BROUIILARD
johnnel-ferrary
vBROUILLARD
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La gare d’Austerlitz est envahie d’un brouillard bleu, une odeur facile me monte dans les narines, et je me mets à tousser. Je jette mon mégot sur le sol et l’écrase. Je viens de terminer une nouvelle et me voici sur ce quai pour n’attendre personne. Si, un fantôme, celui de ce premier amour vaincu par le temps. J’ai laissé ma Simca dans le parking de la gare, je me suis habillé d’un costume gris cravate et chemise bleue, une paire de mocassins noirs. C’est con, j’ai du brouillard dans le cerveau et du brouillard dans les yeux. Et pourtant, je ne suis pas moi, je suis quelqu’un d’autre, je le sais. Je me vois parcourir le quai de long en large, revenir à la table du buffet de gare où je viens de terminer un chocolat chaud. Qui je suis moi qui me retrouve dans cette gare défigurée par des pigeons qui vous fientent dessus et sur les murs, par des voyageurs qui glanent de vieux souvenirs gangréneux.
- Attention, il ne vous reste que quatre vingt dix minutes à vivre, lance un voix au travers de haut-parleurs.
Qui me parle puisque je suis seul dans ce grand désert humain ? Et ce type possédant mon corps, mon regard, mes petites mimiques, la manière dont je marche ? J’ai voulu qu’il soit un personnage dans une histoire, et non moi-même car derrière mon écran bleuté, je ne risque rien. Moins de quarante minutes avant la mort, on se fout de ma gueule, j’ai envie de cracher sur le visage de ces enculés de haut-parleurs ? Qui s’égosillent de minutes en minutes ! J’imagine le visage du type qui crache dans son micro en regardant la pendule collée sur un mur dépeint. Je le vois, je l’imagine décapsulant une bouteille de bière, buvant au goulot, se soûlant avant de repartir et retrouver sa femme et ses gosses ! Sur la pendule de quai, les secondes égrènent le temps. Interloqué, je regarde ma montre. Elle avance de trois heures en rapport avec celle de la gare ? Et là, devant moi, deux types s’avancent et semble vouloir me saluer. Inquiet, et pour cause, je m’éloigne d’eux qui me suivent pas à pas. Et une voix me commande de m’arrêter et de leur faire face.
- Regardes les, tu te regardes, ils sont ce que tu étais et toi, tu es ce qu’ils seront plus tard puisque vous êtes toi !
- Comment çà, m’entendais je dire tout haut. Je ne suis pas eux car moi je suis moi ?
- Non, regardes les bien, c’est toi et tu as vingt ans, et l’autre tu en as quarante. Vous attendez la même femme, et toi seul sait qu’elle ne sera pas à leurs rendez vous, et çà, toi tu les sais, non pas eux ! Un point pour toi, et pardonnes moi cet humour déplacé.
- Mais je n’attends personne moi ?
- Justement, eux ils attendent une femme et toi tu peux risquer de la voir descendre du train. Tu as vingt ans, et elle ne viendra pas. Tu as quarante ans, elle est mariée, et elle ne sera pas au rendez vous. Tu en as soixante, elle est veuve, tout peut arriver, tente ta chance, et ne perds pas espoir. Je vous laisse, enfin je veux dire que je te laisse avec toi en tête à tête ! Commande trois chocolats chauds, tu n’as jamais changé depuis quarante ans que je te connais.
- Et toi, qui es tu pour me connaître aussi bien ?
- Je suis toi aussi, mais de l’autre coté du miroir, je suis l’auteur de ce récit qui est le nôtre.
- Alors tu sais qu’elle sera là ?
- Non, je ne le sais pas tout comme tu l’ignores. Tu ne te souviens pas lorsque tu es venu à vingt ans la chercher alors qu’elle faisait l’amour avec un flic dont elle est veuve aujourd’hui ? Et à quarante ans, lorsque tu es revenu la chercher et que tu as baisé l’une de ses sœurs qui était venue à sa place ?
- Non, enfin je veux dire que c’est du passé, rien que du passé ?
- Non, le temps n’existe pas, il n’est qu’une illusion corporelle, tu crois vieillir mais c’est faux, ton système neuronal dirigé par des composants électroniques, te fais croire que tu vieillis, mais c’est faux. Tu comprends, j’ai débranché l’ordinateur central où sont stockées les informations te concernant. Tu es en roue libre, ni passé ni futur, mais ce présent infini. Tu es un mécanisme humain mon vieux, comme nous le sommes tous.
- Alors, si tu es moi et que tu es l’auteur de cette histoire, tu es aussi un mécanisme humain ? Je n’arrive pas à comprendre ? Et les deux là, ils attendent pourquoi puisqu’elle ne viendra pas ?
