Breakaway
julie-tremblay
Synopsis
À vingt-deux ans, Anne Menard vient d'obtenir son diplôme de la Sorbonne et ignore quoi faire de sa vie. Avide de découvertes avant d'entamer une quelconque carrière professionnelle, la jeune Française décide alors de voyager durant une année entière et réussit à décrocher un permis de Vacances-Travail pour le Canada.
Six mois après son départ, Anne continue de parcourir cet immense pays, passant d'un petit boulot à un autre. Partie sans réel itinéraire en tête, elle profite de chaque instant, se laissant guider par les rencontres faites au cours de son voyage.
Jusqu'au jour où son contrat de travail prend fin inopinément.
Rapidement sans ressources, Anne répond à une annonce sur Internet et décroche avec soulagement un emploi au Myers Lake, un centre de vacances reculé au cœur de l'Ontario. Perdu au fond des bois, loin de la civilisation et de la frénésie des grandes villes, le Myers Lake est un coin de paradis pour les privilégiés pouvant se permettre le prix de la location d'un chalet.
Mais ce qui devait être un simple travail saisonnier va se révéler bien différent de ce qu'elle croyait…
Car la jeune femme n'aurait jamais pu imaginer que son chemin croiserait celui d'Ethan Myers, ex-star des Maple Leafs de Toronto, une célèbre équipe de hockey canadienne.
Brisé par un accident de voiture dont il peine à se remettre physiquement, Ethan préfère se perdre dans la bouteille plutôt que de contempler les lambeaux de son rêve parti en fumée.
Au désespoir de sa famille, le jeune homme au bord de la dépression perd progressivement ses moyens physiques, refusant d'accepter l'aide de ses proches. Reclus dans un chalet sur le domaine familial pour échapper aux médias, Ethan vit sa vie au jour le jour, entre souffrance physique et souvenirs amers.
Anne va venir bouleverser son existence. Curieuse et déterminée, la jeune fille connaît la perte. Elle sait ce qu'être privée de ses moyens signifie. Et dans les yeux de ce salaud qui l'accable d'injures et préfère se terrer chez lui pour éviter la compagnie, elle reconnaît la souffrance et l'appel à l'aide.
Tandis que la saison touristique bat son plein, l'amitié, et l'attirance, naissent entre eux. Au fil des semaines, au cœur de ce Canada sauvage et reculé, Anne va tenter de comprendre comment et pourquoi Ethan est devenu l'homme qu'il est aujourd'hui.
Épaulée de sa famille et des amis qu'elle s'est fait au Myers Lake, elle est bien déterminée à lui redonner goût à la vie.
Elle ignore de quoi est fait son futur.
Lui savait quel serait le sien, mais a tout perdu en une poignée de secondes.
Ensemble, peut-être parviendront-ils à trouver un nouveau sens à leur vie…
Début du roman
Chapitre 1
Anne
Le bus atteignit Wilno en milieu d'après-midi. Je réprimai un bâillement, frottant mes yeux encore endormis. La petite ville n'avait en soi rien d'extraordinaire, pas plus que la station-service où le chauffeur fit arrêt.
Un homme faisait le plein de sa camionnette et nous jeta à peine un regard avant de démarrer. À travers la vitre du magasin, je distinguai une femme assise derrière son comptoir, tournant les pages d'un magazine. Hormis cela, l'endroit était désert.
J'avais quitté Ottawa le matin même. Un changement de bus et de longues heures de route plus tard, je me trouvais enfin non loin de ma destination finale.
Je vérifiai mon téléphone. Pas d'appel ni de message. La tonalité était faible, voire inexistante depuis plusieurs kilomètres. Peut-être avais-je manqué un coup de fil de ma future patronne ?
Je fus la seule passagère à descendre. Le car s'était progressivement vidé au fil des arrêts, et la plupart des gens restant sommeillaient sur leur siège.
Le chauffeur m'aida à trouver mon sac dans la soute.
— Vous êtes sûre que c'est là que vous devez descendre ? me demanda-t-il.
— Oui, je dois travailler du côté de Paugh Lake.
— Alors vous êtes au bon endroit, acquiesça-t-il avant de remonter dans le bus.
Commença alors l'attente.
Je tentai d'appeler le numéro qu'on m'avait donné, mais mon portable n'arrivait pas à se connecter au réseau et ma batterie diminuait à vue d'œil.
Je voyageais seule depuis déjà plusieurs mois. J'avais l'habitude de la route et de ses aléas, mais c'était la première fois que je répondais à une annonce sur internet et ma nervosité grandissait au fil des minutes.
Je me mis machinalement à jouer avec la chaîne autour de mon poignet, faisant rouler chaque maille entre mes doigts. J'ignore pourquoi, mais c'était un geste qui me calmait depuis qu'Élise, ma meilleure amie, m'avait offert ce bijou trois ans plus tôt.
Décrocher ce job avait été un cadeau du ciel. Mon dernier contrat avait pris fin il y a presque un mois. Je m'étais retrouvée sans emploi du jour au lendemain quand le bar où je travaillais à Ottawa avait pris feu. Deux types qui fumaient à l'extérieur avaient jeté leurs mégots près d'une poubelle. Une heure plus tard, la majeure partie du Teddy's était parti en fumée, et nos emplois avec.
J'avais un peu d'argent de côté car on était payé à la semaine, mais mes maigres réserves avaient depuis fondu comme neige au soleil. Il ne me restait que cent cinquante dollars en poche. Je n'irais vraiment pas loin avec ça.
Élise m'aurait passé un savon si elle l'avait su, mais je refusais d'accepter son aide une fois de plus. Elle m'avait déjà prêté les sous pour mon billet d'avion et s'était portée financièrement garante auprès des autorités canadiennes pour que j'obtienne mon visa. Je ne pouvais pas lui en demander plus.
Après une vingtaine de minutes à poireauter, je m'étais résolue à aller demander de l'aide à la station-service quand un pick-up déboula de la rue principale, s'arrêtant sur le parking dans un crissement de freins qui me fit grincer des dents.
Un grand type aux cheveux bruns en descendit.
Il était jeune, probablement de mon âge, et plutôt séduisant avec sa mâchoire carrée, ses yeux sombres et sa carrure imposante.
Sa bouche se fendit d'un large sourire dès qu'il me vit, faisant apparaître une fossette sur sa joue droite.
— Anne ? fit-il en s'approchant.
Je fronçai les sourcils. J'attendais une femme, pas ce type.
— Nathan Myers, se présenta-t-il en me tendant la main. Ou Nate, c'est comme tu veux. On s'est parlé au téléphone la semaine dernière.
Soulagée, j'acquiesçai.
— Oui, je me souviens. Le fils des propriétaires.
— Ma mère n'a pas pu se libérer pour t'emmener au lac, poursuivit-il sans se départir de son sourire. Je fais le chauffeur. Désolé pour l'attente, je n'ai pas vu l'heure passer. (Il jeta un regard autour de lui.) Où sont tes affaires ?
— Tout est là, lui répondis-je, désignant mon sac-à-dos à mes pieds.
Il parut surpris.
— On peut dire que tu voyages léger.
— Je ne suis pas du genre à m'encombrer de l'inutile.
— C'est un bon état d'esprit, fit-il avec un clin d'œil.
Il m'aida à mettre mon sac-à-dos à l'arrière de son énorme pick-up puis grimpa derrière le volant. J'eus un instant d'hésitation en ouvrant la portière passager. Bon sang, ce truc était haut ! Je dus quasiment me hisser à l'intérieur. Ces modèles n'étaient vraiment pas faits pour les tailles modestes comme la mienne.
— Tu travailles aussi sur place ? lui demandai-je tandis qu'il faisait demi-tour sur le parking.
— Oui. Normalement, je viens seulement prêter main forte durant l'été. Mais j'y suis à temps plein depuis que j'ai obtenu mon diplôme.
Et cela n'avait pas l'air de l'enchanter plus que ça.
— Qu'est-ce que tu as étudié ?
— Le droit.
Ce fut en silence que nous quittâmes la ville, plongeant dans la forêt qui s'étendait tout autour de nous. Wilno était situé dans la vallée de Madawaska et les collines se succédaient dans le paysage.
C'était le début du mois de juin et de la belle saison. Après un long hiver, les pins blancs et érables se paraient de leurs plus belles couleurs. On m'avait dit que le summum viendrait à l'automne, j'avais hâte de pouvoir découvrir cela de mes propres yeux. La région était vraiment magnifique. Reculée, certes, et peu habitée, mais d'une beauté à couper le souffle.
Nathan suivit durant plusieurs minutes la route principale avant de bifurquer sur une autre plus étroite et encore moins fréquentée.
— Alors, comme ça, tu fais un road-trip ?
— Pas vraiment, expliquai-je. Je n'ai pas les fonds nécessaires, donc je travaille puis je voyage dès que j'ai assez d'argent.
— Depuis combien de temps es-tu sur la route ?
— Six mois.
— Et ça se passe bien ?
Je haussai les épaules.
— Pas mal. J'ai commencé à travailler dans l'Ouest, à Vancouver, mais la pluie m'a rapidement découragée. Je suis partie en mars. Cela a au moins eu le mérite de me payer mon voyage à travers la Colombie Britannique et l'Alberta.
Il se mit à rire.
— En plein hiver ? Tu as du cran !
— Ça m'a laissé quelques bons souvenirs, répondis-je avec un sourire en coin.
La vérité, c'était que j'étais tombée amoureuse de ces paysages sauvages et enneigés. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'y serais restée bien plus longtemps. Mais sans un sou, difficile de poursuivre mon voyage…
— Et tu es partie à Ottawa après ça ?
— Oui, j'y étais depuis début mai. Mais mon contrat a pris fin subitement. J'ai eu de la chance de trouver ce poste et que ta mère m'ait contactée.
— C'est elle qui était soulagée. La fille qui devait travailler pour nous s'est décommandée à la dernière minute. C'est pas toujours facile de trouver des gens qui acceptent de rester jusqu'à la fin du mois de septembre. La plupart des saisonniers sont des étudiants, et ils doivent retourner en cours avant ça.
— La saison touristique a déjà débuté ?
— C'était plutôt calme jusqu'en mai. La neige a tenu bon cette année, mais on commence à arriver à la pleine saison. Nous sommes situés à deux pas du parc Algonquin. Il y a pas mal de touristes qui traversent la région quand arrivent les beaux jours. On est complet jusqu'en octobre. Tu verras, il n'y a pas le temps de chômer.
— Et tous les employés sont logés sur place ?
— Non, la plupart habitent dans les alentours. Les saisonniers se partagent un chalet. Vous ne serez que trois cette année.
Une dizaine de minutes plus tard, Nathan se mit à ralentir. J'aperçus un panneau annonçant « Myers Lake, 2 miles », juste avant qu'il ne tourne pour s'engager cette fois sur un chemin de terre.
— Les bois que tu vois autour de toi sont à ma famille. Le terrain va de la route jusqu'au lac. On faisait de l'érable avant, mais on a dû arrêter faute de main d'œuvre. Et entre nous, plaisanta-t-il, le sirop du supermarché fait très bien l'affaire !
Les arbres se firent plus rares et nous finîmes par déboucher sur une clairière où je dénombrai une douzaine de véhicules allant du pick-up à la voiture familiale.
Nathan se gara à son tour. Curieuse, je regardai autour de moi mais ne distinguai aucune trace d'habitation.
— Les véhicules ne sont pas autorisés à accéder aux chalets, m'expliqua Nathan. Il faut s'y rendre à pied. On tient vraiment à préserver le terrain et le lac. Aucune route n'a été aménagée.
