Brüderschaft

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Brüderschaft

            Comme tous les ans, Radek s‘était réjoui à l’idée d’aller passer le Carnaval à Cologne avec ses amis venus de toute l’Europe, rencontrés pendant leur année Erasmus ; il s’agissait en effet d’un rendez-vous incontournable, et d’une occasion de tous se retrouver pour se remémorer les bons moments passés ensemble, revoir cette ville tellement vivante et joyeuse qu’est la cité rhénane, avec ses bars, ses musées, ses parcs, dont certains classés « réserve naturelle », sa promenade le long du fleuve majestueux, Cologne, ville conservant ses traditions particulières, tout en s’étant parfaitement adapté à l’ère moderne.

            Radek se préparait donc depuis plusieurs mois, en cherchant un billet d’avion intéressant, se demandant quel costume porter cette année, cherchant des cadeaux pour Matthias, l’ami allemand qui l’hébergeait, le programme des soirées, des concerts des nombreux artistes « kölsch », le parcours des différents défilés afin de pouvoir se choisir une place de choix, et enfin en reprenant contact avec ses amis européens, car tout au long de l’année il n’est pas toujours facile de maintenir des relations lorsque chacun a sa vie professionnelle, familiale… Mais Carnaval est une exception, l’évènement que tous attendent avec impatience, et même si la météo n’est pas de la partie, Carnaval est toujours une promesse de fête réussie !

            Mais cette année, tout ne s’est pas déroulé comme d’habitude…

            Tout avait pourtant bien commencé : les retrouvailles, puis le début de Carnaval avec la « Weiberfastnacht », la fameuse journée des femmes, qui avait permis à Radek de rencontrer à plusieurs reprises de charmantes jeunes « Mariechen », Amazones, Pirates,…, les premiers défilés de quartier, le « Geisterzug » du samedi soir, défilé de fantômes et d’esprits accompagnés d’orchestres de percussions et de flambeaux. Cette année il faisait particulièrement froid, mais bière, vin chaud et bonne humeur faisait oublier le vent et la neige tombant à gros flocons. Et le soir, les nombreux bars et clubs du Kwartier Lateng et de la Südstadt accueillaient les fêtards pour des nuits d’ivresse au son des hymnes de Carnaval tel « Viva Colonia ! ».

            Cela faisait donc déjà plus de trois jours que Radek et ses amis faisaient la fête sans trop dormir, mais peu importait, l’ambiance était trop euphorique, et la joie de se retrouver et de passer du temps ensemble trop forte, d’autant que Radek se sentait de plus en plus attiré par Myriam, la jeune sœur de son amie Anna, de Barcelone, qui lui faisait découvrir la ville où elle avait fait son année Erasmus. Myriam ne parlait pas allemand, mais suffisamment anglais pour que les deux jeunes gens puissent se comprendre. De toute façon, la fête battant son plein ne laissait que peu d’occasions pour des discussions en aparté.

            Petit à petit cependant, les membres du groupe décidèrent de rentrer se coucher, le lendemain promettant de nouveau d’être une belle journée. Radek et Matthias partirent de leur côté, pour rejoindre à pied l’appartement de ce dernier, situé au premier étage d’un petit immeuble, dans un bon quartier du sud de la ville. L’air frais leur faisait du bien, mais ils se procurèrent tout de même quelques bières dans un kiosk pour la petite heure de marche qui les attendait avant d’être rentré. Ils devisaient joyeusement ou chantaient, pour se réchauffer dans la nuit froide.

            Arrivés dans le quartier où vivaient Matthias, ils virent de loin dans une rue adjacente des lumières, gyrophares de voitures de police et de secours. Sans s’alarmer outre mesure, ils continuèrent leur chemin. Mais, tournant dans la rue de Matthias, deux policiers en uniforme leur firent soudain face.

« Bonjour, fit celui qui semblait être le plus gradé des deux, habitez-vous dans le quartier ?

- Euh… Bonsoir… Oui, enfin, moi je vis dans le quartier, mais mon ami est venu me rendre visite pour le Carnaval !

- Auriez-vous par hasard vu ou entendu quelques choses d’inhabituel la nuit dernière à peu près à cette heure-là ?

- Je ne sais plus trop… Hier soir nous avons beaucoup bu, et je ne me souviens pas bien ; mais il me semble que nous sommes rentrés un peu plus tôt, n’est-ce pas Radek ? »

Les policiers se tournèrent alors vers Radek qui hésitait avant de répondre.

