Boîte à musique

atsuna-revane

Souvent l'on dit que l'amour a ses raisons que la raison ne connaît pas. L'on s'extasie devant des histoires telles que celle de Roméo et Juliette, du Cid et de sa Chimène, de Tristan et Iseult, parce qu'elles évoquent des sentiments si forts que l'on pense ne jamais pouvoir ressentir tant de choses.

Pourtant, n'est-ce pas d'une certaine manière restreindre la force de l'amour que de le ramener à ces grands récits magnifiques qui sont les piliers de notre littérature ?

Finalement, doit-on être des personnages de fiction pour pouvoir aimer passionnément au point d'être prêt à en mourir ? L'amour est un sentiment universel, qui a traversé les époques et est resté inchangé durant tous ces siècles. Il touche le coeur des gens de tous les âges, de tous les milieux, n'importe quand, comme un éclair qui tomberait du ciel tandis que les grosses goutes de pluie de la vie martèlent le sol de notre quotidien avec force et rage.

Le coup de foudre.

Mais l'amour peut aussi être un sentiment doux et sucré, léger et presque invisible comme le murmure du vent dans l'herbe haute d'une prairie baignée par la lumière du soleil d'été. La légère brise passe alors inaperçue dans le tourbillon, le tourment de la vie, pourtant l'on sait qu'elle est passée par là. L'a-t-on imaginée ? Peut-être... L'on hausse les épaules et la vie reprend son cours. Cet amour-là, a-t-il moins de raisons d'être narré que celui qui fait des étincelles et crépite comme les braises d'un feu sur le point de se raviver ?

La vie paraît bien sombre, aux yeux de certains. Alors, si un jour la brise vient caresser leur visage, ils tenteront tout pour la retenir...

*

* *

Marjolaine dansait.

Elle était à peine plus qu'une frêle silhouette gracieuse et légère comme une étincelle de douceur, sous la lumière d'un jour d'été décroissant qui filtrait par quelque orifice dans la toile du grand chapiteau.

Le spectacle était fini, cependant elle dansait encore, tournoyant comme si elle cherchait à embrasser d'un seul regard le monde qui l'entourait, qui la cernait de toutes parts. Ses longs cheveux, proies aux griffes du vent produit par son mouvement incessant, s'accrochaient à l'air, déployés comme les ailes d'une corneille, sombres et brillants comme le manteau de la nuit scintillant d'un millier d'étoiles.

En cet instant, tout son corps chantait une ode à la vie et à la jeunesse. Souple et élégante, délicate et raffinée, elle semblait chercher à faire corps avec le monde. Les bras écartés, elle l'accueillait en son sein. Son coeur battait à tout rompre sous ses côtes et elle se sentait enivrée d'une béatitude féroce, dévorante.

Un seul mot flottait encore sur ses lèvres finement ourlées, d'une délicate couleur pèche : Arthur. L'amour faisait battre son coeur, faisait chanter son corps tout entier, une douce mélodie inintelligible pour celui qui n'aurait jamais aimé.

Derrière le rideau des coulisses, une ombre observait avec dévotion le corps de la jeunesse se mouvoir avec sensualité. Les yeux dévoraient avidement chaque bout d'innocence et de fraîcheur qui émanait de la scène. D'une étrange simplicité. D'une émouvante force.

Observateur extérieur, Jean le clown ne pouvait qu'admirer. Marjolaine était la fille de Marcus, le patron, et elle méritait bien mieux qu'un vieux gitan veuf pour amant. Tandis que sa main se serrait fermement sur le lourd tissu qui séparait les coulisses du reste du chapiteau, un pâle sourire amer et désabusé fleurit sur ses lèvres, comme celui du marin lorsqu'il sait qu'il quitte sa terre pour partir à l'aventure. Le coeur serré et léger en même temps, les yeux remplis de larmes et le sourire aux lèvres, les mains tremblantes mais la tête haute.