Il sortit de la voiture et attrapa mon sac. Je descendis à mon tour, mais j'étais distraite par les environs et mon pied se prit dans la ceinture. Grosse erreur. Faisant un vol plané, j'atterris à plat ventre dans la poussière.
Putain de…
— Merde ! jura Nathan. Anne, ça va ?
Il s'était précipité vers moi et m'aida à me relever. J'époussetai mes vêtements, me maudissant intérieurement d'avoir été aussi bête. État des lieux : jeans couvert de terre, tee-shirt déchiré et paumes égratignées. Ma queue de cheval s'était défaite et mes cheveux clairs me frôlaient désormais les bras. Décidément, cette journée commençait à être sacrément longue.
— Anne ? répéta Nathan, une note d'inquiétude dans sa voix.
— Rien de cassé, soupirai-je en époussetant mes vêtements. Mais je crois que je mérite vraiment une douche après ça.
Son regard me parcourut de la tête aux pieds et il grimaça.
— Je pense aussi. Viens, je t'emmène au chalet où tu vas rester les prochains mois.
Un chemin de terre partait du parking. Légèrement en pente, il nous mena jusqu'au lac. Je m'arrêtai alors, le souffle court. Je n'avais pas réalisé qu'Abigail Myers parlait d'un véritable lac lorsqu'elle m'avait téléphoné pour me proposer le poste. Dans mon esprit, je m'étais imaginée quelque chose se rapprochant plus de la taille d'une bonne mare.
Ce lac n'avait absolument rien d'une mare. Les arbres de l'autre côté de la rive me paraissaient bien lointains, leurs reflets jouant dans l'eau sombre du lac. Une barque flottait paisiblement en plein milieu. Je distinguai trois silhouettes, canne à pêche à la main.
— Et les chalets sont éparpillés tout autour ? fis-je, stupéfaite.
— Presque. Mais ne t'inquiète pas, ajouta-t-il, pince-sans-rire, on utilise des vélos pour se déplacer, ou le canoë si l'envie t'en prend.
— Je n'ai jamais… Enfin, je ne sais pas pagayer, avouai-je.
— On t'apprendra.
Nathan me fit longer le lac durant deux bonnes minutes, puis nous débouchâmes sur un nouvel espace dégagé. Deux chalets de bois sombre s'y trouvaient, situés à quelques dizaines de mètres de la rive.
— Voilà le terrain d'accueil. La réception est ici, fit-il en me désignant le plus petit des deux. C'est là que les touristes viennent récupérer leurs clés et qu'ils peuvent trouver des renseignements sur leur séjour et les environs. Le second chalet nous sert à stocker tout le matériel : les vélos, les jeux nautiques, ce qui nous sert à l'entretien du terrain…
Un large ponton surplombait l'eau juste en face du chalet d'accueil. Un couple s'y prélassait, profitant du soleil, allongé sur deux chaises longues. Nathan leur adressa un signe de la main auquel ils répondirent, mais on ne s'attarda pas pour discuter.
Un autre chalet se trouvait un peu plus loin, juste à la lisière des arbres. Une fille aux cheveux blonds était assise sur la terrasse et se peignait les ongles de pieds. Elle redressa la tête dès qu'elle nous vit et nous adressa un grand sourire.
— Voilà le chalet des saisonniers, m'informa Nathan.
La fille sauta de sa chaise et se précipita vers nous, dévalant les quelques marches de la terrasse, l'air surexcitée. Avec sa silhouette élancée, ses joues rondes, ses yeux gris et son visage en forme de cœur, elle était plus que jolie. Son short dévoilait aussi deux jambes si fines qu'un courant d'air aurait pu l'emporter.
— Je suis Savannah; Tu dois être Anne ? Ravie de te rencontrer !
Elle me prit dans ses bras dès que je fus à sa hauteur. Je me raidis, surprise, avant de lui rendre son étreinte. J'avais encore du mal à m'habituer aux câlins des canadiens.
— J'ai toujours rêvé d'aller en France ! enchaîna-t-elle avec enthousiasme. J'ai plein de choses à te demander ! Ton voyage s'est bien passé ? Nate n'a pas été trop chiant sur la route ? Il t'a fait visiter ?
Je clignai des yeux, étourdie par son déluge de questions.
— Euh… non. On vient juste d'arriver.
— Savannah est la fille d'amis de mes parents, marmonna Nathan. Et pour l'avoir connue depuis qu'elle est haute comme trois pommes, je te souhaite bien du courage pour la supporter durant les deux prochains mois !
La fille lui jeta un regard noir avant de me détailler des pieds à la tête. Elle sembla enfin remarquer mon piteux état et tourna son regard vers Nathan, une expression clairement amusée se peignant sur ses traits.
— Vous avez déjà roulé dans les buissons ?
Il me fallut quelques secondes pour comprendre le sous-entendu et je sentis le rouge me monter aux joues. Bonjour la première impression ! Nathan se mit à rire sous cape.
— Les buissons ? Savannah, susurra-t-il, j'ai plus de classe que ça. L'arrière de ma caisse est bien assez grand pour les préliminaires et ce qui suit. C'est pas ma faute si Anne a un déhanché plutôt… vigoureux.
— Il plaisante, intervins-je en voyant la fille ouvrir de grands yeux. Je suis tombée en descendant de sa bagnole.
Je fusillai Nathan du regard, mais il m'adressa un clin d'œil, n'ayant pas l'air plus repentant que ça.
— Il a pris son pick-up ? (Savannah secoua la tête d'un air réprobateur.) Ce truc est un danger public. Même moi, j'ai du mal à grimper dedans !
Vu qu'elle faisait quelques centimètres de plus que moi, mon amour-propre se sentit déjà mieux.
— Viens, fit-elle en me prenant le bras, je vais te faire visiter les lieux.
Tandis que Savannah m'entraînait sur la terrasse, Nathan déposa mon sac à l'entrée.
— Anne, il faut que je retourne au chantier, je te laisse t'installer. Savannah, tu l'emmèneras voir ma mère une fois qu'elle sera prête ?
— Oui, chef !
Elle lui fit un salut militaire.
Visiblement agacé, Nathan leva les yeux au ciel et fit volte-face, reprenant le chemin d'où on venait. Toutefois, son sourire trahissait son amusement. Je retins un éclat de rire.
Si je me fiais à mon instinct, j'allais bien m'entendre avec ces deux-là.
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Chapitre 2
Anne
Savannah avait dix-neuf ans et venait de terminer sa première année d'études en sciences naturelles à l'université d'Ottawa. Il ne me fallut qu'une poignée de minutes pour comprendre que c'était une véritable pipelette.
Tout en me faisant visiter l'intérieur, elle se mit à me bombarder de questions, me laissant à peine le temps d'y répondre avant d'enchaîner sur la suivante. Elle voulait tout savoir de mon voyage, d'où je venais, des endroits que j'avais visités, et où j'avais encore l'intention d'aller.
— Tu as fait de l'auto-stop ? Ça craint, non ? T'avais pas peur ?
— Un peu au début, mais je n'étais pas seule la première fois. J'ai rencontré une fille à Vancouver qui voulait aussi voyager. On est bien tombé. Une femme nous a fait faire une première partie du voyage, puis un couple de randonneurs avec qui on a bien sympathisé nous a emmenées direct à notre destination. Ils ont même fait un détour pour nous déposer exactement là on voulait aller. Après ça, je l'ai fait seule pour rejoindre Ottawa.
— Cool ! Les gens sont un peu plus frileux en Ontario. Je pense que mes parents me tueraient si j'en faisais, ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel.
Je répondis distraitement au reste de ses questions, curieuse du lieu que j'allais occuper pour les trois prochains mois. Car si j'avais eu plutôt de la chance depuis le début de mon voyage, certains des endroits où j'avais dû passer la nuit sur la route me filaient encore la chair de poule.
Je fus rapidement soulagée. Pour un logement de fonction, le chalet des saisonniers était propre et plutôt spacieux. Le bas se composait d'un large espace ouvert. La cuisine avait été aménagée juste à gauche de l'entrée, tandis qu'à droite se tenait une immense table à manger et un canapé à fleurs qui avait probablement connu des jours meilleurs. Au fond de la pièce, un escalier en bois menait au premier étage et aux deux chambres qui s'y trouvaient. Je partagerais celle de Savannah, l'autre ayant été attribuée à Ben, le troisième saisonnier.
La chambre était meublée avec le strict nécessaire. Deux lits simples avaient été installés de chaque côté de l'unique fenêtre, cette dernière nous offrant une vue imprenable sur le lac. Un bureau, une chaise et une seule penderie occupaient le reste de l'espace.
— Je t'ai laissé de la place sur les étagères du bas, m'informa Savannah. C'est pas grand, mais ça suffit pour la saison. Et j'avoue qu'avec le beau temps, on préfère passer notre temps dehors.
— Ça fait longtemps que tu es là ?
— Je suis arrivée il y a presque un mois et je resterai jusque début août.
Le logement et un accès internet étaient compris dans notre salaire. La patronne m'avait également dit que je pourrais emprunter l'un de leurs véhicules si je devais me déplacer occasionnellement dans les environs.
Savannah termina la visite par l'unique salle de bains du chalet. Je pus enfin prendre une douche, restant un long moment sous l'eau chaude, délassant mes muscles raidis par le voyage en car et ma chute.
Quand elle se mit à tambouriner à la porte de la salle de bains en me prévenant que l'eau chaude était limitée, je sortis de la douche à regret et enfilai des vêtements propres. Je contemplai mon apparence dans la glace avant de descendre, souhaitant faire bonne impression auprès de mes futurs employeurs. Mes cheveux châtain clair étaient de nouveau noués derrière ma nuque. Des cernes soulignaient mes yeux bleus, conséquences naturelle du stress de ces derniers jours et du long voyage. Je passai nerveusement mes mains sur ma chemise un peu froissée. Tant pis, cela ferait l'affaire.
Savannah avait fini de se peindre les ongles de pieds en rouge pétard et m'attendait avec des sandwichs dans la cuisine. Mon estomac se mit à gargouiller bruyamment dès que je sentis l'odeur du pain grillé. Je n'avais pas réalisé que j'avais si faim. Il n'était que six heures, encore un peu tôt pour le dîner selon les standards français, mais mon travail au bar m'avait forcée à changer mes habitudes. On soupait généralement tous ensemble vers dix-sept heures, juste avant que la foule ne commence à arriver. Et au Canada, la plupart des gens que j'avais rencontrés mangeaient de bonne heure.
— J'ai prévenu Abigail que tu étais arrivée, fit Savannah en me tendant l'un des sandwichs. Elle finit ce qu'elle est en train de faire et elle nous rejoindra ici.
— Ça marche. Merci pour le repas, ajoutai-je en prenant une bouchée du sandwich.
Hummmm… Je retins un gémissement de plaisir quand le fromage fondu me coula dans la bouche.
— Ne t'habitue pas trop vite, ma lança-t-elle en mangeant le sien. C'est chacun son tour pour la bouffe. J'espère que tu sais y faire ? Ben est un désastre en cuisine. Je n'en peux plus des pâtes à moitié cuites ou de ses sauces carbonisées.
— Ça devrait aller, la rassurai-je.
J'étais loin d'être une pro en cuisine, mais j'avais bien été obligée d'apprendre l'art de la débrouillardise depuis mes débuts au Canada.
Je venais juste de terminer mon repas quand Abigail Myers, ma nouvelle patronne, se présenta sur le pas de la porte.