« Pour être franc, je ne sais pas trop non plus… Mais tu dois avoir raison… »

Comme pour l’aider à réfléchir, Radek se frotta la tête avec sa main gauche ; à ce geste les policiers eurent une moue de surprise, et sans dire un mot, le plus gradé dégaina soudain son arme et mit Radek en joue :

« Mains en l’air, pas un geste, cria-t-il d’une voix sourde.

- Mais… Que se passe-t-il !? » demanda Matthias.

Le second agent, voyant la réaction trop lente de Radek, se précipita sur lui, le plaqua contre le mur de la maison faisant le coin de la rue, et lui passa des menottes, pendant que son supérieur supervisait l’opération, puis transmis un rapide message inaudible pour les jeunes gens dans son talkie walkie.

« Nous vous emmenons en garde à vue pour vous poser quelques questions concernant hier soir, veuillez ne pas opposer de résistance, dit-il à Radek, médusé. Quant à vous, il se tournait alors vers Matthias, quand vous aurez dormi quelques heures, rejoignez-nous au poste au plus tôt demain matin, nous aurons aussi des questions à vous poser.

- Mais enfin que reprochez-vous à mon ami ? s’enquit ce dernier.

- Vous ne semblez pas au courant, mais une villa à deux rues d’ici a été cambriolée la nuit dernière, ses habitants ont été sauvagement assassinés. »

Laissant là Matthias pétrifié de stupeur, les deux policiers s’éloignèrent, encadrant le malheureux Radek, pour qui cette fin de soirée tournait au cauchemar.

            Une fois arrivé au poste, le jeune homme dut d’abord remplir les formalités d’état civil. Quand il indiqua sa nationalité, l’agent de police eut un sourire en coin, comme si le fait d’être polonais rendait le jeune homme encore plus coupable. On lui posa alors tout un tas de questions sur les raisons de son séjour en Allemagne, les personnes qu’il fréquentait, ses déplacements, et surtout sur la soirée de la veille. Les questions étaient assez générales, Radek n’eut aucune peine à y répondre. On lui fit ensuite faire des empreintes digitales, on lui préleva un peu de salive pour un test ADN, car c’est la nouvelle procédure, paraît-il. Mais les agents de police faisaient preuve d’une certaine malveillance à son égard, ils le bousculaient violemment dans le couloir et lui parlaient d’un ton méprisant.

            Lorsque Radek demanda à passer un appel téléphonique, l’agent près de lui le regarda ironiquement et répondit : « pour ça, oui, on verra plus tard, après les interrogatoires ». Le jeune homme voulut protester, car il savait avoir droit à un appel, et à un avocat ; mais il se tut, ne désirant pas se faire remarquer, afin que ce malentendu soit dissipé le plus rapidement possible. Il se laissa donc emmener dans une cellule de garde à vue, qu’il dut partager avec deux autres hommes, plus ou moins endormis.

            Lui aussi venait de s’assoupir, malgré la situation, un peu grâce à l’alcool digéré petit à petit, le laissant sans force. Mais c’est ce moment-là qu’un agent de police accompagné d’un civil choisi pour s’arrêter près de la porte de la cellule ; l’homme en uniforme l’appela, tout en ouvrant la porte. Radek marcha ensuite entre les deux hommes dans les couloirs mal éclairés par des néons diffusant une lumière blanche stérile ; un peu barbouillé, il avait l’impression d’être l’acteur principal de l’un de ces films noirs qu’il aimait tant. Ils arrivèrent dans une petite pièce dans laquelle un second homme en civil attendait déjà, assis à un bureau, consultant un dossier devant lui. L’agent en uniforme referma la porte.

            Les deux hommes en civil se présentèrent comme deux inspecteurs de la police criminelle ; Radek entrevoyait maintenant briller leur insigne dans la pâle lueur des néons. Ce n’est qu’après cette première constatation qu’il réalisa ce qu’il venait d’entendre : la police criminelleMais que se passe-t-il ? se demanda Radek en lui-même. Comme pour lui répondre, l’un des inspecteurs résuma les faits : la veille vers 4h du matin, une maison avait été visitée par un inconnu, cambriolée, mais surtout les occupants, un couple avec un adolescent, avaient été sauvagement assassinés, certainement parce qu’ils avaient surpris l’intrus dans sa besogne, à moins que le triple assassinat n’ait été prémédité et transformé en cambriolage. L’inspecteur acheva son court récit dit de manière concise et brutale en disant que Radek était le principal suspect, et laissa sa phrase en suspens, en regardant le jeune homme très attentivement, attendant sa réaction. Le second inspecteur se tenant un peu à l’écart, il ne pouvait pas bien le voir, mais sentait son regard posé sur sa nuque comme un poids de plus en plus lourd à porter.

