Bran. (Partie 1)

Partie 1

1.01

              Bran en était plein. Il admirait sa sœur. Il faut dire que sa force, bien que différente de toutes les autres, était sans égal. Elle vivait pour elle et rien ne pouvait l'en empêcher. Dans son for intérieur elle était une princesse dans un château de diamant. Mais rien n'y faisait, elle restait la bonne dans un château de crasse. Elle regardait sans cesse l'extérieur de la petite fenêtre de sa médiocre chambre. Au loin le ciel était bleu. Devant elle il était noir. Au loin l'herbe était verte. Devant elle elle était jaune. Au loin la vie était présente. Devant elle seul le chaos existait. Elle ne disait rien, elle rêvait. Bran restait immobile devant la porte. Il l'observait comme elle observait le monde, le loin, l'horizon. Un horizon qu'elle espérait meilleur, un futur qu'elle voyait plus beau et une vie qu'elle vivait très sombre. Et Bran ne bougeait pas. Il y restait parfois des heures. Il l'observait sans dire un mot. Un silence. Le silence. Rien n'était plus pur, plus beau que ce silence. Ils étaient deux, regardant dans la même direction, partageant les mêmes rêves. Ils étaient deux, tout simplement. Et elle continuait à observer l'extérieur, tout comme Bran continuait de l'admirer. Sans un mot et sans même un regard ils se comprenaient. Ils étaient unis, frères et sœurs, seuls contre les autres. Les autres, leur famille, leurs frères et leur sœur, leur père et leur mère. Cette famille qu'ils détestaient détester, cette famille qui les détruit un peu plus chaque jour, cette famille qui les unit dans le désespoir. C'est de cette famille dont ils voulaient la fin. Pourvoir échapper à cette enfer, s'enfuir de ce guêpier, s'extraire de cette camisole. Mais ils étaient là et leur existence avait, aux yeux de Bran et sa sœur, autant de valeur que la leur. Ils étaient là, encore en train de dîner. D'où il était Bran les entendait encore rigoler, s'empiffrer de cette nourriture grasse et boire à n'en plus pouvoir. Et que se passerait-il un fois les estomac repus ? Bran le savait, malheureusement. Le regard de Bran était fixé sur sa sœur, ses yeux brillaient de plus en plus, puis une perle salée se mît à couler sur sa joue. Bran savait que la soirée de sa sœur ne faisait que commencée et que ce serait un terrible cauchemar. Mais Bran ne disait rien, ne faisait rien.

1.02

            La rosée du matin coulait le long des feuilles, le soleil commençait à faire son apparition. L'herbe tremblait sous les petites rafales de vent plus agréable qu'autre chose. Elle était assise là-bas, au fond du jardin. Les mains dans l'herbe, les jambes tendues, les cheveux volant au rythme du vent. Elle était rayonnante. Rien ne semblait pouvoir perturber cet instant de grande quiétude. Sauf peut-être ça. C'était comme la pluie qui suit le beau temps, comme l'enfer qui succède au Paradis, comme son bonheur qui laisse place à ses démons. Ce démon était un homme. Et cet homme était debout face à elle. Il était là, venu rendre son herbe jaune, son ciel noir et son monde un chaos. Il était là, devant elle, pour lui annoncer une chose qui allait changer sa vie. L'habit noir de l'homme laissait présager du malheur qui allait s'abattre sur elle. Elle le savait, le sentait. Elle tourna une dernière fois le regard vers son jardin, vers l'herbe verte et le ciel bleu. Mais c'était fini.

2.01

            Bran entendait le bruit des assiettes et des couverts qui s'entrechoquaient. Le repas était terminé. Plus rien ne le séparait du moment où il verrait sa sœur se faire exploitée par ses tortionnaires de géniteurs. Mais il n'y pouvait rien, il ne pouvait rien à rien. Il était faible face à cette force naturelle. C'était l'ordre des choses se disait-il comme pour se pardonner sa faut à lui-même. Elle, elle ne bougeait toujours pas. Elle restait debout, collée à cette petite fenêtre dans cette médiocre chambre. Et rien n'y faisait, quand des gouttes tombaient devant elle, un ciel bleu apparaissait au loin. C'était comme si le bonheur la fuyait, ou comme si elle n'osait pas partir à la recherche de ce qu'elle recherchait tant. Peut-être encore ne savait-elle-même pas ce qu'elle recherchait dans cet extérieur plein de libertés. Mais elle le cherchait. Et Bran la regardait. Les yeux humides il rêvait des rêves de sa sœur. Il voulait la voir heureuse. Tous les sens de Bran était en éveil et il entendait des pas se rapprochés. C'était ceux de son père, une démarche lourde et lente. Bran pensait que c'était la mort qui venait frapper à la porte, la mort prématurée certaine de sa sœur. Car oui Bran pensait à ça. Sa sœur était de plus en plus faible. Tout était paradoxal avec elle : plus elle faiblissait à l'extérieur, plus elle se fortifiait à l'intérieur. Et Bran voyait cette brindille adopter une carapace de pierre. Il voyait sa sœur évoluer, ou changer en tout cas. Et il entendait encore les pas se rapprochés. Il pensait au sort de sa sœur, de sa Cosette à lui, de sa raison de vivre, de son lui au féminin. Mais tout espoir était perdu. Tant qu'il ne ferait rien il ne se passerait rien. Mais il ne pouvait rien faire. Et le bruit des pas était de plus en plus fort, les problèmes se rapprochaient. Bran admirait sa sœur. Il en était plein.