Je la reconnus avant même qu'elle ne me dise son nom tant Nathan lui ressemblait. Ils partageaient les mêmes yeux bruns et cheveux sombres. Elle devait être âgée d'une cinquantaine d'années, les coins de ses yeux marqués par de multiples petites pattes d'oie.
Sa poignée de main fut ferme, et je la vis me jauger au premier regard. Manifestement, c'était une femme habituée au travail, et qui n'en attendait pas moins de ses employés. Je n'avais pas vraiment d'expérience dans le tourisme, mes emplois se limitant depuis le début de mon voyage à la restauration. Mais le fait que je parle français, anglais et italien avait joué en ma faveur. Elle avait accepté de me prendre à l'essai pour deux semaines, suivi d'un contrat jusqu'en septembre si je faisais l'affaire à l'issu de cette période. Dans le cas contraire, je recevrais ma paye pour mes quinze jours de travail ainsi qu'un ticket de bus direction Ottawa. Autant dire que cette éventualité n'était même pas envisageable… J'avais vraiment besoin de fric, et la vie à Ottawa n'était pas donnée.
Sans perdre de temps, Abigail m'emmena visiter la réception, puis nous fîmes le tour des chalets. Il y en avait dix-huit au total. Si certains se trouvaient non loin de l'eau, possédant même leur propre ponton et barque, d'autres étaient enfoncés loin au cœur de la forêt. Les plus grands pouvaient aussi être divisés en deux, permettant d'y loger deux familles en même temps, une à chaque étage.
— Nous attendons encore trois arrivées samedi prochain, m'informa Abigail. Nous serons à pleine capacité ce moment-là. Toi et Savannah vous occupez de l'accueil et de la gestion quotidienne du centre de vacances. Vous vous relayerez à la réception. Mon mari, Jack, est en train de finir la construction d'un chalet et il doit encore en retaper deux autres qui ont été endommagés durant l'hiver. Nathan l'aide, mais tu croiseras sûrement aussi des ouvriers dans le coin. Le chantier a pris du retard. (Elle poussa un soupir.) Nous avons aussi deux femmes de ménage qui viennent de la ville la plus proche. Ben, que tu rencontreras ce soir, est notre guide pour les excursions sportives dans les environs. C'est la cinquième fois qu'il travaille chez nous, il connaît bien la région. À la pleine saison, je propose aussi des balades aux touristes, d'où la raison pour laquelle je ne peux pas aider Savannah autant qu'avant.
Il ne me fallut guère longtemps pour tomber sous le charme de l'endroit. Le calme, l'air pur, la solitude… Le soleil était bas et les derniers rayons de la journée se reflétaient sur la surface tranquille du lac, offrant à mes yeux émerveillés un tableau enchanteur. Cet endroit semblait être une véritable retraite sur terre, un coin de paradis à l'écart du temps et de la frénésie des villes.
Abigail tint à me présenter aux touristes déjà présents. Les chalets, bien que pittoresques, possédaient tout le confort moderne. Elle m'avait glissé les tarifs pour en louer un pendant une semaine. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que seule une certaine catégorie de la population pouvait se permettre de débourser une telle somme !
Il y avait une gamme hétéroclite de clients, que ce soit de jeunes couples, des familles nombreuses ou même une bande de septuagénaires habitués des lieux. Certains venaient de la région, d'autres des États-Unis, et il y avait aussi deux couples en provenance d'Europe. La plupart étaient là pour se reposer et profiter de la région et de ses activités de plein air.
— Nous tenons à garder une atmosphère familiale, me déclara Abigail tandis que nous poursuivions nos visites de courtoisies. Les gens doivent se sentir comme chez eux durant toute la durée de leur séjour. C'est la raison pour laquelle nous limitons aussi le nombre de touristes. Nous aurions pu ouvrir un camping en marge des chalets – ce n'est pas la place qui manque – mais la sur-fréquentation n'apporte pas que du bon. Les gens payent plus cher pour venir ici que dans un autre domaine, mais ils sont au moins sûrs d'être tranquilles.
— Et pour le ravitaillement ? lui demandai-je. La ville la plus proche est assez éloignée, non ?
— La plupart des touristes sont prévoyants et amènent avec eux de quoi tenir pour la semaine. Ils peuvent aussi nous faire parvenir une liste de courses à la réception s'ils ne souhaitent pas se déplacer jusqu'en ville. On a un contrat avec un magasin là-bas. Nous sommes livrés trois fois par semaine.
Il nous fallut près de deux heures pour boucler nos visites. La nuit commençait à tomber et mes jambes étaient lourdes quand nous arrivâmes devant le chalet des Myers.
Il était bien plus grand que les autres, et sans aucun doute beaucoup plus ancien. Située à l'écart, près d'un renfoncement du lac, la bâtisse avait gardé un charme d'antan, avec ses planches de couleur rouge, ses colonnes de bois et ses deux larges terrasses, une à chaque étage, entourant le chalet. Il y avait une table et une balancelle sur celle du rez-de-chaussée. Juste au-dessus de la porte d'entrée, le nom Myers étaient gravé dans le bois.
— C'est superbe, fis-je, admirative.
— C'est l'arrière-grand-père de Jack, mon mari, qui l'a bâti il y a plus d'une centaine d'années, me dit-elle, non sans une certaine fierté. (Elle m'adressa l'un de ses rares sourires depuis mon arrivée.) À l'époque, le chalet faisait juste un étage et sa famille ne s'y rendait que durant l'été. Jack et moi nous sommes rencontrés durant nos études. Après notre mariage, nous avons décidé de développer le domaine. Il y avait une forte demande touristique dans les environs.
Abigail fit un geste de la main vers la forêt et je distinguai le toit d'un autre chalet situé un peu plus loin.
— Celui-là, nous l'avons construit pour nos fils, Ethan et Nathan. On s'était dit qu'ils reviendraient plus souvent s'ils n'avaient pas à partager la maison de leurs vieux parents.
Je fus surprise de voir la tristesse voiler son regard durant un bref instant, mais elle balaya rapidement ce sentiment de ses traits.
— Nathan y habite à présent, mais il n'aime pas trop qu'on y mette les pieds.
Ce qui expliquait sans doute pourquoi elle ne m'y conduisit pas. Prenant le chemin du retour, elle me fit couper à travers bois pour retourner au chalet des saisonniers.
L'esprit fourmillant d'une multitude d'informations à emmagasiner, je tentai de me repérer et de mémoriser le chemin, mais je savais déjà qu'il me faudrait plusieurs jours pour arriver à m'orienter sur le domaine tant celui-ci était vaste.
— Alors, fit Abigail, une lueur de défi dans le regard, prête à travailler ?
— J'ai hâte, lui répondis-je avec un sourire enthousiaste.
Et j'étais sincère.
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Chapitre 3
Anne
Deux semaines plus tard, je l'étais un peu moins. Surtout quand le réveil sonna, comme tous les matins, à six heures trente.
— Éteins ce foutu truc, gémit Savannah de l'autre côté de la chambre.
Je cherchai à tâtons mon portable et arrêtai la sonnerie. L'esprit encore embué de sommeil, je restai un moment allongée.
La lumière du jour filtrait à travers les rideaux et le piaillement des oiseaux se faisait déjà entendre. Plusieurs nids se trouvaient sous le toit. Tous les matins, nous avions le droit au même raffut.
Mes yeux étaient lourds et mes muscles endoloris. Sentant le sommeil me gagner à nouveau, je me forçai à sortir du lit avant de retomber endormie. L'air frais me fit aussitôt frissonner. On avait beau être en plein mois de juin, la température restait fraîche en matinée et en soirée.
Savannah avait rabattu les couvertures sur sa tête et s'était remise à ronfler doucement. C'était son jour de congés aujourd'hui. Elle avait bien de la chance.
Après un rapide tour à la salle de bain, j'enfilai un jean, un tee-shirt et une paire de baskets. Si j'avais bien appris une chose depuis mon arrivée, c'est qu'il valait mieux porter des vêtements confortables. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver au cours de la journée.
Car ce n'était pas seulement les touristes sur place qu'il nous fallait gérer au quotidien, mais aussi tous ceux qui avaient réservé et s'inquiétaient pour leur prochain séjour, ceux qui tentaient de réserver sur le site et ne semblaient pas comprendre que tout soit d'ores et déjà bouclé, ou encore les campeurs de passage cherchant un endroit où passer la nuit et qui s'aventuraient dans le domaine privé.
Il y avait eu aussi la famille d'italiens qui s'était perdue au beau milieu de la forêt et nous avait appelés en panique. Avec Nathan et Jack Myers, son père, ils nous avaient fallu près de quatre heures pour les retrouver, leurs explications embrouillées se limitant à « Nous sommes sortis du chemin. », ou encore « Nous avons tourné à gauche après cette clairière. » Autant dire que nous étions bien avancés. Mes jambes, et surtout mes mollets, gardaient de douloureux souvenirs de cette randonnée.
Ma période d'essai avait pris fin hier et Abigail m'avait fait signer le contrat jusqu'en septembre.
Dire que j'étais soulagée serait en-dessous de la vérité. Car même si le travail était conséquent et pas toujours une partie de plaisir, le cadre était tout simplement idyllique, je commençais à me lier d'amitié avec les gens avec qui je bossais, et le salaire confortable qui m'était versé chaque semaine me permettrait ensuite de voyager jusqu'à la fin de mon visa sans devoir me soucier sans cesse de ce qui me restait dans le porte-monnaie.
Je jetai un œil à ma montre. Six heures cinquante-cinq. Je ferais mieux de me dépêcher. Les touristes partaient souvent de bon matin en excursion et nous ouvrions la réception dès sept heures quinze.
En descendant, je trouvai Ben et Nathan dans la cuisine.
Ben était un gars du coin. Âgé de vingt-quatre ans, c'était un sportif et un amoureux de la nature. Solidement bâti, il passait ses journées au grand air, comme en témoignaient sa peau bronzée et les reflets qui venaient éclaircir ses cheveux bruns. Avec son caractère doux et amical, il m'avait tout de suite mise à l'aise. Savannah n'avait pas tort, il n'était pas doué pour la cuisine, mais il nous régalait tous les soirs d'histoires loufoques sur les touristes qu'il emmenait visiter la région depuis des années.
Lui et Nathan se connaissaient depuis des lustres et passaient le plus clair de leur temps libre ensemble. Et bien que Nathan ne partage pas notre chalet, il n'était pas rare de le voir en soirée ou au petit-déjeuner avant de regagner le chantier où il prêtait main forte à son père. J'avais la nette impression qu'il s'ennuyait. Il faut dire que le lac était assez reculé. Hormis les touristes de passage, on ne voyait pas grand-monde durant nos journées.
— Le café est encore chaud, m'informa Ben dès qu'il me vit.
— Merci.
Je les rejoignis à table, me servant une large tasse au passage.
— Quel est le programme de la journée ?
— Une randonnée dans le parc avec les Belmonte, me répondis Ben.
Nathan et moi grimaçâmes de concert. C'était la famille d'italiens qui nous avait causé tant de soucis quelques jours plus tôt.
— Bon courage, lui lança Nathan.
— Ce n'est pas de courage dont il aura besoin, marmonnai-je, c'est d'une laisse et d'un sacré harnais.
Cela les fit rire, mais Ben n'avait tout de même pas l'air super enchanté lorsqu'il partit cinq minutes plus tard.