- Il y a eu un bug dans la mémoire centrale, celle qui concerne ton destin, et le chaos s’y est installé. On répare, on répare, mais ce sera long.
- Salut mec, parait que nous sommes nous, enfin nous sommes toi mais à des cycles temporels différents.
- Oui, dis à mes clones, il y eut un bug, et comme trois cons nous nous retrouvons sur ce quai. Vous attendez Barbara je suppose ?
- Oui, pas toi ?
- Non !
- Pourquoi ?
- Parce qu’elle n’est jamais venue. Ni à vingt ans, ni même à quarante. Elle s’est mariée avec un flic, plus facile qu’un simple écrivain sans talent.
- Mais nous avons du talent, même à quarante ?
- Non, j’ai la soixantaine, j’ai laissé la machine à écrire pour…
- Arrêtes de dire tes conneries, je me lance par voix interposée. Tu as du succès en librairie et sur Internet, alors ne fais pas chier. Pour la machine à écrire, çà fait bien longtemps que tu bosses sur un ordinateur, parfaitement obsolète il est vrai, mais qui fonctionne toujours, et tu le sais bien !
Oui, je sais, la vérité c’est que j’ai du succès et mes bouquins se vendent aussi bien en librairies que dans les kiosques de gares, mais soyons modeste, je reste un petit écrivaillon de banlieue moi qui suis né dans la Capitale.
- Si je comprends bien, je vais devenir un grand écrivain, dis je du haut de mes vingt ans.
- Oui, mais tu vas en chier mon pote, me suis-je répondu à quarante ans. A mon âge, je ne suis pas encore très connu, voire pas du tout, et je dois travailler comme conducteur de tramway.
- Le tramway à PARIS ?
- Et oui mon brave, il est revenu dans les années quatre vingt dix. Et je suis devenu conducteur sur la ligne T4 qui va de la place d’Italie au Kremlin-Bicêtre !
- Oui, mais à cinquante ans, je quitte le tram pour devenir écrivain, dus-je me répondre à l’âge de soixante ans. J’ai eu le prix SF de langue française.
- Je suis doué alors ?
- Oui, je suis doué depuis toujours !
Mes deux Moi m’emmerdaient beaucoup. Ce chaos informatique me faisait chier à cause de ce phénomène spatio-temporel qui devenait le présent unique. Nous étions trois, et quatre avec l’auteur que je suis. L’erreur fondamentale de la mémoire conceptuelle du destin, me donnait subitement des nausées. Les deux premiers, vingt et quarante ans, se supposaient mon passé, alors que celui de soixante ans en était mon futur puisque je suis âgé de cinquante huit ans. Et là, dans cette gare d’Austerlitz qui ne voit plus guère de départs et bien peu d’arrivées, nous attendions Barbara, l’unique amour de ma vie.
- Tu sais qu’elle est veuve, me demandai-je à soixante ans.
- Parce que l’année dernière, nous nous sommes retrouvés sur Facebook, et elle m’a dit le décès de son mari.
- Donc, l’année prochaine, je vais la revoir via Internet ?
- Oui, c’est cela, tu vas te rapprocher d’elle et tu vas lui donner un rendez-vous ici, son train arrive dans une demi-heure.
- Qu’est-ce que ce Facebook, me suis interrogé deux fois, vingt et quarante ans réunis.
- Trop compliqué à vous offrir les détails, dis-je à soixante ans.
- C’est un site où se retrouvent des millions de personnes et qui devait appartenir à l’armée américaine, du moins le concept. Bref, passons à autre chose. Tu as vu Barbara ?
- Oui, elle a vieillit comme toi, enfin comme nous !
- J’imagine… Encore jolie ?
- Un peu ronde, mais encore désirable si tu veux le savoir. Bien sûr, rien à voir avec la jeune nana de dix huit ans que nous connaissions autrefois.
- C’est fou comme je vais me transformer, me suis-je dis à vingt ans. Et même à quarante, alors que dire de soixante… Un vieux con !
- Oui, mais çà reste toi, jeune trou du cul !