Ainsi, il vit arriver depuis l'autre côté du chapiteau le jeune Arthur. Il les vit se serrer l'un contre l'autre en riant tout bas. Il fut les témoin aussi, le coeur au bord des lèvres, du baiser tendre et passionné que les deux jeunes gens s'échangèrent. Arthur, le meilleur trapéziste de la troupe, était un grand jeune homme, mince et agile, aux yeux bleus, curieux et innocents, qui vous scrutaient comme pour sonder votre âme. Il avait ce sourire franc et ce rire joyeux si particuliers aux gens qui ne savent pas grand chose mais s'en accommodent bien. Il prit le visage de Marjolaine en coupe et lui murmura quelque chose – un tendre secret – avant de l'embrasser tout aussi secrètement.

Jean sentit une marée indomptable le submerger. Un fin sillon humide fit son chemin sur sa joue, ôtant le blanc froid et graisseux qui recouvrait son visage depuis si longtemps. Le sourire rouge écarlate pourtant, resta immobile, masque figé d'une joie qu'il croyait ne plus jamais pouvoir ressentir, pâle copie du sourire qui illuminait les visages juvéniles.

Il détourna le regard, non désireux d'en voir plus. Jean aimait Marjolaine à la folie, pourtant il n'en avait pas le droit. Elle était jeune et jolie. Il était vieux et d'une commune laideur. Le vieux clown lâcha un profond soupir désespéré. La vie lui avait tout ôté. A vrai dire, il ne lui restait que son travail dans le cirque et sa roulotte.

Pris d'une soudaine colère incontrôlable, il fut près d'arracher le rideau des coulisses et dût retenir tant bien que mal un grognement sourd qui aurait trahi sa présence.

Une expression devenue indéchiffrable sur le visage, il recula d'un pas, disparaissant dans les ombres. Peut-être était-il temps pour le vieux clown de se retirer.

*

* *

-Allez, Allez, on s'active, ordonnait Marcus, courant dans tous les sens.

Il était plutôt satisfait du travail de ses employés : tous les tickets étaient vendus chaque soir depuis une semaine et le chapiteau se remplissait à en déborder.

Marcus était un petit homme replet, le plus souvent habillé de costumes trois pièces et portant un haut de forme ainsi qu'un monocle, ce qui – disait-il – lui donnait un air sérieux et assuré.

Il avisa sa fille discutant près des coulisses avec le jeune trapéziste. Leurs coups d'oeil et sourires n'avaient pas échappé à Marcus et à vrai dire, Arthur ne lui plaisait pas vraiment. Ses parents avaient toujours été comme à l'écart du reste de la troupe et le patron avait le sentiment de ne pouvoir leur faire confiance.

Il s'avança à grands pars des deux jeunes gens et, d'un raclement de gorge, se fit connaître. Il adressa un sec mouvement de la tête à Arthur qui comprit le message et partit sans demander son reste. Cela dit, il adressa malgré tout un large sourire à Marjolaine avant de rejoindre les autres trapézistes.

La jeune fille portait à présent ses longs cheveux noirs noués en un chignon haut bien serré dont aucune mèche ne s'échappait. Marcus s'émerveilla devant la beauté et la grâce de sa fille, si semblable à la femme qui, un jour, avait fait chavirer son coeur. Une citadine cependant ne pouvait se marier avec un gitan. Elle était partie un jour, sûrement pour rentrer chez elle, et ne lui avait laissé que leur petit nouveau-né. Une petite princesse élevée parmi le peuple...

-Ma chérie, commença-t-il dans un souffle, lui jetant un regard affecté et diablement sérieux.

-Papa ? Tout va bien, demanda-t-elle.

Le regard de son père semblait l'avoir alarmée sur le sujet qui allait être abordé. Il posa une petite main sur son bras et lui fit un sourire qui se voulait rassurant.

-Ma petite chérie, tu as bien grandi et je sais qu’il est normal qu’à ton âge, tu penses à l’amour et toutes ces choses. Mais je ne crois pas qu’Arthur soit celui qui te convienne réellement…

Elle ouvrit grand les yeux et s’empourpra légèrement, baissant la tête pour masquer son sourire ravi à l’entente du nom du jeune homme.

-Mais papa, tu ne le connais pas, commença-t-elle sur un ton légèrement suppliant.

Son père la fit taire d’un regard sévère.

-Nous reprendrons cette conversation après le spectacle, veux-tu, conclut-il, jetant un regard à sa montre.

Les sourcils froncés, elle acquiesça et le regarda s’éloigner afin de donner les directives aux membres de la troupe, bien que tous sachent exactement ce qu’ils avaient à faire. Parmi eux, Arthur fit un geste de la main à Marjolaine et se prépara à entrer en scène.