— J'ai besoin de toi ce matin, me déclara Nathan tout en déposant la vaisselle dans l'évier. Les délimitations d'un des chemins de randonnée ont besoin d'être rafraîchies. Ma mère s'occupera de la réception jusqu'à notre retour.
— Ça marche.
********
Nous allions partir quand Nathan se mit à fouiller ses poches.
— Merde ! jura-t-il. J'ai oublié mon portable.
L'une des premières règles qu'on m'avait répétée dès mon arrivée, et qui était affichée sur tous les panneaux d'information autour du lac, était de ne jamais partir quelque part sans que chacun ait son propre moyen de communication. La forêt était dense, les chemins parfois mal tracés, aussi valait-il mieux toujours avoir sur soi un moyen de contacter quelqu'un.
— J'ai dû le laisser chez moi. Viens, on va faire un saut avant de partir.
Nathan me conduisit directement chez lui, coupant à travers bois.
Quelques minutes plus tard, je me trouvai face à une réplique du chalet de ses parents. Les mêmes planches rouges ornaient le bâtiment. La balustrade de la terrasse, artistiquement travaillée, présentait quant à elle un enchevêtrement de feuilles d'érable taillées dans un bois clair.
Nathan gravit les quelques marches du perron. Je traînai en arrière, prête à l'attendre, mais il me fit signe de le suivre.
— J'en ai pour deux minutes, m'assura-t-il.
Comme notre chalet, le sien s'ouvrait sur une grande pièce de vie. Toutefois, la comparaison s'arrêtait là.
Cette pièce était immense. Et si notre logement semblait avoir été meublé avec de la récup', le sien me fit ouvrir des yeux ronds.
Deux énormes canapés de cuir noir attirèrent d'abord mon regard, puis ce fut une large table basse en verre, et un écran plasma faisant face à l'ensemble. Bon sang, cette télé devait faire quasiment ma taille !
Un poêle à bois avait été installé au cœur de la pièce, délimitant le côté salon du côté salle à manger. Je notai également une console de jeu et un billard relégués au fond de la pièce. Juste à côté se trouvait l'escalier menant à l'étage. Enfin, un couloir menait à la terrasse arrière, plusieurs portes closes situées de part et d'autre de ce dernier.
Une cuisine américaine dernier cri se trouvait juste à droite de l'entrée, composée d'une double rangée d'étagères et d'un large comptoir qui m'avait tout l'air d'être du marbre.
Le tout respirait l'aisance, ce qui détonait avec l'image que je m'étais faite des Myers. Leur affaire marchait bien, mais je n'avais pas non plus l'impression qu'ils roulaient sur l'or.
— Sers-toi si tu veux boire un truc, me lança Nathan avant de monter les escaliers. Il y a tout ce qu'il faut dans le frigo.
Je n'avais pas spécialement soif, aussi en profitai-je pour laisser libre cours à ma curiosité et explorer rapidement la pièce.
Des cadres photo étaient accrochés aux murs. J'entraperçus Nathan dans certains d'entre eux, parfois aux côtés d'un type encore plus solidement bâti que lui. Tous deux souriaient au photographe, jeunes et séduisants. Sans doute un parent, car ils se ressemblaient beaucoup.
M'approchant de la fenêtre qui donnait sur le côté gauche du chalet, je découvris sur la terrasse un jacuzzi qui devait bien pouvoir accueillir six personnes. Un peu plus, et on aurait pu le qualifier de piscine.
Un étrange crissement sur le parquet vint perturber mon exploration. Il provenait du couloir du fond. Surprise, je me figeai. Nathan ne m'avait pas dit qu'il y avait quelqu'un d'autre ici.
Une poignée de secondes plus tard, je sursautai quand un homme en chaise roulante émergea du couloir.
Il n'était pas rasé. Ses cheveux étaient hirsutes, ses vêtements froissés... et il empestait.
Même de là où j'étais, l'odeur me fit grimacer.
Le type était visiblement soûl. Ses gestes paraissaient difficiles et manquaient de coordination. D'un mouvement trop brusque, il se dirigea vers la cuisine et sa chaise roulante vint brutalement taper contre le comptoir, projetant son corps vers l'avant.
Je fis aussitôt un pas vers lui, inquiète, mais la bordée de jurons qu'il lâcha m'arrêta net.
Il ne m'avait pas vue, ou alors m'ignorait-il, je ne saurais le dire dans son état. Pâle et plutôt maigre, il n'avait pas l'air d'être en bonne santé.
Ayant clairement un but en tête, il fit rouler sa chaise jusqu'au frigo. Il ouvrit la porte et en tira une bière, grognant sous l'effort qu'il dût démontrer pour attraper la bouteille.
J'étais incapable de lui donner un âge. Ses cheveux bruns et sa barbe lui cachaient la moitié du visage.
Ignorant toujours ma présence, il ouvrit un tiroir, en tira un décapsuleur, puis se mit à boire.
J'allais dire quelque chose, ou du moins manifester ma présence, lorsque Nathan descendit les marches du premier étage. Le type l'entendit et redressa la tête. Son regard s'arrêta alors sur moi et je le vis froncer des sourcils.
— Qu'est-ce qu'elle fout là ? marmonna-t-il.
Sa voix était si rauque et éraillée que j'eus du mal à comprendre ses mots.
Nathan s'était arrêté au bas des escaliers. Son expression surprise laissa place à la colère dès qu'il vit la bière.
— Merde, vieux ! s'exclama-t-il. Il est même pas huit heures du mat' et t'es déjà défoncé ?
— Va te faire foutre, lui rétorqua le type.
Il le fusilla du regard avant de reporter son regard sur moi.
— Je te l'ai déjà dit, tu les baises et tu les fous dehors. À moins qu'elle cherche autre chose… fit-il en me reluquant des pieds à la tête.
— Je ne suis pas…
Nathan m'interrompit, avançant vers le type.
— Arrête ça, et pose ta bière ! Will passe ce matin, t'as intérêt à être prêt.
— Pas aujourd'hui, marmonna le soûlard en prenant une nouvelle gorgée. ‘suis pas d'humeur. À moins qu'elle ait envie de me faire une gâterie. Peut-être que ça me réveillerait. Ça te dit, trésor ?
Non, merci.
Je grimaçai de dégoût.
— Je doute que vous arriviez à réveiller que ce soit dans votre état.
— Ça fonctionne très bien là-dedans, tu peux vérifier.
Et comme pour me le prouver, il posa sa main libre sur son entrejambe.
Ok. J'en avais assez vu. Je ne savais pas qui était ce gars, mais je n'allais pas continuer à entretenir les pensées lubriques de son esprit embrouillé par l'alcool.
— Nathan, fis-je en me dirigeant vers la porte, ignorant délibérément le type qui attendait ma réponse, je t'attends dehors.
Cela parut le mettre en rage.
— C'est ça, dégage de chez moi ! (Il se tourna vers Nathan.) Emmène ta putain ailleurs ! beugla-t-il.
Mes yeux s'agrandirent sous l'insulte. Je me figeai, sentant le rouge de la colère me monter aux joues. Non mais pour qui se prenait ce type ?
— Ta gueule, espèce de con ! lui répliqua Nathan. Va cuver ton vin ailleurs !
Le type nous jeta un dernier regard incendiaire et voulut faire demi-tour à sa chaise, mais une des roues se bloqua, faisant basculer son fauteuil et le projetant à terre. Il chuta sur le côté, son épaule heurtant brutalement le sol. Sa bière lui échappa des mains et alla rouler sous le comptoir de la cuisine, répandant son contenu absolument partout.
— Non mais regarde-toi ! hurla Nathan, hors-de-lui. C'est encore pire que la dernière fois, mec ! Démerde-toi pour remonter dans ta chaise !
Choquée, je ne savais plus où me mettre.
Voyant que le type ne bougeait plus, je pris peur et me dirigeai vers lui, mais Nathan m'intercepta avant que je puisse l'atteindre et me tira vers la sortie.
— Viens, insista-t-il alors que j'hésitais à le suivre.
— On ne devrait pas l'aider ? Nathan, il s'est peut-être fait mal.
Le type se redressa à la force de ses bras, grimaçant de douleur lorsqu'il plia légèrement l'une de ses jambes. L'autre semblait être un poids mort qu'il traînait derrière lui. Il s'adossa au comptoir de la cuisine, ses vêtements imbibés de bière. Ses paupières étaient closes, sa respiration hachée. Ses cheveux trop longs s'étaient plaqués sur un côté de son visage, dévoilant sa joue droite mal rasée. Je notai une cicatrice près de sa pommette.
Nathan secoua la tête, son expression oscillant entre colère et dégoût.
— Laisse tomber. S'il a envie de foutre sa vie en l'air, ce n'est pas moi qui vais pouvoir y changer quoi que ce soit à ce stade.
Cette fois, lorsqu'il me tira plus fermement vers la sortie, je le suivis sans protester.
Nathan me lâcha dès que nous fûmes à l'extérieur et claqua violemment la porte derrière nous. Poussant un soupir, il se passa la main dans les cheveux, ébouriffant sa tignasse sombre. Puis il dévala les quelques marches du perron et se dirigea vers le lac d'un pas rageur. Il avançait si vite que j'eus du mal à le suivre.
— C'était qui ? Il s'écoula quelques secondes d'un lourd silence avant qu'il ne me réponde.
— Ethan.
Le nom me disait vaguement quelque chose. Je cherchai dans mes souvenirs, et la conversation que j'avais eue avec Abigail lorsque celle-ci m'avait montré les lieux le tout premier jour me revint en tête.
— Ton frère ? fis-je, surprise.
Il hocha la tête, refusant de croiser mon regard. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine après cette scène et les pas de géant que je devais faire pour ne pas qu'il me sème.
En quelques minutes, nous nous retrouvâmes devant la réception.
— Ça t'embête si on remet ça à plus tard ? Je n'ai franchement pas la tête à ça.
Et sans me laisser le temps de répondre, il vit volte-face, se dirigeant vers le parking.
Peu après, j'entendis un moteur gronder au loin puis disparaître progressivement, happé par la forêt.
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Chapitre 4
Anne
Je restai le reste de la matinée à la réception, répondant aux coups de fil et aux emails à n'en plus finir. C'est comme si tout le monde s'était donné le mot ce matin pour me faire passer une journée de merde.
Deux couples se présentèrent vers onze heures. Arrivés la veille, ils cherchaient des informations sur les excursions proposées par Ben. Ils le prirent mal quand je leur annonçai que le planning de ce dernier était complet pour les trois semaines à venir. Les gens étaient censés réserver en ligne avant le début de leur séjour pour s'assurer une place. Finalement, je réussis à éteindre la dispute en leur trouvant de la place pour une balade en canoë dans le parc Algonquin avec Abigail.
Les heures défilèrent, chargées, mais je ne pouvais quand même pas m'empêcher de repenser à la scène de ce matin, les questions se bousculant dans mon esprit.
L'inquiétude m'avait gagnée après que Nathan soit parti et m'ait laissée plantée là. Et si le type n'avait pas réussi à remonter dans sa chaise ? Et s'il attendait que quelqu'un vienne l'aider ? Pouvais-je être accusée de non-assistance à personne en danger ?
Je commençais à me ronger les sangs et j'allais presque craquer et y retourner lorsque j'avais vu Abigail rejoindre le chalet d'accueil d'un pas rapide. Au vu de ses traits tirés, Nathan avait dû lui passer un coup de fil.
— Anne, tu peux t'occuper de la réception ?
À peine le temps d'acquiescer qu'elle était déjà partie, se dirigeant droit là d'où je venais sans même une explication.