Face à l’écran de mon ordinateur, âgé de cinquante huit ans, et me voyant à vingt, quarante et soixante ans, je me demandais qui pouvait réparer un tel quiproquo en sachant que j’allais revoir Barbara dans deux ans ? Du haut de mon vingt cinquième étage, immeuble « le périscope », avenue d’Italie, dans le treizième arrondissement de PARIS, je m’attendais à écrire un autre récit que ce phénomène temporel vacillant sur son axe d’horlogerie naturelle ? Je n’avais plus de tabac pour ma pipe, plus de bourbon et encore moins de verre propre, j’allais devoir effacer cette histoire qui pour moi n’avait aucun sens. Barbara…Un amour de jeunesse, un regret dans ma vie, la rupture avec mon adolescence… Et voilà qu’elle refait surface quarante années plus tard, et veuve avec enfants et petits enfants ? Donc, notre destin est déjà écrit dans la mémoire d’une effroyable machine à conchier l’espèce humaine alors ? Et cette machine bug à tout moment ? Mais qui est aux commandes, qui donc dirige une telle machine ? Et voilà que soudainement, passé, présent et futur se conjuguent dans l’imparfait infini ? Barbara, cette gamine devenue femme, quel jeu joue t-elle dans la mémoire de la machine ? Illusion du mot amour qui se défini dans un dictionnaire jeté dans une poubelle de quartier ? Elle devient l’objet de tous les tourments qui me hantent depuis l’âge de vingt ans, qui se poursuivent à quarante pour assainir ma vie à la soixantaine ? Que je ne puis connaître, enfin pas encore, deux ans doivent s’écouler dans le sablier du temps pour que je puisse en attendre sa présence sur ce quai de gare. Solitaire dans mon appartement, je n’attends rien si ce n’est le livreur de pizzas. La télé m’emmerde, quant à Internet, j’ai dû laisser tomber le tchatche avec des nanas sans importance. On parle de cul et de choses incertaines, de la vie de chacun, celle des autres que l’on peut lire et entendre aux informations. Je n’ai pas voulu revendre ma vieille DS 19 qui est l’héritage de mon père, elle est restée au parking depuis des années. Je crois qu’elle est foutu comme la Simca 1000 de mon Oncle qui elle, se ride au fil du temps avec une pellicule de crasse et de rouille. Et puis, sous mes doigts, mon premier amour revient, il s’installe sur mon écran cathodique relié à une tout d’ordinateur obsolète. Je me retrouve à vingt ans, à quarante et puis à soixante alors que je n’en ai que cinquante huit ! J’imagine qu’à la porte d’Italie arrive un tramway en direction de la porte d’Ivry ou en direction du pont de Garigliano ? Oui, je mens, je ne suis plus dans mon treizième mais dans une banlieue du neuf trois, loin des brumes de la Tour Eiffel, de la cité des sciences. Tout cela n’est que futilité, un mauvais passage dans un récit bucolique. Je ne bois plus, je ne fume pas, je rencontre quelques filles de temps à autre, et cette putain de maladie qui me ronge et ne cesse d’argumenter cette mort prochaine. Et puis, cet amour qui ne fût jamais consommé revient à la surface. Devant mes trois bols de chocolat chauds, mes trois culs bien assis sur des chaises inconfortables, je me tais pour éviter les discours gonflants, les paroles surannées.
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Je suis sorti, laissant l’ordinateur ronronner dans sa casemate. J’ai attendu le trolleybus afin de retrouver mes trois silhouettes qui devaient s’abreuver de chocolat chaud. L’engin est arrivé, portes s’ouvrant, des hommes et des femmes qui le quittent, d’autres qui montaient ticket en main. J’ai payé mon billet, deux euros pour un aller simple, arrêt gare d’Austerlitz. Bleu foncé, appartenant à la société des transports urbains, pas de conducteur, juste un système autogéré. Je me suis assis devant une femme sans visage, teint pâle et un corps défraîchi. Puis la machine a refermé ses portes, et elle s’est lancée sur le bitume de la grande avenue. Je me suis tourné vers la rue. Un monde grouillant qui cherchait le terminus de sa vie, tout comme j’allais chercher moi-même la solution d’un tel problème temporel. Je vais retrouver mes trois autres Moi, les regarder en face, parler avec eux, loin de mon ordinateur qui n’est qu’une machine sans âme. En réalité, je me demande si ce n’est pas à moi-même que je parle ? Et si en fait, je n’étais qu’un solitaire qui s’invente des personnages qui lui ressemblent ? La rue, le boulevard, la place, tout est là, il ne manque rien sauf la date dont j’ignore le jour, le mois, l’année. Enfin j’arrive à la gare d’Austerlitz toujours déserte, quoique il y a encore des taxis qui attendent la clientèle. Je rentre dans le grand hall, et que vois-je sur le quai ? Non pas mes trois individus, mais une locomotive à vapeur, et qui me tient la main, je vous le demande ? Ma grand-mère qui tient dans son autre main une grosse valise.
- Dépêches toi Lucien, qu’elle me dit, nous allons rater le départ une fois de plus !
