Broyée par la vie

offrir-du-reve

Elle se tient là.

Elle a l’impression de n’être rien, au bord de sa falaise – jolie falaise -. Elle regarde le vide, le panorama. Le début de jour à l’est, qui éclaire l’aube de rose alors que le soleil est encore loin dans les limbes. Les nuages qui s’enroulent et se déroulent, gris, juste au dessus. Les vagues dont les remous bercent son âme, du bleu à perte de vue, loin, loin vers ce début de soleil maladif. L’herbe verte sous ses pieds nus, humide, parsemée de toutes petites gouttes de rosée. La falaise, ode à la verticalité, qui de ses flancs orangés arrête la mer, stoppe l’infini. Et tout en bas, les vagues se fracassant en hurlant contre la pierre.

Le soleil, royal, se lève doucement, l’extirpant de sa contemplation stérile. Elle se tient là, face à l’astre rougeoyant dans l’air frais de ce petit matin d’été. Elle frissonne, non à cause du froid mais de la beauté de l’être qui la salue. Jamais elle ne s’est sentie aussi minuscule, aussi insignifiante. Alors, le soleil la pousse, lui offre la réponse, arrête le doute comme la falaise termine les vagues.

            Elle ne verra pas d’autre lever de soleil.

            Cette décision-sentence plane au-dessus d’elle alors que des larmes ruissellent sur ses joues, non de tristesse, mais d’éblouissement dû à la lumière aveuglante de l’être qui la convainc. Une vague meurt sur la falaise dans un fracas d’écume. Une seconde la suit, tout aussi déterminée.

            Elle est décidée, elle mourra sur ces vagues. Leur détermination l’émeut, la fait tomber à genoux. La fait sombrer dans le flot des souvenirs…

            Elle n’est rien, elle a tout perdu. C’est comme cela après tout, la vie maltraite ceux qui un temps ont eu la prétention de croire au bonheur. Au bonheur d’une vie. Elle a cru à ce bonheur : tout la laissait y croire. Elle était aimée, aimait. Elle travaillait, n’était pas riche, mais ne mourrait pas de faim. La vie lui souriait, elle aimait espérer que ce bonheur ne finisse jamais. Le soir, en se couchant, elle fixait un moment le plafond, avant de s’endormir, en se disant qu’elle voulait que rien ne change. Personne ne l’a écoutée. Tandis que son mari partait avec une autre, elle a sombré dans la dépression, et a été licenciée. Elle n’a pas de famille. Pas d’enfant. Elle n’a plus rien, elle n’a même plus l’envie de se battre. Les arguments du soleil et des vagues émiettent le doute qui planait encore, aussi léger qu’une ombre.

 

            Elle s’allonge dans l’herbe, mouille doucement sa robe bleue déchirée vers le bas. Elle roule une fois. Une deuxième. Elle aime sentir les brins au travers du tissus usé, la chatouiller doucement. Elle emplit ses poumons de l’odeur du monde. Une dernière fois.

            Elle reste couchée sur le dos, regarde les nuages se teinter de rouge au dessus d’elle. Elle se sent bien, là, en harmonie avec la nature. Elle la respire pour s’en imprégner totalement. Elle veut n’être plus qu’elle lorsqu’elle la rejoindra.

            Bientôt, elle trouvera le repos. Ses soucis sont déjà loin, si loin, plus haut que les nuages. Ils ne la touchent plus. Beaucoup disent qu’il faut du courage pour faire ce qu’elle va faire. C’est absurde. Cet acte n’est pas courage mais renoncement, retour à la force des choses. C’est la fin de la guerre. Il ne faut pas de courage pour suivre l’inéluctable. De toute façon, du courage, elle n’en a jamais eu. Elle n’en a plus besoin. Un sourire étire ses lèvres, alors qu’elle sombre dans une torpeur soudaine.

           

            Devant elle, se tient un enfant, assis. Un enfant étrange sans cheveux, et sans âge – peut-être trois ans ? ou alors cinq ?- Ses yeux bleus sont à la fois vides de pensées et pleins de sagesse. Il ne dit rien. Il ne bouge même pas. Il ne la regarde pas, à croire qu’il ignore sa présence. Elle se lève, ouvre la bouche pour lui parler, puis change d’avis, et se tait. Brusquement, elle réalise qu’elle se trouve toujours au bord de la falaise. Mais le soleil ne brille pas, le ciel est couvert de nuages gris foncé, des nuées d’enfer, de désolation. L’air a un goût de souffre et de fin du monde. Elle baisse les yeux vers le vide, et ne voit qu’un noir sans début ni fin. Le silence est assommant. L’enfant se lève. Il la regarde, plonge ses yeux bleus dans les siens, verts. Et sans crier gare, bondit. Il saute si haut qu’il semble toucher les nuages qui obscurcissent le ciel. Dans une courbe magnifique, il retombe. Dans le noir. Le silence se brise dans un chant harmonieux. Le noir s’élève et la gagne, la recouvre, l’englobe.

 

             Elle ouvre les yeux, et sort du rêve. Même l’enfant étrange lui montre la voie. Tout l’appelle, il est temps, maintenant. Doucement, elle se rapproche du bord. Regarde les vagues en bas, persuadée de faire ce qu’elle doit faire. De suivre son destin. Aucune appréhension ne broie son cœur, elle en serait presque déçue. Bientôt, elle ne se décevra plus. Elle ne décevra plus personne, se dit-elle avec une pensée aigrie pour son mari – non, il faut qu’elle cesse de penser à lui comme son mari, ils sont divorcés, maintenant. A l’amiable, qui plus est. - . Son ex-mari. Elle n’a plus de « son quelque chose », de toute façon. Elle n’a plus rien. Elle n’est plus rien. A part peut-être un arrière-goût de détresse et de regret de ce qui aurait pu être, loin au fond d’elle. Bientôt, il disparaîtra, lui aussi. Il disparaîtra avec elle.

            Elle lève une jambe, bascule son buste en avant… Elle s’immobilise une seconde, pour surtout ne pas gâcher ce moment, qui sera le plus beau de sa vie. Le vent qui aurait dû la bousculer s’est soudain calmé, il ne fait que glisser le long de sa robe et de ses cheveux sales, en douceur, comme pour la réconforter, lui donner un ultime encouragement. Elle regarde en bas, ne bouge pas…

            Puis, doucement, repose son pied sur le bord, se redresse et fait demi-tour. Marche sur l’herbe humide. Disparait à l’horizon.

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