            A vrai dire, il ne savait pas vraiment comment réagir… Il essayait de se souvenir de ce genre de scène dans ses films favoris, mais les brumes restantes de la soirée fortement alcoolisée et la fatigue de plus en plus grande l’empêchaient de réfléchir correctement à sa situation. Il demanda, presque malgré lui, s’il pouvait avoir de l’eau. L’inspecteur, un peu surpris de la requête, refusa, puis lui demanda s’il comptait avouer son crime. Là, Radek eut comme un déclic, et comprit vraiment ce dont on l’accusait ; il voulu crier son innocence, désirait plus que tout sortir de cette salle, où il se sentait étouffer, autant par l’absence de fenêtre et d’air frais, que de lumière naturelle. Heureusement, la fatigue, mais aussi ce qui lui restait de raison l’empêchèrent d’agir. A la place, son visage se figea de stupeur, il ouvrit la bouche, la referma, ne sachant pas quoi faire, quoi dire. L’inspecteur lisant ses interrogations muettes dans ses yeux, lui montra des clichés, certes de mauvaise qualité, sombres, presque flous, mais sur lesquels on voyait clairement un homme portant des vêtements et une casquette aux couleurs d’une équipe de baseball nord-américaine, cachant la moitié de son visage. Quant à l’autre moitié, à la posture, aux gestes, Radek eut comme un haut-le-corps en se reconnaissant sur les photos.

« Mais… C’est… C’est moi sur ces clichés… Comment se fait-il… Pourtant, je n’ai pas de tels vêtements… Où est-ce ?... Quand ?... »

            L’inspecteur, surpris par la réaction et l’expression du visage du jeune homme, répondit qu’il s’agissait d’images d’une caméra de surveillance de la propriété cambriolée, et que donc si Radek s’y reconnaissait, est-ce qu’il reconnaissait également les crimes commis dans la maison ?

« Mais non, bien sûr, je n’ai rien fait du tout, je suis venu à Cologne faire la fête avec mes amis, pour Carnaval, je n’ai rien à voir avec tout ça, ce n’est pas moi ! » Il avait presque crié ces derniers mots, gagné par un affolement qui lui donnait le vertige.

« Si ce n’est pas vous, alors qui est-ce ? Vous reconnaissez pourtant que cette personne vous ressemble beaucoup, et que vous avez la même gestuelle, même si la qualité de des images n’est pas parfaite ! Non, attendez, ne protestez pas, vous l’avez reconnu de vous-même ! Et de toute façon, si ce n’est pas vous, dites-nous simplement avec qui vous étiez, et où, hier soir entre 4h et 6h du matin ; nous vérifierons, et si effectivement votre alibi est inattaquable, alors vous ne serez plus inquiété ! »

Radek cligna des yeux, une vague de soulagement le submergea, se traduisant par un petit rire sec ; mais évidemment, comment n’y avait-il pas songé plus tôt ; ce ne pouvait pas être lui, puisque hier soir à cette heure-là il était av… Le sourire qu’il avait esquissé se figea, avant de se transformer en un rictus effrayant.

« Je… Je ne me souviens plus ; nous étions dans le quartier d’Ehrenfeld avec des amis, nous avons suivi le Geisterzug, en buvant beaucoup, et en faisant des mélanges…

- Avez-vous pris d’autres drogues que l’alcool ? Marijuana, ecstasy, champignons ?

- Non, non, juste de l’alcool, vous pouvez vérifier… Il faisait très froid, donc nous buvions « pour nous réchauffer »… Ensuite, nous avons été dans plusieurs bars, mais dès qu’ils étaient trop pleins, nous changions ; enfin, nous sommes allés au Herbrandts, une boîte, toujours à Ehrenfeld, et il me semble que nous voulions prendre un métro vers 3h du matin, qui nous faisait arriver vers… 4h, chez mon ami Matthias, la personne avec qui j’étais quand vos collègues m’ont interpellé… Mais je ne me souviens pas du chemin de retour, et encore moins de ce qui se passa ensuite ; mais je suis sûr d’une chose, c’est que nous avons passé une très bonne soirée, que l’alcool me rend toujours joyeux dans des moments comme ceux-ci, et que même totalement ivre, je ne pourrais pas faire de mal à une mouche, à moins peut-être d’être vraiment provoqué, comme c’est le cas pour tout le monde ; mais m’introduire comme cela dans une propriété, et tuer des gens, non, je ne peux pas, c’est certain ; et puis les vêtements portés par le malfaiteur ne m’appartiennent pas…»