Quoi ? Mais je ne m’appelle pas Lucien mais… Oui, chers lecteurs et lectrices, la mécanique temporelle retrouve le chaos originel, je pense, regardez autour de vous si jamais votre entourage n’est pas celui de votre enfance ? Ou alors je débloque, je déconne et je suis dans un brouillard monstre qui vient d’envahir le quai de gare. La vapeur qui s’échappe de la machine, une donnée artificielle dans la mémoire du destin ? Oui, c’est çà, une donnée sans aucune loi réelle, une sorte d’atome libre qui va où il veut, prend la place d’une cellule, en détruit une autre ! Un cancer, oui, voilà le mot exact, j’ai le cancer, ce que me refusaient de me le dire les médecins de la Salpetrière. Ce n’est pas mon ordinateur qui se brouille, mais cette maladie qui envoi du brouillard dans mon cerveau, et ce dernier se laisse aller au bout de mes doigts. Si je comprends bien, ce cancer s’est installé dans mes écrits pour mieux en différer la véritable histoire que je voulais offrir à vos yeux ! Et voilà que mes vies antérieures mais aussi mon futur possible se rejoignent dans cette gare généralement déserte. Et ma grand-mère qui me traîne vers le convoi quai numéro huit. Direction la banlieue sud-ouest, un compartiment qui va puer les rillettes, le saucisson et le vin rouge. Pour peu que des voyageurs fument, cela va sentir le cigare et la cigarette tabac brun ! Cà déconne dans mes neurones, çà déconne dans mon écran, et pire, dans la tour de l’ordinateur. Je crois que le destin se fout de ma gueule, et je déteste cela !
- Reprenez au début, me lance un voyageur qui lui, a raté son train.
Bonne idée. Si je recommençais par le début de cette histoire, au moment où je jette mon mégot sur le sol avant de l’écraser ? Le brouillard bleu est dense, la gare à une autre allure soudainement. Je suis assis sur l’une des chaises du buffet de gare, j’attends mon chocolat chaud, et là-bas, une grand-mère semble traîner par la main un môme à peine âgé de dix ans. Trois hommes discutent sur le quai numéro huit, ils semblent attendre un train en retard. Ils discutent et se retournent vers moi par instant. Et ce train tellement attendu arrive enfin. Locomotive électrique en tête, une BB 9600 de couleur verte. Le convoi stoppe et déjà, des voyageurs descendent des voitures. Une jeune femme élégante s’avance vers les deux hommes qui me montrent du doigt. La femme se tourne vers moi et sourit. Je la reconnais tout de suite, c’est Barbara, mon premier et unique amour. Alors elle les salut d’un geste de la tête et nos trois bonhommes disparaissent. Comme par enchantement. Je crois que la mémoire informatisée du destin se remet peu à peu en route ? Hélas, voilà que c’est au tour de la femme de disparaître alors qu’elle allait s’asseoir en face de moi, et la gare aussi disparaît. Merde, dans quel pétrin je me suis fourré ? Mon crâne me brûle, mes yeux aussi, et je me vois assis sur ma chaise devant l’écran de mon ordinateur et les doigts pianotant ce récit imbécile. Je ne suis jamais sorti de ma chambre au quinzième étage de l’immeuble « le périscope » d’où j’écris habituellement des histoires loufoques. Près de moi, mon café s’est refroidi, mon verre de bourbon est vide et mon paquet de clopes est vide aussi. Dehors, le brouillard est venu chasser la nuit, et je crois qu’il pleut. Comme je suis fatigué, j’éteins l’ordinateur en vous souhaitant de bonnes choses dans votre vie. A bientôt si vous le voulez. Je me suis levé, j’ai regardé une dernière fois et j’ai ouvert la fenêtre. En bas, la cohue de la rue fredonnait un air comique à l’accordéon. Demain, les journaux et la télévision parleront d’un suicide de l’auteur de ce récit, mais ce ne sera pas moi vu que je serais parti avec mon premier amour qui s’appelait Barbara et moi Lucien. Dans un autre monde, dans un autre temps, celui des chimères et des rêves plus bleus qu’un ciel en été. J’ai retrouvé Barbara, et nous sommes de nouveaux réunis pour le meilleur puisque le pire est passé. J’ai vingt ans et elle dix huit. J’aime la vie, j’aime cet amour, et encore merci au technicien ayant réparé la mémoire de mon ordinateur. Encore merci mec !
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Johnnel BERTEAU-FERRARY, naissance ce lundi du dix neuf janvier de l’an mille neuf cent cinquante trois dans le treizième arrondissement de PARIS. Terminé !