boue jaune

Ce soir-là, y'avait comme un grand air de piano qui raisonnait dans mon entièreté. J'entendais une voix qui chantonnait deux simples mots, ils s'écoulaient au beau milieu de quelques notes 

de tendresse

une grande volupté. Une grande caresse triomphante. Une mélodie, une berceuse, un hymne, un monde. C'était à moi. C'était pour moi. 

de tendresse

Mais je finis par oublier de qui provenait cette voix. Un Saez ou un autre nasillard touchant, elle se démantelait déjà discrètement. J'étais perdue. Sans autre déception que ce que j'aimais ne se montrait plus à moi qu'à travers mes branlants souvenirs. Déjà, je remplaçai cette perfection foirée mais puissante par quelque chose de solide et de complet. Je voulais remplacer ma déception, barboter dans quelque chose de concret, m'offrir une nage dans un liquide dense et compact. M'enfoncer lentement dans une réalité fictive. La musique est un grand océan aussi épais que de la boue, aussi trompeur que le sable mouvant. Tout y semble si solide, si certain, si net. C'est alors que l'on si enfonce, lentement, et l'immersion est complète. Moi, je pédale sur mon tricycle jaune pour aller plus vite à l'intérieur de cette marée trompeuse. A un moment, j'ai presque envie de le prendre sur mon épaule pour nous donner un air complice et de dire "eh, c'est mon meilleur copain ! ". Mais à ce moment je ris, j'ouvre la bouche et toute la boue s'engouffre au fond de ma gorge, et rempli mes poumons. Mon sang devient musical. J'ai le coeur lourd, la turbine pleine de boue, j'ai jamais été aussi bien. 
Je m'engouffrais, toujours avec le sourire, mes lèvres badigeonnées des jolis mots chantés. 

-Mademoiselle... vous êtes en train de baver sur votre feuille. 

J'ouvre les yeux, je vois d'abord une nuée d'oiseaux noirs. Ma vision se clarifie, mais je m'attendais pas à voir la sale gueule de mon professeur en premier. 

Quand bien même, la musique pourra continuer encore un peu dans ma tête,
dans mon coeur,
et le remplir encore et toujours,

de tendresse.