BRULURE

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Un paysage extraordinaire accueillit Emma à la sortie de son sommeil ; un brasier entourait la voiture. Le soleil rougeoyant glissait derrière la ligne d’horizon, tandis que de chaque côté de la route les champs brûlaient. Elle ouvrit la vitre et respira profondément en fermant les yeux. Ca devait être ça l’essence de la vie ; un produit inflammable dont se gonflait le cœur. Renaud l’observait. Ses yeux rougis par la fatigue laissaient couler la tendresse comme des larmes. Il lui toucha le bras et sentit la fraîcheur de sa peau.

-        « Tu as froid ? »

-        « Non, je suis bien » répondit-elle en s’étirant « c’est absolument magnifique ! »

-        « Nous allons bien tôt arriver »

-        «  Tu n’es pas trop fatigué ? »

-        « non, mais je veux bien une cigarette. »

Emma prit le paquet de « Gitanes » dans la boîte à gants et alluma une cigarette. Elle ne fumait pas mais était friande de la première bouffée de cette fumée brune ; ce nectar qui lui piquait les papilles comme un piment.

Renaud trouvait le geste de sa femme très émouvant ; comme il s’agissait d’un geste inhabituel, elle tenait la cigarette entre le majeur et l’annulaire. Elle mettait aussi ses lèvres en bec de canard pour ne toucher qu’à peine le filtre. Elle n’avait surement jamais fait ça pour l’autre. Cette pensée le tétanisa. Il saisit son poignet tandis qu’elle plaçait la cigarette entre ses lèvres. Il eut envie de briser les os qu’il sentait sous ses doigts, il dit simplement « merci ».

Ses bras commençaient à le faire souffrir. Ils quittèrent l’autoroute pour emprunter un itinéraire vallonné à travers une forêt de châtaigniers. Le soir embaumait la terre consumée. Emma s’était blottie au fond de son siège et s’abandonnait à la tiédeur de l’air dans laquelle Franck Sinatra délayait un voluptueux sirop.

Ils avaient rapidement décidé de ce voyage en Italie. L’urgence d’être deux, ailleurs, où personne n’aurait le souvenir des turbulences qui les avaient malmenées quelques mois plus tôt.

La nuit était presque totale lorsque la voiture s’engagea dans l’allée principale du village. Un éclairage doré s’échappait des portes ouvertes des maisons, les rideaux de perles se balançaient au gré des allers et venues, les vieux fumaient au bord de la route, la jeunesse jouait au flipper dans les cafés ruisselant de mandoline.  Renaud s’était arrêté pour demander la direction et Emma s’amusait de l’entendre parler italien ; il s’appliquait à rouler les « r » et n’omettait pas de mettre l’accent avec les mains.

La maison qu’ils avaient louée était tout au bout du village, un peu sur les hauteurs. Une femme vint les accueillir. Elle avait préparé à dîner et elle ne consentit à les quitter qu’après leur avoir indiqué sa maison jurant qu’ils pouvaient la déranger sous n’importe quel prétexte.

La fatigue les priva du plaisir gourmand des pâtes et du vin pétillant. Ils s’endormirent aussitôt dans le bruissement des insectes qui festoyaient dans les vignes.

Renaud avait eu une douleur à la poitrine en se réveillant ; Emma n’était plus dans le lit. Il la découvrit qui nageait dans la piscine en contrebas. Il ne pouvait maîtriser la colère que provoquait son absence. Pourrait-il jamais lui faire confiance à nouveau ?

Emma l’avait aperçu et elle agitait les bras dans sa direction. Il aurait pu la tuer. Il le pourrait encore. En voyant sortir de l’eau sa silhouette gracile, il pensa qu’il l’aimait trop fort. Elle avait mis ses mains en porte-voix pour crier

-« J’arrive ! »

-« Ces gens sont adorables » dit-elle en pénétrant dans la cuisine. » Imagine-toi que la dame a insisté pour me servir le café pendant que son mari allait chercher du pain frais… L’eau est délicieuse ; tu devrais y aller ! Viens, assieds-toi, je te sers.