            A ce moment-là, la porte du bureau s’ouvrit sur un autre agent à la mine patibulaire. Il remit quelques documents au deuxième inspecteur, qui n’avait pas encore dit un mot durant l’interrogatoire, avant de se retirer en jetant un regard noir à Radek. Un silence pesant s’installa dans le petit bureau, pendant que l’inspecteur prenait connaissance de ce qu’on venait de lui remettre. Le premier inspecteur fixait le jeune homme, essayant de découvrir la vérité dans ses yeux, l’expression de son visage, ses gestes, pendant que le jeune garçon, quant à lui, se tortillait d’angoisse sur sa chaise, ne sachant comment se soustraire au regard inquisiteur du policier.

            « Voyons ce que nous avons là, commença d’une voix lente et caverneuse l’inspecteur qui n’avait pas encore parlé ; vous prétendez ne pas avoir été dans la villa des W… hier soir ?

- Tout à fait, je n’y étais pas, n’y suis jamais allé, et n’irai jamais…

- Alors expliquez-moi comment après vérifications, vos empreintes qui ont été prises en arrivant ici correspondent à 90% à celles retrouvées sur le lieu du crime ? »

Radek eut l’impression qu’un éclair le transperçait. Comment était-ce possible !? Pris de panique, il demanda à pouvoir appeler ses amis, mais aussi sa famille en Pologne pour les prévenir.

« Ne vous inquiétez pas pour vos amis, nous les ferons venir, en particulier ce Matthias chez qui vous logez. Mais en attendant, je suis obligé de vous mettre en détention provisoire ».

            L’interrogatoire s’arrêta là, et le malheureux jeune homme se laissa emmener sans broncher dans une cellule ; au moins à présent il y était seul.

            Tout alla ensuite très vite ; les interrogatoires des amis de Radek, puis le procès, et une condamnation sans surprise : un jeune étranger, sous l’emprise de l’alcool, qui n’a pas eu assez de sensations fortes, décide de commettre un acte dément. Même le témoignage de son ami Matthias a été involontairement à charge ; en effet, ce dernier s’est vaguement souvenu dans une déposition que Radek, une fois rentré, avait voulu ressortir pour chercher de la bière au kiosk du quartier. Mais Matthias était ensuite directement parti dormir, et ne savait donc pas si son ami était effectivement sorti ou pas, et si oui, à quelle heure il était rentré. Ce dernier élément fut finalement décisif, et l’accusé n’ayant donc même plus d’alibi, et malgré le détail des vêtements du malfaiteur sur l’image, qui n’appartenaient pas à Radek, le jugement fut sans appel : la perpétuité, avec une peine de sûreté de 30 ans pour la violence extrême du crime.

            Cela faisait maintenant 7 ans que Radek purgeait sa peine dans une prison de haute sécurité, pour les grands criminels. Il n’arrivait que péniblement à survivre dans cet univers si différent de ce qu’il connaissait. Il avait obtenu l’occupation de bibliothécaire de la prison, et les livres lui étaient un maigre réconfort, ses amis et sa famille étant trop loin pour lui rendre souvent des visites.

            Un jour pendant l’heure de sortie dans la cour de la prison, peu de temps après l’arrivée de nouveaux détenus, il crut que son cœur allait s’arrêter de battre à la vue de l’un d’eux ; il n’eut que le temps de se faufiler derrière d’autres prisonnier pour ne pas être aperçu ; ce nouvel arrivé lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Qu’est-ce que cela signifiait ?

            Cette coïncidence étrange se propagea rapidement dans le camp, et une enquête fut ouverte ; il s’avéra qu’effectivement Radek et cet homme étaient frères jumeaux, séparés à la naissance ; les parents du jeune homme furent également bouleversés en l’apprenant, n’ayant jamais parlé à leur fils de ce frère qu’on leur avait dit mort peu après avoir vu le jour, alors qu’en fait, comme l’enquête l’a révélé, il avait été enlevé pour alimenter un trafic d’enfants vers l’Ouest, qui, à l’époque du mur, était un commerce fort rentable. Le dossier de Radek fut alors ouvert à nouveau, et après une année supplémentaire de procédures et de jugement, il fut déclaré libre. Cependant, il n’osa jamais parlé à « l’autre »…

  • Merci pour le commentaire! En effet, j'ai passé près de 8 ans en Allemagne, la plus grande partie à Cologne, que je connais assez bien, tout comme ses nombreux évènements festifs!! Ca donne matière à écrire!

    · Il y a plus de 12 ans ·
    P1040273

    perno

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