Le geste n’avait pas échappé au malheureux Jean…

*

* *

Une fois le spectacle terminé, chacun retournait à sa roulotte pour se changer et se reposer. Cependant, Marjolaine avait pris pour habitude de se glisser jusqu’à celle qu’Arthur partageait avec ses parents, une fois que son père s’était endormi, et alors ils parlaient de leurs grands projets d’avenir. Ils désiraient tous deux fuir le cirque, s’installer en ville où Arthur travaillerait tandis que Marjolaine s’occuperait de leurs enfants. Ils deviendraient des gens normaux et seraient les plus heureux du monde.

Mais ce soir-là, Marcus devait parler à sa fille. Durant tout le spectacle, elle avait tenté de parler à Arthur pour lui dire de ne pas l’attendre près des tigres, mais toujours quelqu’un venait l’aborder et elle n’avait pu l’approcher. Elle était donc assise en face de son père dans la vieille roulotte et se tordait les mains nerveusement tant elle était pressée d’aller rejoindre son cher et tendre.

Ses cheveux lâchés s’agitaient atour de son visage, très légèrement, comme s’ils étaient pourvus d’une vie propre, et sa lèvre inférieure était venue se coincer entre ses petites dents blanches.

Marcus posa une tasse de tisane en face d’elle et s’assit en grommelant contre son dos douloureux.

-Ma chérie, mon petit poussin, commença-t-il.

Il entamait toujours son discours de cette manière quand ce qu’il avait à dire était d’une importance capitale. Elle tenta d’ignorer la petite pointe de peur qui était apparue au creux de son ventre et saisit sa tasse pour la porter à ses lèvres meurtries par ses dents.

-Arthur est un garçon charmant, je te l’accorde. Mais il faut que je te prévienne : ce n’est vraiment pas un garçon pour toi. Ma princesse, je voudrais que tu sois heureuse et te marier avec lui ne t’attirera que des ennuis. Il suffit de voir ses parents. Son père a déjà plusieurs fois essayé de voler l’argent de la caisse et sa mère a à plusieurs reprises tenté de séduire les honnêtes hommes de notre troupe. Ce gamin, c’est de la mauvaise graine…

-Ah non, papa ! Arrête donc ! Tu ne connais pas Arthur, c’est un garçon bien et il n’est vraiment pas ce genre de personnes, s’emporta Marjolaine.

Elle reposa sa tasse sur la petite table et croisa les bras. Ses sourcils s’étaient froncés, signe qu’elle était contrariée. Elle tourna la tête vers la petite fenêtre et fit mine de ne plus entendre son père. Celui-ci soupira, passant une main lasse sur son crâne dégarni. Il posa une main timide sur le bras de sa fille.

-Je ne veux pas te décevoir, ma chérie, mais c’est la vérité. Pourquoi ne te marierais-tu pas plutôt avec le gentil Francis ?

Là, c’en fut trop. Marjolaine se sentit rougir de colère et de déception.

-Je n’aime pas Francis. Celui que j’aime, c’est Arthur, et si ça ne te convient pas, peu m’importe !

Elle se leva et quitta la roulotte sans se retourner vers son père. Il fallait absolument qu’elle parle à Arthur. S’ils voulaient pouvoir partir, il fallait faire vite avant que son père ne l’enferme vraiment. Elle courut à pas légers jusqu’à la cage des fauves, ses cheveux scintillant à la faible lueur de la lune. Son cœur battait à ton rompre. Elle oscillait entre la joie de retrouver son amour et la colère contre les paroles de son père.

Cependant, rien ne la préparait à cela…

Elle ne retrouva pas son Arthur impatient de la serrer dans ses bras mais un corps inerte et froid. Son visage, si pâle à la lueur nocturne, était figé dans une expression de douleur. Il avait le regard vide, fixé sur le ciel sombre semblable à la chevelure de celle qu’il avait aimée, et un couteau était enfoncé dans son torse jusqu’à la garde. Du sang s’était répandu sur le sol boueux. Le liquide rouge carmin encore frais luisait d’un éclat glauque dans la nuit…

Marjolaine cria avant de s’évanouir.