Elle passa ses bras par-dessus les épaules de Renaud et lui embrassa la nuque. Ses lèvres étaient fraîches et humides. Son désir lui faisait mal à présent.

Ils devaient partir pour Venise. Emma trouvait ça un peu cliché mais elle adorait cette ville et elle savait que Renaud y attachait une valeur symbolique ; une nouvelle lune de miel… Elle savait qu’ils ne pourraient pas recommencer mais elle pensait que ça pouvait aller mieux. De toute façon elle ne s’opposerait à rien ; elle ne s’en donnait plus le droit.

La saison était merveilleuse. Elle le sentait toujours tendu. Elle l’avait entendu pleurer la nuit dernière. Elle n’avait rien dit, juste imploré le ciel pour qu’il le soulage de sa peine. Elle se sentait impuissante à l’aider ; tous les mots pouvaient faire mal à présent, tous les gestes aussi. Chacun était suspendu au souffle de l’autre avec une pure violence emballée dans le silence.

Tout était si parfait avant ; ils s’habitaient l’un l’autre dans la quiétude. Renaud était un marathonien ; il avait besoin de souffle et de réserve, Emma lui donnait sans condition.

Emma s’éclairait sous le regard de Renaud ; il la rendait vivante, tellement confiante ! Et il y avait eu l’accident.

Ils passaient leurs jours à explorer, découvrir ensemble. Renaud ne parvenait pas à se débarrasser de cette douleur à l’estomac. Depuis six mois il souffrait dans sa peau d’homme une douleur qu’il pensait n’exister qu’au féminin. Ce mélange des genres l’avait vidé de tout sens. Il ne sentait plus rien mais s’acharnait encore à vouloir tout refaire.

Emma se régalait d’une crème glacée dans le jardin. Une rigole de jus sucré dévalait son avant-bras Elle avait poussé un petit cri et effectuait une succession de gestes désordonnés pour se débarrasser de cette étrange sève. Renaud l’observait en souriant ; tout n’était pas mort à l’intérieur de lui.

Il s’était précipité sur elle faisant chavirer la chaise longue et lapait la glace sur sa peau d’Emma, il la buvait avec frénésie comme après un douloureux sevrage. Emma gardait les yeux fermés. Elle avait renoncé à toute tentative de séduction ; le non désir de Renaud avait muselé le sien. Elle vivait en veilleuse, en sourdine, en attente de lui, disponible entièrement. Il ne lui avait rien promis, elle redoutait par-dessus tout qu’il ne la désirât plus. Elle n’en supportait pas même l’idée.

Emma avait dit que son amour avait encore grandi, chez lui,  tout s’était rétréci.

Il posa sa tête sur son ventre. Elle dit comme une berceuse :

-« Ca va aller, je t’aime »

Il se leva brutalement et partit les poings serrés.

Emma ne parvenait pas à faire cesser le tremblement de ses lèvres. Il aurait dû la tuer plutôt que lui infliger cette torture. Ils s’abimaient. Elle avait juste voulu s’exposer à la lumière d’un autre pour voir autrement, juste une fois !

Renaud devenait fou, cette fuite de contrôle lui était intolérable. Séparé d’Emma durant quatre mois il avait vécu un cauchemar. Sans Emma il n’était rien, avec elle il était à l’agonie. Il voulait qu’elle soit là, elle l’avait accepté.

Venise inspirait toujours à Emma cette mélancolie légère et insubmersible. Renaud prenait des photos, des milliers de photos ; il semblait presque heureux.

Il parvenait à nouveau à s’émouvoir. Les gestes d’Emma à nouveau savoureux, sa main ouverte sur son épaule, sa chaleur essentielle ; il guérissait.

La peau de Renaud avait la saveur des oreilles des « petits beurre ». Un biscuit grillé jusqu’à la rupture du goût. Elle ne s’était jamais sentie infidèle. Elle était restée sincère à tous moments. Elle ne savait pas où situer la blessure de Renaud et n’avait pour tout remède que le temps et cette ville qui faisait s’ouvrir les cœurs. Elle avait confiance.