2.02

            Elle se retourna et regarda la plus haute fenêtre de la maison. L'homme en noir était toujours là, il l'observait sans dire un mot. Elle y voyait ses rêves partir en fumée. Mais elle n'avait aucun regret, juste de la tristesse. Elle aurait voulu que l'homme ne parle pas. Mais à force de repousser ce moment il se rapprochait à grands pas. Elle ne voulait pas le voir, encore moins l'entendre. Le noir n'arrangeait pas la chose. L'homme était lugubre, froid. Il était grand et maigre. Une brindille au cœur de pierre pensa-t-elle. Elle devait l'affronté, il le fallait. Elle regarda l'homme, affronta son regard. Il était étrangement vide, sans émotion. Elle se leva. Elle avança. Elle était face à lui, face à son démon, face à celui qui ne lui apporte qu'une mauvaise nouvelle. Mais aucun des deux ne disait mot, ils se regardaient. L'une était plein d'effroi quand l'autre était vide. L'un affrontait son quotidien quand l'autre affrontait sa peur.
- Il est mort.
            Ces mots ont résonnés comme un coup de revolver dans sa tête. Elle l'attendait mais le choc était d'une rare intensité pour une si frêle jeune femme. Ses yeux se sont fermés. Un dernier instant elle le voyait lui embrasser le front. Il l'avait toujours protégé depuis ce jour. Et maintenant elle était seule, toute seule face au monde. Devant elle le ciel avait viré au noir, l'herbe avait tourné au jaune et son bonheur s'était transformé en chaos.

3.01

Bran entendait maintenant sa respiration. Plus que quelques mètres à parcourir et son père allait leur faire face. Bran jeta un dernier regard sur sa sœur. Puis il se retourna et s'e alla. Tandis qu'il s'éloigna il sentait l'homme entrer dans la chambre de sa sœur. Bran se mura dans sa chambre. Sans un mot, sans un bruit il écoutait les cris, les coups et la souffrance de sa petite sœur. Rien ne lui était plus désagréable. Mais la défendre n'aurait fait qu'empirer les choses. Dans cette maison, cette grande maison, deux personnes souffraient. Bran et sa sœur étaient deux êtres, deux enfants condamnés par leur propre famille. Et rien ne pouvait changer la moindre chose : c'était l'ordre des choses. Bran écoutait et suffoquait à chaque sanglot de sa sœur. Pour lui l'air de cette maison devenait irrespirable. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer se disait-il. Mais ce moment durai depuis des années. Et chaque jour c'était le même rituel. La torture puis la déchéance. Il revoyait sa sœur faire face à cette fenêtre, il l'imaginait faire face au monde entier. Il voulait que dans cette médiocre chambre le ciel devienne bleu et l'herbe verte. Mais rien n'y faisait et de cette chambre ne ressortait que son côté sombre.
            Bran n'entendait plus de bruit. Tout était fini. Un instant de silence puis les pas du père qui s'éloigne. Dans ces moments-là ce n'était plus son père. Il entendait encore des sanglots qui provenaient de sa sœur. Mais il ne pouvait plus se lever, c'était trop dur. Il n'avait pas la force de voir sa sœur allongée face contre terre en train de pleurer à chaudes larmes. Il voulait garder l'image de la jeune fille en train de regarder à travers cette petite fenêtre dans cette médiocre chambre. Puis après tout, c'était l'ordre des choses.

