança vers le mas qui trônait au milieu du désastre. Microscopique et grelottant, il fit de tout petits pas. Pointe contre talon et jambes entortillées. Il avançait à reculons sans se rendre compte que, petit à petit, imperceptiblement, poussé par je ne sais quel mouvement, il se rapprochait19dangereusement du porche délabré. Il observa quelques secondes la tresse d’ail qui pendait le long du pilier, quelques gousses manquaient, il remarqua le cheval cramoisi caché derrière le saule qui ne pleurait pas, il renifla l’odeur de tabac qui s’échappait des aérations, il caressa la chatte zébrée qui passait par là et puis il stoppa. Net. Le nez contre le bois humide et boursouflé de la porte. Le vent redoubla. La cloche sonna. Le vent s’arrêta. Le couloir se remplit de pas. Et la porte s’ouvrit sur le petit garçon rayé jaune et vert.