C‘était leur dernière après-midi vénitienne, leur dernier soleil qu’ils consommaient sur une terrasse de la place Saint Marc où l’orchestre s’endormait sur une valse viennoise.

Ils faisaient leurs gammes ensemble depuis trop longtemps pour qu’un accord sonnât faux. Tels des instruments, leurs corps répondaient en mesure. Après un silence la mélodie retentissait de nouveau mais si Renaud prenait plaisir à la jouer, une certaine résonnance s’était évanouie. L’attraction irrationnelle qui rendait leurs étreintes si évidentes avait disparue cette nuit. Faire l’amour avec Emma avait été très agréable, confortable, presque inutile. Cette blessure avait laissé une surface lisse sur laquelle rien n’adhérait plus. Emma comprenait qu’une porte s’était fermée un accès interdit, une réserve inviolable. Leur liaison était encore possible mais elle était plus pesante. Elle voulait croire que ça la rendait plus solide.

Renaud avait ôté ses lunettes, ils se sondèrent du regard longuement. C’était cette franchise qui les laissait vierges. Emma sentit les larmes lui brûler les yeux et dissimula son trouble au fond de sa tasse de thé. Renaud lui serra la main très fort.

Ce fut lui qui prononça l’oraison funèbre de leur amour tard dans la nuit.

-« Quand tu m’a raconté ton aventure extra conjugale..

Emma frissonna à l’écoute de ce vocabulaire hygiénique et porta les mains à ses oreilles.

… »J’ai reçu la nouvelle comme un coup, un coup bas, un de ceux qu’on ne soupçonne pas. Je comprends aujourd’hui que tu avais cessé de m’aimer quand l’intention t’est venue de me parler. Ta franchise, ton honnêteté ne pouvaient pas s’adresser à un amant. L’amour n’est pas honnête Emma. Tu as voulu que je sois ton ami, compréhensif, sans condition. Je le suis devenu Emma, ma douleur m’a amené à ça. Nous ne nous aimons plus. »

Et là l’héroïne fond en larmes au cinéma. Emma n’y parvenait pas. Elle aurait pu continuer la réplique avec d’autres mots sans doute mais elle connaissait sa réalité sur le bout des doigts.

… »Je crois que nous pourrions continuer sans heurts, agréablement. Mais qui a envie de faire l’amour avec son meilleur ami ?

Il s’arrêta un moment comme pour attendre son approbation.

Emma enroulait et déroulait sans cesse autour de son index un fil de laine échappé du couvre-lit. Elle trouvait ce discours un peu trop pathétique. Elle lui sourit. Elle n’avait pas non plus envie qu’ils s’administrent de grandes claques dans le dos jusqu’à la fin de leurs jours.

-« Ca s’arrose » dit-elle en se levant. Ils burent du Champagne, accoudés au balcon en regardant passer les bateaux.

Bien sûr Renaud serait un bon ami, le meilleur sans doute. Il prétendait qu’elle avait cessé de l’aimer en ne lui accordant plus sa place d’amant. Elle avait cessé d’aimer passionnément sans doute, pas d’aimer. Comme Venise était devenue utile à leurs conversations ! Et la tendresse qu’on éprouve pour un ami, est-ce qu’elle pourrait la manifester ? Comme la route lui semblait déjà longue sans lui !

Renaud l’avait déposée en disant qu’il n’était peut être pas nécessaire qu’ils soient « l’un sur l’autre » durant les semaines à venir. Elle avait apprécié l’expression. Il allait en effet falloir envisager un changement de position. Côte à côte vraisemblablement ; c’est ce qu’il lui avait semblé comprendre quand il l’avait embrassé sur la tempe pour lui dire au revoir.

Comme Emma haïssait les futurs moments qu’ils allaient passer ensemble, les futures fiancées qu’il lui présenterait et cette douleur qui avait changé de camp ! Elle avait des provisions de regrets en part individuelle pour mille ans.

C’est à cet instant précis qu’elle commença à vieillir.

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