3.02

            Elle l'imaginait encore et encore sans pouvoir se dire que c'était terminé, que tout ceci n'était qu'une illusion perdue, un rêve éphémère. Il était mort. Elle se le répétait dans sa tête. L'homme en noir était encore là devant elle. Il lui faisait face, impassible. Son chagrin montait en elle mais aucune larme de ne coulait. L'épreuve était trop dure pour ça. Elle ne savais pas quoi faire, elle se sentais partir. Elle partait. Elle tomba en avant, les genoux contre le sol. Elle était à genou devant l'homme en noir. Il ne bougeait toujours pas. Elle était triste. Il était mort mais de son vivant il admirait sa force. Alors, pour faire honneur au défunt elle se releva d'un bloc. Elle faisait une nouvelle fois face à l'homme. Mais sur son visage la tristesse s'était changée en colère.
- Comment est-il mort ? demanda-t-elle d'un ton sec.
            A ces mots l'homme écarquilla les yeux. Jamais dans son métier quelqu'un ne s'était montré aussi bouleversé puis froid en si peu de temps face au décès d'un proche.
- C'était l'ordre des choses, répondit-il sèchement.

4.01

            Bran n'était pas croyant. Sa sœur non plus. Il ne croyait pas au destin. Pour lui les choses n‘avaient pas d'ordre, chacun agissait comme il l'entendait et tout était dû au hasard. Mais le reste de la famille croyait au destin. Pour eux, chaque chose est écrite. Bran voulait changer cet ordre, il voulait bouleverser l'ordre des choses. Mais comment faire ? Prisonnier de cette enfer il ne pouvait pas se sauver. Et il pouvait encore moins sauver sa sœur. Elle était la seule personne qui méritait de vivre à ses yeux, la seule qu'il comprenait. Et pourtant il ne pouvait rien faire pour elle, malheureusement. L'enfant brillant qu'il était réfléchissait à une solution, en vain. Il était seul, sans idées et avec une jeune fille à sauver d'une mort certaine. La mort il y pensait, il y pensait chaque jour de sa vie, chaque fois qu'il voyait sa sœur, chaque fois qu'il l'entendait pleurer, chaque fois qu'il entendait son père crier. La mort, quelle triste fin se disait-il. Au moins le salut final était égalitaire. Qu'un fasse le bien ou le mal on finira tous par mourir un jour. Ces pensées sombres envahissaient jour après jour l'esprit du jeune enfant. Bran pensait à la mort, il y pensait toujours. Et pendant ce temps il entendait sa sœur sangloter. Elle gémissait de douleur, et de peur aussi. La douleur de la torture qu'elle venait de subir, la peur de ne jamais quitter cet endroit pire que l'enfer. Intérieurement elle était pleine de rage. Mais elle vivait pour Bran. C'est d'elle qu'il tirait sa force. Il l'admirait, il en était plein.

4.02

            Elle resta muette. Son frère était mort, Bran était mort. Et c'était sa faute. Pendant qu'elle vivait dans le bonheur au milieu de ce ciel bleu et de cette herbe verte, lui vivait dans un monde tragique remplit de remords. Depuis ce jour-là, ce jour qui avait changé leur existence il était rongé par ce mal, rongé de l'intérieur. C'était trop pour un jeune homme de son âge. La jeune femme fondue en larmes.

5.01

            C'était la seule solution se disait-il. Il voulait changer l'ordre des choses. Il voulait que sa petite sœur puisse marcher dans l'herbe verte sous un ciel bleu. Alors pendant le nuit il prît un couteau et tua ses frères, sa grande sœur, son père et sa mère dans leur sommeil. L'enfer était fini.

            Une fois le massacre terminé Bran remonta doucement, sans un bruit ni une parole jusqu'à la chambre de sa sœur. Il se posta devant la porte. Il observait sa sœur devant cette petite fenêtre dans cette médiocre chambre. Le silence était de plomb.

5.02

            Elle se souvient maintenant de ce moment. Bran l'observait. Elle sentait comme une envie de se retourner pour l'observer à son tour. Mais quand elle tourna les yeux vers son frère, son regarde s'arrêta sur le couteau que le grand gamin tenait dans sa main gauche. Des gouttes de sang tombaient sur le sol. Le silence était rompu. Ce jour-là, l'ordre des choses avait été bouleversé.

6.00

            Ils étaient libres. Et quand elle se tourna vers la fenêtre celle-ci était devenue grande dans une chambre magnifique. Devant elle le ciel était d'un bleu resplendissant et l'herbe d'un vert éclatant. C'était ça pour eux la liberté.
            Mais aujourd'hui Bran était mort. La souffrance de la jeune femme, son bonheur passée et sa tristesse actuelle ne sont que des sentiments éphémères. Tout change, qu'on le veuille ou non. On ne peut pas bouleverser l'ordre des choses puisqu'il n'y a aucun ordre dans les choses. C'est ce qu'elle avait compris aujourd'hui en faisant face à cet homme en noir.