*

* *

Jean se précipita hors de sa roulotte, alerté par le cri. Que pouvait-il bien être arrivé à Marjolaine ? Il courut à toutes jambes entre les roulottes et arriva près des fauves. La plupart de la troupe s’était déjà rassemblée et tous semblaient horrifiés par la vue qui s’offrait à eux. Il voulut voir par-dessus les têtes ce qui les mettait tous dans un tel état mais personne ne faisait attention à lui, comme d’habitude.

Enfin, Marcus arriva, poussant la foule pour faire son chemin jusqu’à son centre.

-Oh mon Dieu, s’exclama-t-il.

Jean voulut demander ce qui se passait mais tout le monde l’ignorait toujours. Il piétina d’impatience, de plus en plus inquiet. Et si sa perle sacrée avait été… Tuée ? Il secoua la tête pour chasser les images horribles qui défilaient dans sa tête.

Ensuite, ce furent les parents du jeune Arthur qui arrivèrent, en tenues de nuit. Tous ceux qui avaient vue sur la scène leurs jetèrent des regards emplis de peine et de pitié. On les laissa passer et enfin Jean put voir ce qui avait rameuté tout le monde : Marjolaine étendue à côté du corps inerte de celui qu’elle aimait.

Tout se passa assez vite. Marjolaine fut ramenée par Francis à sa roulotte tandis que le corps d’Arthur était déplacé en un lieu plus respectueux. Ses parents s’étaient mis à pleurer à chaudes larmes, imités par plusieurs membres de la troupe. Arthur était un jeune homme amusant, plein de vigueur et toujours souriant. Il manquerait à tous.

Mais voilà, le crime ne resterait pas impuni.

-Qui ? Cria Marcus. Qui est celui qui a osé faire cela dans MON cirque ?

Seul le silence lui répondit. Tous s’entre-regardaient suspicieusement mais personne n’ouvrit la bouche. Si l’un deux savait, il ne le dirait pas et jouerait le jeu. Celui qui avait tué Arthur devrait se dénoncer de lui-même et il serait exilé de la troupe.

-Personne ne bougera d’ici tant que le coupable ne se sera pas fait connaître, reprit Marcus.

Alors à sa grande surprise, Jean sentit les regards se tourner vers lui les uns après les autres…

-Je… Mais ce n’est pas moi, bafouilla-t-il.

Jamais il n’aurait pu faire ça, bien qu’il l’ait pensé le jour même. Seulement, il fallait un coupable…

*

* *

Jean fut abandonné par la troupe. Le vieux clown amer et plus si amusant que cela avait été vu comme le coupable parfait. On pourrait penser que Marjolaine serait morte d’amour, incapable de vivre sans Arthur. Pourtant elle resta bien en vie. Elle se maria avec Francis, comme l’avait suggéré son père. Les premiers temps lui furent douloureux mais bientôt elle fut une femme heureuse, entourée de ses enfants et aimée de son mari. Francis quant à lui semblait toujours souriant mais lorsqu’il était loin de sa Marjolaine, son visage se durcissait et ses traits trahissaient une grande culpabilité, comme s’il portait le poids du monde sur son dos.

La vérité, on ne l’apprit jamais car quelques années plus tard Francis l’emporta dans sa tombe. C’était lui qui avait mis fin à l’existence d’Arthur car il n’aimait que Marjolaine, et était prêt à tout pour l’avoir…

Il laissa derrière lui une femme et trois pauvres enfants.

Maman déposa le livre sur la table de nuit et referma la boîte à musique. Elle se retourna et passa une main affectueuse dans les cheveux noirs de sa fille. Elle s'était endormie tandis que Maman racontait l'histoire quotidienne.

Maman se leva et marcha de son pas le plus léger jusqu'à la porte. Éteignant la lumière, elle se retourna pour jeter un dernier regard à sa fille et constata que celle-ci ne dormait déjà plus.

- Maman, ouvre la boîte, s'il-te-plaît, demanda-t-elle de sa petite voix ensommeillée.

Maman soupira mais elle rouvrit tout de même la petite boîte à musique rose. La danseuse et son partenaire se mirent alors à évoluer avec grâce, tournant et tournant encore tandis que les notes métalliques s'élevaient dans le silence de la chambre.

Arthur et Marjolaine danseraient pour l'éternité.

14/11/2008

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