Pourquoi m'avait-elle dit que seul Nathan habitait ce chalet ? Et pourquoi ce type était-il soûl de si bon matin ?
Je n'étais pas du genre à me mêler de ce qui ne me regardait pas, mais cette scène m'avait choquée. D'une part, Ethan Myers avait visiblement un gros problème. De l'autre, la violence de Nathan à son égard m'avait surprise. Et si c'était une habitude comme l'avait laissé entendre leur engueulade, pourquoi diable laissait-il de la bière traîner dans son frigo ?
Une douleur sourde se réveilla dans mon épaule droite. Machinalement, je me massai l'omoplate et le haut du bras. J'étais guérie aujourd'hui, mais ce n'était pas la première fois que le fantôme de cette vieille souffrance venait se faire sentir. Je savais ce que cela faisait d'être privée d'une partie de ses moyens physiques. Et en repensant à cet homme au sol, je ne pouvais m'empêcher d'avoir pitié de lui malgré les insultes qu'il m'avait balancées.
À midi, je quittai la réception. Savannah n'étant nulle part en vue, elle avait manifestement réussi à se tirer du lit.
Je mangeai seule un sandwich au bord de l'eau, sur le ponton, les pieds baignant dans le lac. C'était habituellement mon moment de tranquillité, le plus apaisant de mes journées, mais j'avais l'esprit trop préoccupé pour en profiter.
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J'eus beau guetter son retour, Nathan ne revint pas.
L'épicerie nous livra en début d'après-midi. Je passai les heures suivantes à faire le tour des chalets pour distribuer la nourriture que certains clients avaient commandée, puis à récupérer le matériel que d'autres avaient emprunté.
À dix-sept heures, je fermai la réception. Abigail Myers la rouvrirait jusqu'au soir. Elle assurait la plupart du temps le service en soirée. Vu qu'elle ne m'avait pas reparlé depuis ce matin, j'imaginais qu'il n'y avait pas de changement au programme.
Je croisai Savannah en regagnant notre chalet. Elle me proposa d'aller en ville faire les courses, notre stock de nourriture diminuant à vue d'œil. J'acceptai, soulagée de pouvoir m'échapper ne serait-ce que quelques heures. J'avais beau aimer le calme de cet endroit, je n'étais pas contre revoir un peu la civilisation après deux semaines passées au fond des bois.
Savannah profita du trajet pour me raconter les évènements de sa journée. Apparemment, elle avait retrouvé des amies d'enfance en vacances dans la région.
— Elles m'ont dit qu'il y aurait une fête ce weekend dans le camping où elles logent. C'est à une demi-heure d'ici. Il faut absolument qu'on y aille. Je vais mourir d'ennui si ça continue ! ajouta-t-elle en soupirant avec exagération. Je ne comprends pas comment fait Nathan… ni pourquoi d'ailleurs il tenait absolument à revenir ici après son diplôme.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? fis-je, surprise.
— Il avait reçu une proposition de la part d'une boîte à New York. Ils voulaient le prendre à l'essai dès son diplôme en poche.
— Et il a refusé ?
— Ouais, tu peux le croire ? (Elle secoua la tête.) À sa place, j'aurais sauté sur l'occasion. T'imagines… New York ! Et lui est revenu vivre ici. C'est pas comme si Abigail et Jack avaient vraiment besoin de lui. Ils auraient pu embaucher quelqu'un en plus pour la saison.
J'hésitai un bref instant à lui raconter ce qui s'était passé le matin-même. D'un côté, j'aurais bien aimé lui demander si elle savait que le frère de Nathan vivait ici. De l'autre, vu que personne ne m'en avait touché un mot depuis mon arrivée, je commençais à me demander si quiconque était au courant de quoi que ce soit. Et si c'était un secret, je ne souhaitais pas m'attirer les foudres de mes employeurs.
— Tu es bien silencieuse… ça va ?
— Juste fatiguée, mentis-je. La journée a été longue.
Tenant le volant d'une main, elle me tapota le bras.
— Je compatis. Les touristes peuvent être chiants à la longue. Ça fait un mois que je suis ici et j'ai failli noyer un gamin une fois, me confia-t-elle, très sérieuse. Ce microbe avait planqué les pagaies des canoës. Ses parents ne les retrouvaient pas et m'ont accusée de les avoir égarées. Abigail m'est tombée dessus et j'ai bien cru que j'allais me faire virer ! Elle a beau être amie avec mes parents, elle ne plaisante pas avec ce job. Honnêtement, je ne pensais pas que ce serait aussi crevant. Mais j'ai besoin de le garder, poursuivit-elle après un bref moment de silence. Je veux voyager, comme toi. On m'a proposé d'étudier durant un semestre à l'étranger l'année prochaine, mais je n'ai pas les sous pour le moment. Si je tiens jusqu'à la fin du mois d'août, je devrais avoir économisé suffisamment pour le faire.
Savannah me conduisit dans une ville encore plus petite que Wilno. Il n'y avait guère ici plus qu'une vingtaine de bâtisses, bien que le parking du supermarché soit relativement bondé.
— C'est le seul dans un rayon de 10 kilomètres, m'informa Savannah après avoir tourné plusieurs fois en rond avant de trouver une place pour se garer. Autrement, il n'y a que des dépanneurs dans les stations-service.
Nous remplîmes deux charriots entiers de nourriture et de produits essentiels. N'ayant qu'un sac de randonnée pour seul bagage, je ne pouvais pas me permettre d'emporter grand-chose avec moi quand je voyageais. Vu que j'étais maintenant quasi-certaine de passer toute la saison estivale au Myers Lake, je me rachetai des produits de toilette dignes de ce nom et investis dans un second maillot de bain. J'avais bien l'intention de profiter un maximum du lac et de la chaleur estivale qui commençait à se faire sentir.
Après avoir chargé le coffre de la voiture, Savannah me conduisit jusqu'au bar le plus proche. Elle s'était liée d'amitié avec l'une des serveuses, Aubrey.
Contrairement aux États-Unis où l'âge légal pour boire de l'alcool était fixé à vingt-et-un ans, la limite était fixée à dix-huit au Canada, attirant ainsi nombre de jeunes américains pour y étudier ou passer du bon temps. La plupart des universités terminant les cours entre avril et juin, la saison des voyages étudiants battait son plein, aussi le petit bar était-il pris d'assaut par une foule de jeunes campeurs et de randonneurs de passage dans la région.
Nous dinâmes au bar. J'engloutis mon hamburger et mes frites de patates douces – une tuerie ! – tout en écoutant Savannah flirter sans complexe avec tout ce qui lui passait sous le nez.
— Rien ne peut l'arrêter, me confia Aubrey à mi-voix derrière le comptoir du bar.
Nous éclatâmes de rire et Savannah nous jeta un regard méchant avant de reporter son attention vers le gars sur lequel elle avait mis le grappin.
Un type m'aborda à un moment, cherchant à engager la conversation, mais son regard à moitié éméché me faisait plus peur qu'autre chose. Je l'ignorai et il finit par se rabattre sur une autre fille.
Aubrey, qui nous observait du coin de l'œil tout en bossant, déposa devant moi un large verre de coca. J'avais arrêté l'alcool après une seule bière, sachant bien qu'il faudrait que quelqu'un prenne le volant pour rentrer. Et vu la vitesse à laquelle Savannah s'enfilait les cocktails depuis notre arrivée, cette personne avait de grandes chances d'être moi.
— Pas la tête à ça ? fit Aubrey en désignant le type du menton.
— Je voyage léger… ce n'est pas pour m'encombrer en plus de problèmes de mecs, plaisantai-je.
— Je doute que celui-ci t'aurait posé le moindre problème. Un coup d'un soir, ça a parfois du bon.
— Et où ça ? lui rétorquai-je en riant. Dans la voiture ? Les toilettes du bar ?
Aubrey grimaça.
— Beurk... Ne me parle pas de ça, je suis de corvée nettoyage ce soir. Et ces pauvres toilettes ont déjà vu défiler une foule de choses... tu peux me croire.
Je levai mon verre et descendis mon coca, saluant ses paroles.
— Savannah m'a dit que tu voyageais déjà depuis plusieurs mois, reprit-elle après avoir pris une commande. Qu'est-ce qui t'a poussée à partir ?
Vaste question. Parfois, je me la posais encore moi-même.
Je n'avais pas vraiment un tempérament d'exploratrice. J'aimais les choses planifiées, les lignes droites, les projets définies. Ma décision en avait surpris plus d'un, mais je ne la regrettais pas.
— J'ai obtenu mon diplôme il y a quelques mois et je ne savais pas vraiment quoi faire après. Je voulais… je voulais faire quelque chose avant de commencer à travailler. Accomplir quelque chose pour moi et qui vienne de moi... et non pas de ma famille ou de mes amis, comme c'est souvent le cas.
— Je comprends, fit-elle après un court silence. (Elle jeta un regard autour de nous et haussa les épaules.) On a tous un jour plus ou moins envie de se barrer et de voir ce qu'il y a ailleurs, c'est normal.
Nous échangeâmes un sourire. Elle-aussi semblait avoir envie de partir un jour. Dans ses yeux, je lisais la même flamme qui habitait les miens avant mon départ.
L'incertitude.
Le questionnement.
L'envie d'ailleurs.
********
La soirée battait son plein. Je discutais depuis près d'une heure avec un Australien, Ashton, qui possédait également un Permis Vacances-Travail et bossait dans un camping du coin. Il était plutôt mignon avec ses cheveux blonds et bouclés, mais c'était aussi une source inépuisable d'information. Je lui racontai ma découverte de la Colombie Britannique et de l'Alberta, puis lui me fit part de ses propres expériences. Il avait bien plus bougé que moi, bien décidé à parcourir le pays de long en large en une année.
— Tu devrais vraiment visiter le Yukon si tu en as l'occasion. C'est complètement sauvage, mais si les montagnes t'ont plu, tu devrais adorer.
— Oui, je pensais justement aller de ce côté-là durant mes derniers mois.
— Fais-moi signe si tu y vas vers octobre. Je songe sérieusement à y retourner une dernière fois avant de repartir.
Nous échangeâmes nos numéros de portable. Je vis soudain Aubrey me faire signe depuis le bar.
— Je reviens, lui dis-je avec un sourire qu'il me rendit.
Aubrey avait posé ses verres quand je la rejoignis au comptoir.
— Qu'est-ce qui se passe ? lui demandai-je.
J'avais gardé un œil sur Savannah. Elle était toujours attablée au bar et dévorait en ce moment même la bouche du type avec qui elle flirtait depuis une bonne heure. Elle avait plus l'air de prendre son pied que d'avoir besoin d'aide.
Aubrey se contenta de me désigner du doigt le fond du bar. Je tournai la tête, cherchai un peu, et découvris Nathan, seul à une table, une rangée de verres vides devant lui.
Et merde.
— Ça fait longtemps qu'il est là ?
— Il est arrivé un peu après vous avec une bande de potes. Ses copains sont partis, mais il n'est pas en état de prendre seul le volant vu les verres qu'il s'enfile depuis qu'il est là.
Génial.
— Merci, Aubrey.
J'hésitai une poigné de secondes avant de me diriger vers sa table. Il m'ignora quand je posai mes fesses sur la chaise devant lui. Je fis claquer mes doigts sous son nez et il releva la tête, mécontent.
— Quoi ? grogna-t-il.
Ses yeux étaient embués par l'alcool. Il mit un bout de temps à me reconnaître dans la quasi-pénombre du bar.
— Qu'est-ce que tu fiches là ? fit-il, se passant une main sur son visage, frottant ses paupières.
Son front était couvert de sueur et il portait les mêmes vêtements que ce matin.
— Je ne t'ai pas vu de la journée.
— J'étais occupé, marmonna-t-il.
— À te bourrer la gueule ?
Il ne répondit pas. Son verre à la main, il faisait tourner le liquide sombre qui restait dans le fond du récipient.
— File-moi tes clés. Toi et Savannah êtes déjà bien amochés. Je vous ramènerai ce soir.
Il hésita un long moment avant de mettre la main dans sa poche et de me les donner.
— Désolé que tu aies assisté à ça ce matin, lâcha-t-il enfin, rompant la glace.
— C'est pas grave. Je ne savais pas que quelqu'un d'autre vivait là. J'aurais dû t'attendre à l'extérieur.
— C'est moi qui t'aie fait rentrer, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Ethan est… Il n'est jamais levé à cette heure d'habitude. (Il poussa un long soupir.) Il a traversé de durs moments. Il a encore des hauts et des bas. On essaye de le faire décrocher mais… Disons que c'est encore pire quand je planque l'alcool.
J'acquiesçai, ne sachant trop quoi lui dire. Je ne connaissais rien aux alcooliques, et encore moins à ce que quelqu'un en fauteuil roulant pouvait bien vivre.
Après un autre instant de silence, Nathan poursuivit.
— C'était un accident de la route il y a un peu plus d'un an et demi. Il a perdu l'usage de ses deux jambes.
— Je suis désolée. Cela a dû être dur pour lui et vous.
— Ça l'a été. Mais c'est encore pire de ne le voir faire aucun effort pour récupérer sa forme physique. Il a subi plusieurs opérations. Les médecins lui ont juré qu'il pourrait remarcher, mais la physiothérapie ne l'a pas aidé autant qu'il l'espérait. C'est à peine s'il a récupéré quelques sensations dans les jambes.
— Est-ce que… est-ce que les gens savent qu'il est ici ? (Je jetai un regard vers Savannah au bar.) Parce que ni Ben, Savannah ou les autres n'ont jamais mentionné…
— Non, me coupa-t-il, on évite d'en parler. Ben est au courant, pas Savannah. Ethan a assez souffert comme ça. Il refuse de sortir et de se montrer.
— Et il ne suit plus de rééducation physique ?
— Si, un type vient tous les deux jours s'occuper de lui.
— C'est assez pour qu'il réapprenne à marcher ?
— Non, soupira-t-il, avalant cul-sec le fond de son verre. Le problème est surtout dans sa tête, pas dans ses jambes. Il s'est persuadé qu'il ne pourrait plus remarcher. On peut s'occuper de quelqu'un physiquement... Psychologiquement, c'est une autre histoire.
— C'est pour ça que tu es resté ?
La question m'échappa avant que j'y réfléchisse. Pour la première fois, Nathan eut l'air de sortir de son état catatonique pour me jeter un regard surpris.
—Savannah a mentionné que tu avais décliné un poste à New York après ton diplôme… Elle-même ne comprenait pas pourquoi tu avais fait ce choix.
— Tu lui as dit pour Ethan ?
Je secouai la tête et il eut l'air soulagé.
— New York était hors de question quand Ethan a quitté le centre de rééducation. Je le hais par moments, encore plus aujourd'hui, mais il reste mon frère. On ne choisit pas sa famille. On fait avec. Et si nos rôles étaient inversés… je sais qu'il aurait fait pareil pour moi.
********
Il était presque minuit quand nous prîmes le chemin du retour. Je laissai le pick-up de Nathan sur le parking et soutint Savannah jusqu'à sa voiture tandis que Nathan nous suivait en titubant. Autant dire que ce n'était pas la soirée tranquille que j'avais imaginée en quittant le Myers Lake il y a quelques heures.
Nathan grimpa à l'avant et Savannah s'affala sur la banquette arrière, se mettant presque aussitôt à ronfler. Je me retrouvai derrière le volant. Heureusement pour moi, le domaine des Myers était assez bien indiqué et je ne me trompai qu'une seule fois de chemin.
Lorsque j'arrivai à destination et coupai le moteur, tous les deux dormaient. Je descendis de voiture, pris une partie des courses avec moi, et rejoignis le chalet des saisonniers. Je ne m'en sortirais jamais seule.
Ben appréciait une bière sur la terrasse et me jeta un regard interrogateur quand je passai devant lui pour déposer les courses dans la cuisine.
— Où est Savannah ? fit-il en se levant.
— Soûle. Tu peux m'aider ?
Il acquiesça et me suivit.
— J'ai trouvé aussi Nathan au bar.
— Merde, jura-t-il. Il s'est pris une cuite ?
— Oh, oui. C'est pas peu dire.
Finalement, je soutins Savannah jusque chez nous tandis que Ben raccompagnait Nathan à son chalet. Je lui confiai les clés de voiture de Nathan avant de nous séparer. Il faudrait qu'il se débrouille demain pour aller la récupérer.
Quand je pus enfin me glisser dans mon lit, je plongeai dans un profond sommeil, exténuée.
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Chapitre 5
Anne
Le lendemain, ce fut mon tour de rester au lit quand le réveil sonna. J'entendis Savannah se lever en maugréant. Je n'osais même pas imaginer la gueule de bois qu'elle devait avoir.
Il y eut du bruit en provenance de la cuisine, quelques éclats de voix, puis le chalet retrouva son calme. Je sortis du lit vers neuf heures et traînai le reste de la matinée.
En début d'après-midi, j'appelai Élise. Nous nous étions rencontrées à l'université, alors que nous suivions en partie les mêmes cours de langue étrangères. Et sans elle, je ne serais jamais là où j'en suis aujourd'hui.
Bien qu'elle m'ait assuré qu'elle ne voulait pas que je la rembourse pour le billet d'avion et les frais qu'elle m'avait aidé à payer, je lui envoyais régulièrement de l'argent et j'essayais de lui donner des nouvelles dès que je le pouvais, ce qui n'était pas chose facile car elle travaillait depuis près d'un an pour une banque parisienne. Ses horaires à rallonge et le décalage entre les deux pays ne nous laissaient guère le temps de nous parler.
Il était aux environs de vingt heures en France. Le téléphone sonna plusieurs fois, mais elle finit par décrocher.
— Anne ! s'exclama-t-elle. Bon sang, je suis contente d'avoir de tes nouvelles. Comment tu vas ? Ils t'ont donné le poste ?
— Oui, j'ai signé le contrat.
Son cri de joie faillit me crever le tympan.
— Félicitations, je suis tellement contente pour toi ! Et ça te plaît ? C'est pas trop paumé comme endroit ?
— Oh, si. Mais le cadre est génial. Tu as reçu mon email avec les photos du lac ? Cet endroit est magnifique.
— Tu me fais rêver. Je peux toujours prier pour mes vacances, ma foutue chef m'a fait comprendre que ce ne serait probablement pas avant Noël.
— Trop de boulot à la banque ?
— Trop de clients surtout, soupira-t-elle. Ils me font chier à longueur de journée.
— M'en parle pas. Certains touristes sont sympas, mais d'autres nous traitent comme des chiens.
— C'est ça, plains-toi ! T'as au moins la chance de bosser dans un cadre idyllique ! J'espère qu'il y a quand même des jeunes dans le coin ? Parce que trois mois au milieu de nulle part…
— Oui, on est plusieurs saisonniers. Et le fils des proprios est de notre âge.
— Mignon ?
— Problématique.
— Ah, s'exclama-t-elle, ce sont les meilleurs.
Je ne pus retenir un autre éclat de rire. Élise essayait de me caser depuis des années. Malheureusement pour elle, nous avions une vision assez différente de l'homme idéal...
— Problématique dans le sens familial.
— Alors vous devez bien vous entendre.
— Il a un frère… Je pense qu'il est alcoolique.
— Ouch, ça c'est moins top. Et tes patrons ?
— Abigail Myers est sympa tant que tu fais le boulot qu'elle t'a demandé. Son mari Jack passe ses journées sur un chantier. Je ne le vois presque jamais. Enfin, ils payent bien, c'est l'essentiel.
— Pas trop le mal du pays ?
— Loin de là.
— Et ta mère ? Tu as des nouvelles de la garce ?
— Non.
Je n'avais pas parlé à cette dernière depuis probablement plus de trois mois. Je ne parvenais même pas à me rappeler de quoi nous avions discuté la dernière fois que je l'avais appelée. Probablement de son nouveau mec… Ma mère changeait d'homme comme de chemise.
Je papotai encore un peu avec Élise, lui racontant mes derniers jours à Ottawa, et je pris des nouvelles de sa famille. J'avais beaucoup d'affection pour ses parents. Ils m'avaient invitée à plusieurs reprises chez eux durant les vacances universitaires, m'évitant ainsi de devoir retourner chez moi.
— Hugo m'emmène dîner ce soir au restaurant, fit-elle au bout d'un moment. Rappelle-moi vite, d'accord ? Je suis vraiment contente de voir que ça te réussit aussi bien. Profite, Anne, tu le mérites.
— Bye, Élise.
— Bye, ma belle.
******
Le soleil n'était aujourd'hui voilé par aucun nuage et le thermomètre dépassait les vingt-cinq degrés. Savannah m'avait conseillé il y a quelques jours un coin de baignade à l'écart des endroits préférés des touristes.
J'enfilai mon maillot, emportai ma serviette et de quoi grignoter, puis je pris le chemin longeant le chalet des Myers et celui de Nathan. Je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil dans cette direction, mais je ne distinguai aucun signe de vie.
L'endroit dont m'avait parlé Savannah était en réalité directement relié au chalet des frères Myers. Un chemin de terre partait de la terrasse arrière jusqu'à un ponton de bois surplombant l'eau. Il n'y avait aucune chaise pour s'assoir et le soleil de l'après-midi avait rendu les planches brûlantes. J'étendis ma serviette et me déshabillai.
Le lac était paisible. Aucun touriste ne semblait pêcher aujourd'hui, ou du moins pas de ce côté du lac. J'y trempai un pied et frissonnai. Pas étonnant qu'il n'y ait pas grand monde dans l'eau, elle était glacée. Prenant mon courage à deux mains, je me mouillai la nuque, les bras et le ventre, puis je descendis l'échelle.
L'eau fraîche fut un véritable coup de fouet. Plongeant la tête dans l'eau, j'en ressortis en frissonnant. M'éloignant du ponton, je nageai longuement, appréciant le calme et la sérénité de l'endroit. C'était cela que j'étais venue chercher ici. Ces gens ne s'en rendaient peut-être pas compte, mais ils vivaient au cœur d'un véritable paradis naturel.
En France, ma mère habitait en banlieue parisienne et j'avais moi-même vécu à Paris durant mes cinq années d'études. Je logeais dans un studio sous les toits si minuscule que je passais le plus clair de mon temps à l'extérieur. Je ne m'étais jamais vraiment faite à cette vie. Je savais déjà que je tenterais de trouver un travail en-dehors de la ville à mon retour. Retourner vivre sous les toits dans un espace étriqué après une année à voyager en liberté… impossible.
Mon corps finit par s'habituer à la température et je laissai mes muscles se délasser dans l'eau, bercée par les clapotis des vagues. Flottant sur le dos, je fermai les yeux.
Un long moment s'écoula. J'aurais voulu rester ainsi des semaines entières tant je me sentais bien. Du moins… jusqu'à ce que je sente quelque chose me frôler la jambe.
Surprise, j'ouvris un œil et me redressai pour voir ce qui me dérangeait. Mes yeux s'écarquillèrent et il me fallut une poignée de secondes pour réagir.
Un serpent se trouvait à mes côtés, sa petite tête plate émergeant de l'eau et sa queue aux couleurs sombres à moitié immergée.
Je hurlai à plein poumons et battis des bras et des jambes, affolée. Je bus la tasse et j'émergeai de l'eau les yeux troubles.
Où était-il ? Où était-il ? Où était ce putain de…
Je repérai soudain sa queue à la surface. Poussant un autre cri, je fis volte-face et nageai frénétiquement jusqu'au ponton, cherchant à tout prix à mettre le plus de distance entre ce foutu truc et moi. Malheureusement, j'avais dérivé en restant sur le dos et il me fallut un moment interminable pour retrouver la terre ferme.
Haletante, je me hissai à la force des bras et grimpai sur le ponton, griffant mon bras au passage sur les planches de bois. Je me retrouvai alors à plat ventre… et deux roues devant mon nez.
Redressant la tête, je trouvai le type de la veille dans son fauteuil, m'observant comme si j'étais folle.
— Ça va pas la tête ! me gueula-t-il dessus. J'ai cru que quelqu'un se noyait !
— Il m'a bouffée !
— Quoi ?
— Il m'a mordue !
— Qu'est-ce qui t'a mordue ?
— Mais le serpent !!!
L'ignorant, j'inspectai frénétiquement ma jambe, mais je ne vis rien. Pas de marque. Pas de rougeur. Rien. Nada.
Poussant un soupir de soulagement, je me laissai retomber sur le dos. Les planches de bois me brûlaient la peau mais je n'en avais cure. Mon corps était agité de frissons et couvert de chair de poule. Je ne pouvais pas voir un serpent en peinture, alors en avoir eu un aussi proche de moi…
— Depuis quand ça mord les serpents d'eau ? marmonna-t-il, rompant le silence.
— Je… j'en sais rien. Ça ne mord pas ?
Il m'observa un moment sans mot dire. Je vis son regard parcourir mon corps, remontant de mes jambes nues vers mes seins. Son visage était impénétrable, mais il s'attarda plus que longuement sur ma poitrine à peine contenue dans mon maillot de bains. Je croisai les bras sur ma poitrine. Je n'osais même pas imaginer à quoi je devais ressembler après ma nage folle pour échapper à ce monstre.
Brusquement, il fit faire demi-tour à sa chaise et reprit le chemin menant vers le chalet.
— Eh ! l'appelai-je.
Il ne se retourna pas, poussant sa chaise en avant. La pente était faible, mais je pouvais voir les muscles de ses bras se dessiner sous sa peau à chaque poussée. Il s'était douché, c'était déjà ça. Et il n'avait pas l'air soûl aujourd'hui. Simplement d'une humeur de chien.
Je l'observai s'éloigner durant quelques secondes puis jetai un œil à la surface de l'eau. Pas de serpent en vue, mais je n'étais pas pour autant rassurée. Je me redressai et tendis la main vers ma robe pour me rhabiller.
C'est là que je vis la longue estafilade allant de mon coude jusqu'à mon poignet gauche. Merde, il y avait même du sang sur ma peau ! J'avais dû me faire ça en remontant trop rapidement sur le ponton.
Poussant un juron, j'enfilai ma robe en essayant de ne pas la tacher et suivis Grincheux vers sa tanière.
La terrasse arrière avait été aménagée au niveau du sol, aussi n'avait-il aucun mal à y faire avancer son fauteuil. Il avait presque atteint la porte arrière quand je le rejoignis.
— Je m'appelle Anne, fis-je en lui tendant la main. Je travaille pour tes parents toute la saison.
— Je sais.
Je restai comme une idiote la main tendue. Les bonnes manières n'étaient manifestement pas son fort.
Je laissai retomber mes doigts, agrippant ma robe, gênée.
— Alors… pas d'alcool aujourd'hui ?
J'avais gardé un ton léger mais le regard glacial qu'il me lança m'ôta toute envie de plaisanter.
— Tu peux aller faire chier quelqu'un d'autre ?
— C'est toi qui es sorti, lui rappelai-je.
— Je me demande bien pourquoi.
Son regard noir me transperça. Contrairement à son frère et sa mère, il avait les yeux bleus… presque de la même couleur que les miens.
— Il y a beaucoup de serpents dans le lac ?
— Quelques-uns.
— Je… j'ai toujours pensé qu'ils ne s'approchaient pas des gens.
— Il avait peut-être faim, qu'est-ce que j'en sais ! Allez, pousse-toi.
J'eus juste le temps de m'écarter avant qu'il ne pénètre dans le chalet et manque de m'écraser les pieds.
J'avais la vague impression d'un ours retournant se terrer dans sa grotte.
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Chapitre 6
Anne
Les dégâts de la veille avaient disparu. La pièce avait été entièrement nettoyée, à ceci près que la table à manger avait été repoussée le long du mur.
Un chat aux longs poils blanc dormait sur le canapé, roulé en boule. C'est à peine s'il ouvrit un œil en nous entendant entrer.
Ethan Myers roula jusqu'au frigo. Mais contrairement à la veille, il attrapa cette fois une canette de coca et non une bière.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Il faudrait que je me nettoie le bras. Tu as une trousse de premier secours ?
— Non.
— Alors du savon fera l'affaire.
Je crus qu'il allait me balancer sa canette à la tête.
— C'était une manière polie de demander si je pouvais utiliser ton lavabo, clarifiai-je, le sarcasme teintant cette fois ma voix.
— Il y a de l'eau dans le lac.
— Et aussi une foule de microbes.
Et des reptiles, mais je ne partageai pas avec lui cette pensée. Je frissonnai intérieurement. Il me faudrait plusieurs jours pour retrouver le courage de me plonger dans le lac.
Il secoua la tête et son expression coléreuse ne changea pas, mais il ne m'arrêta pas pour autant quand je me dirigeai vers sa cuisine.
Je passai mon bras sous l'eau froide, nettoyant la plaie qui saignait encore faiblement. Je ne m'étais pas ratée. Je parierais même que je garderais une marque durant un sacré bout de temps.
J'entendis Ethan s'éloigner vers le salon. Sans se soucier de moi, il alluma la télé. Le volume était si fort que je sursautai.
J'essuyai mon bras avec une serviette trouvée sur le comptoir. Il me tournait désormais le dos, sa chaise face à l'écran où se jouait un match de football américain.
— J'imagine que tu n'as pas de pansements qui traîneraient dans le coin ?
— Fouille dans les tiroirs, marmonna-t-il sans même me regarder.
J'étais bien avancée vu le nombre de placards de la cuisine.
Je retins une remarque acerbe et ouvris au hasard la plupart des tiroirs, jusqu'à ce que je tombe sur une bande de gaze et des ciseaux.
Je me fis en vitesse un pansement avec les moyens du bord. Ça devrait tenir jusqu'à ce que je rentre au chalet.
— Je peux utiliser tes toilettes ?
Il détourna finalement ses yeux de la télé.
— Va pisser dans les bois.
— Je ne suis pas équipée de la même façon que toi.
L'air à bout de patience, il me désigna d'un mouvement de tête le couloir du fond.
J'ouvris la première porte et me retrouvai dans une salle manifestement équipée pour de l'entraînement physique. Je refermai la porte avant d'ouvrir la seconde. Bingo.
Deux minutes plus tard, quand je retournai dans le salon, Ethan n'avait pas bougé, ses épaules légèrement voûtées et son regard fixé droit devant lui. À l'écran, les types couraient sur le terrain avant de se jeter les uns sur les autres et de se plaquer à terre. Un vrai sport de barbares…
J'hésitai un bref instant avant de le rejoindre.
— Nathan m'a dit que tu avais eu un accident de voiture, lâchai-je lorsque je fus à quelques pas de lui. Comment va la thérapie physique ?
Seul le silence me répondit, ou plutôt les hurlements des supporters et ceux des commentateurs. Je crus qu'il allait m'ignorer, son attention toujours portée sur la télé.
— Il ferait mieux de la fermer, déclara-t-il soudain, sa voix à peine plus qu'un murmure.
— Il tient à toi, répliquai-je. J'ai aussi été dans un accident il y a quelques années. Je sais que ça prend du temps. Il m'a fallu presque un an pour retrouver l'usage complet de mon bras et de mon épaule.
— Ça n'a pas bousillé ta vie à ce que je peux voir.
— La tienne non plus. Certains ne s'en sortent pas.
— J'aurais peut-être dû y rester.
Et il ne plaisantait pas en disant cela.
— C'est cruel pour ta famille, lui rétorquai-je à mi-voix. Je suis persuadée qu'ils préfèrent te voir ici que six pieds sous terre.
Un lourd silence s'installa. Il gardait ses yeux fixés droite devant lui.
— Ce n'est probablement pas ma place de dire ça, déclarai-je finalement, et j'imagine qu'on te l'a déjà répété, mais la rééducation demande d'y mettre du sien. Physiquement et mentalement. Si tu ne fais rien, les choses ne feront qu'empirer avec le temps.
Il tourna son regard vers moi, ses yeux me transperçant. Je cherchai dans ses traits une quelconque ressemblance avec Nathan, mais son visage restait mangé par sa barbe, ses joues creuses et ses lèvres pâles.
Il termina son coca et balança la canette sur la table basse.
— Tu as raison. Ce n'est pas ta place.
Le chat choisit ce moment-là pour sauter du canapé et venir se frotter à mes jambes. Je m'accroupis pour caresser son épaisse fourrure blanche. Il avait une tête légèrement écrasée et deux yeux verts magnifiques.
J'avais eu un chaton quand j'étais petite, mais ma mère s'était rapidement rendue compte qu'elle n'aimait pas les animaux, et encore moins les chats. Un matin, il avait disparu sans laisser de traces. Je n'avais jamais osé lui demander où il était passé.
— Comment il s'appelle ?
— Elle, rectifia sèchement Ethan. Et c'est Blanche-Neige.
Je retins un éclat de rire.
— Qui a choisi ce nom ?
— Nate. Il n'est pas là, alors si t'es venue pour passer du temps avec, dégage ton cul de chez moi, termina-t-il dans un grognement.
La chatte, manifestement habituée à ses sautes d'humeur, se frotta une dernière fois à mes jambes avant de grimper sans se presser à l'étage, disparaissant dans l'escalier.
— Je sais où se trouve Nathan, lui rétorquai-je sèchement. Et je ne suis pas à sa recherche. Mais merci pour l'eau et les pansements, ajoutai-je, acerbe, sachant bien qu'il aurait aimé me voir déguerpir plutôt que je le suive à l'intérieur.
J'allais repartir par derrière quand la porte d'entrée s'ouvrit sans prévenir. Un homme qui devait avoir la fin de la trentaine pénétra dans la pièce. Il était vêtu d'un jogging et portait un sac de sport. Ses cheveux étaient coupés si courts que je pouvais voir son crâne, un peu comme les militaires.
Il parut surpris de me voir et s'arrêta un bref instant avant de fermer la porte derrière lui.
— Bonjour.
— Anne, me présentai-je.
— Will.
Je lui serrai la main. Sa poigne était ferme.
— Tu es une amie d'Ethan ?
— Elle allait se casser, répliqua celui-ci.
— Toujours d'aussi bonne humeur à ce que je vois... Prêt à bosser aujourd'hui ?
Il devait être le type engagé pour la physiothérapie.
Ethan ne lui répondit pas, mais vu la manière dont Will lui parlait, je doutais qu'il ait vraiment le choix.
— Je vais vous laisser, fis-je.
— Tu peux rester un peu, m'assura-t-il. Il faut que je prépare la pièce. Tu as cinq minutes, Ethan.
Will se rendit au fond du couloir et disparut dans la salle d'entraînement que j'avais repérée en cherchant les toilettes.
Je n'avais pas l'intention de m'éterniser. Je me dirigeai vers la sortie quand mon regard fut attiré par une des photos au mur… une que je n'avais pas remarquée la première fois que j'avais exploré cette pièce.
Nathan souriait de toutes ses dents à l'objectif, son bras jeté en travers des épaules d'un homme plus que séduisant, arborant un uniforme avec plastron, coudières et jambières. Au vu de la crosse qu'il tenait fièrement dans sa main gauche et du casque grillagé dans sa main droite, c'était manifestement un joueur de hockey. On pouvait lire la complicité entre eux sur leurs visages.
Il me fallut une poignée de secondes pour faire le rapprochement.
Mais l'homme sur cette photo n'avait presque plus rien à voir avec celui qui se tenait à quelques mètres de moi, hormis ses yeux bleus.
Bon dieu… de quand datait cette image ? Et combien de poids avait-il perdu depuis ? Je ne l'aurais jamais reconnu si la ressemblance entre lui et Nathan n'avait pas été aussi frappante sur cette image. Mêmes traits, même carrure… mais Ethan devait faire une bonne tête de plus que son frère. Et avec son uniforme, il paraissait deux fois plus imposant.
— Oh ! Tu dégages ou quoi ?
Il avait tourné sa chaise pour me faire face.
— Tu faisais du hockey ? lui demandai-je.
Son visage se ferma complètement.
— Sors. Putain, c'est la dernière fois que je te le dis. SORS ! hurla-t-il.
Apparemment, il avait atteint les limites de sa patience.
Sans demander mon reste, je filai.
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Chapitre 7
Ethan
La nuit était tombée. Je m'étais mis direct au lit après le dîner que ma mère m'apportait consciencieusement tous les soirs. Je pense qu'elle avait peur que j'arrête de m'alimenter si elle ne me surveillait pas.
Il était à peine neuf heures du soir et le chalet était désert. J'avais soif. Je rêvais d'une putain de bière… mais la seule pensée de me lever, de poser mon cul sur ma chaise et de rejoindre la cuisine m'épuisait.
Et puis... il y avait cette fille.
Dans le noir de ma chambre, je ne pouvais m'empêcher de la revoir sortir de l'eau à moitié à poil avant de ramper sur le ponton et de s'allonger à mes pieds.
J'avais déjà vu des filles bien mieux foutues se jeter à mon cou depuis mon entrée dans la ligue. J'avais baisé des filles bien plus accommodantes, moins chieuses et moins persistantes.
Et pourtant…
Ses cheveux châtains clairs, tirant quasiment vers le blond, lui arrivaient en-dessous des épaules. Ses joues étaient couvertes de taches de rousseur et sa bouche faisait une moue lorsqu'elle était contrariée… une foutue moue qui me donnait envie d'y écraser mes lèvres pour la faire taire. Elle avait des courbes, mais surtout un cul qui, même à moitié caché dans cette robe, aurait fait baver n'importe qui.
Oh oui… elle était mignonne, mais elle avait surtout cette beauté calme et tranquille d'une femme qui ne se soucie pas plus que ça de son apparence.
Je savais que Nate la voulait. Peut-être même se la tapait-il déjà. Ce ne serait pas la première fois qu'il coucherait avec une saisonnière. Ma mère était déjà furax. Les filles avaient tendance à foutre le camp dès qu'elles étaient plaquées, et elle était bonne à rechercher quelqu'un d'autre pour la saison.
Nate et moi ne nous parlions plus, mais je connaissais suffisamment mon frère. Cette fille était tout à fait son genre.
Pas le mien en revanche... mais ce n'était pas l'avis de mon sexe. Il était dur et se pressait douloureusement contre ma fermeture éclair rien que de repenser à cette après-midi. J'avais cru que j'allais exploser dans mon jean.
Je n'avais pas eu une érection depuis des mois, et je n'avais pas couché avec quelqu'un depuis bien plus longtemps que ça. Autant dire que je ne m'attendais pas à ça. D'autant plus qu'elle ignorait complètement qui j'étais.
Mes parents évitaient d'embaucher des inconnus sur le domaine. Les touristes ne venaient pas de ce côté-ci du lac, mais les employés pouvaient être amenés à se déplacer sur toute la propriété.
La plupart travaillaient pour nous depuis des années. Mes parents leur faisaient entièrement confiance. Peu savaient que je me trouvais ici, mais même s'ils me voyaient – et il y avait déjà peu de chances qu'ils m'aperçoivent –, ils n'iraient rien raconter à la presse.
J'avais été surpris quand mon père m'avait dit qu'ils avaient engagé une fille en road trip pour la saison. Enfin, c'était une étrangère, donc il y avait peu de risques qu'elle aille nous causer des histoires.
Une vague de douleur traversa ma jambe gauche mais je ne pris même pas la peine de la masser. Will m'avait fait travailler dur. Pour une fois que j'étais à peu près coopératif, il ne m'avait pas lâché. Je baignais dans ma propre sueur lorsque j'étais entré dans le jacuzzi. Après une quinzaine de minutes dans l'eau chaude, il avait dû m'aider à remonter dans le fauteuil avant de partir car je n'avais pas la force de m'y hisser moi-même.
Will était le seul gars qui avait tenu. Il avait bossé dans l'armée, ce qui expliquait en partie son intransigeance. Ma famille lui faisait en tout cas confiance pour qu'il garde le silence sur mon état.
Le centre de rééducation où j'avais été envoyé après mon accident avait été un cauchemar. Les deux opérations que j'avais subies ne semblaient pas m'avoir aidé à retrouver l'usage de mes jambes. La gauche répondait de temps à autre, mais la droite était plus qu'inutile.
Au bout de longs mois dans cet enfer, j'avais signé mes propres papiers de sortie. Ils me juraient tous que les sensations finiraient par revenir… tout comme ils m'avaient juré avant la première opération que ce serait la seule… tout comme ils m'avaient juré à la fin de la seconde que ce ne serait qu'une question de semaines… et tout comme ils me promettaient chaque foutu jour que le lendemain serait mieux.
Quand ils avaient commencé à me parler d'une troisième opération, je les avais envoyés se faire foutre. Si ma vie devait ressembler à ça pour le restant de mes jours, je n'allais pas passer mon temps dans ce foutu hôpital, privé de ma liberté de mouvement.
J'étais en rage. Contre l'accident. Contre le club et le coach qui m'avaient fait comprendre que la reprise ne serait pas pour tout de suite… si même elle adviendrait un jour. Contre mes parents qui m'avaient forcé à subir la seconde opération. Contre mon frère qui avait mis ses études de côté et qui ne voulait pas me laisser une minute de répit. Et contre moi-même.
Je crois qu'au final, c'était même moi contre qui j'étais le plus en colère.
Je haïssais ce putain de corps qui ne me répondait plus. Je haïssais de devoir utiliser cette foutue chaise. Je me haïssais… moi et cette faiblesse.
Les médias avaient fait leurs choux gras de cette affaire. Ils m'attendaient à la sortie de l'hôpital, du centre de rééducation, et même au pied de mon immeuble de Toronto. J'avais passé les premiers jours à l'appart', refusant de descendre et de me faire prendre en photo dans cette chaise dès que je passais la porte. J'étais seul, avec ma bouteille pour seule compagnie, et cela me convenait parfaitement.
Mes potes de l'équipe étaient venus au départ me rendre visite toutes les semaines au centre. Dégouté du peu de progrès que je faisais, je les avais envoyés un à un aller paître ailleurs. Je ne supportais plus leurs regards de pitié, et encore moins leurs encouragements à deux balles.
Eux n'avaient pas perdu leur rêve en l'espace d'une seconde. Ils ne pourraient jamais comprendre ce que cela faisait de les voir poursuivre leur vie comme si de rien n'était. Moi, j'étais cloué à terre, avec probablement aucune chance de remonter un jour sur mes patins.
C'est Nathan qui avait fini par me convaincre de venir ici… ou plutôt m'avait-il forcé. Deux semaines après ma sortie du centre de rééducation, il avait profité d'une de mes cuites pour me foutre dans sa bagnole avec l'aide d'un pote. Quand je m'étais réveillé, j'étais dans le chalet, et je n'avais aucun moyen de me tirer.
Les jours, puis les semaines et les mois, avaient défilé. Au moins, ici, j'étais tranquille. On me foutait la paix, bien que mes parents et Nathan me mettent la pression pour au moins me maintenir plus ou moins en forme. Ils avaient engagé Will et l'avait largement payé – avec mon propre fric, soit dit en passant – pour qu'il essaye de me motiver, me garde en l'état, et n'aille rien raconter à la presse sur l'identité de son patient.
J'avais tenté de le faire fuir durant les premières semaines, mais il se foutait de mon état d'âme et de mes insultes, et je n'avais pas assez de force pour l'empêcher de me manipuler les jambes durant les exercices.
Le nom Myers était assez répandu pour que rien ne me relie vraiment au Myers Lake. J'étais toujours resté discret sur ma vie familiale. J'adorais mon job, j'avais bossé dur pour intégrer la ligue, et je n'avais rien contre un peu de publicité, mais j'avais tenu à l'époque à préserver mes parents de ce cirque médiatique.
Aujourd'hui, rien n'était pire que de me dire que je ne sentirais plus jamais la glace sous les lames de mes patins… que je ne tiendrais plus jamais de crosse entre mes mains. Le hockey, c'était ma vie, mon foutu oxygène… la seule chose que je sache faire.
C'est mon père qui m'avait appris le jeu quand j'étais gamin. Ici, vous appreniez à marcher en même temps que vous appreniez à patiner. Et d'aussi loin que remontent mes souvenirs, j'étais bon. J'étais même plus que doué. J'avais commencé ado à jouer pour une équipe de la Ligue de hockey junior de l'Ontario comme ailier droit, avant d'être recruté à dix-neuf ans à Winnipeg. Deux ans plus tard, j'avais été échangé aux Devils du New Jersey lors du repêchage d'entrée de la LNH, la Ligue Nationale de Hockey regroupant les trente meilleures équipes d'Amérique du Nord. Puis ce fut mon arrivée chez les Maple Leafs de Toronto la saison d'après.
Ma carrière s'était envolée. J'avais commencé à avoir mes propres sponsors. En plus du salaire dont je ne pouvais pas me plaindre, j'avais collecté un sacré pactole en l'espace de quelques mois. J'achetai mon propre appartement en plein cœur de Toronto, une voiture qui en avait sous le capot, et investis le reste selon les conseils de mon père.
J'étais au sommet du monde, je le savais et je ne m'en cachais pas. Chaque saison apportait son lot de victoires et de défaites, mais j'avais un seul but en tête : gagner la coupe Stanley et tenir un jour ce trophée entre mes mains.
Puis vint l'accident. Et tout cela n'était plus aujourd'hui qu'un foutu souvenir.
Un rêve parti en fumée.
Un futur qui ne verrait jamais le jour.
Et ça faisait mal. Non, c'était même une véritable agonie.
Lente, amère, et douloureuse.
Félicitations pour le concours !! Ton texte est très beau et j'espère qu'il rencontrera le succès qu'il mérite. Encore bravo ;))
· Il y a environ 9 ans ·carouille