Bruxelles 1942-1944 Ch.31

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En 1942, pour un juif, avoir pignon sur rue, à Bruxelles, c’était se montrer du doigt. Isaac et fanny Goldman et leurs 4 enfants habitaient au-dessus de leur boutique de maroquinerie chaussée de Wavre. Le 20 octobre, ils placèrent André, le plus jeune de leurs enfants dans un orphelinat catholique. La veille au soir, autour de la table du repas familiale André apprit le sort qui lui était réservé. Quelques jours auparavant il avait surpris une conversation entre ses parents et leur voisin, Monsieur Declerck. Celui-ci avait entendu parler d’une certaine Yvonne Nevejean qui cachait des enfants juifs dans diverses institutions religieuses. Donc André ne fut pas complètement étonné lorsque son père lui dit, ---André, demain nous t’emmenons dans une pension ou tu seras à l’abri.

Il se sentit tout à coup mal aimé, abandonné par sa propre famille.

--- Pourquoi moi et pas les autres ?

---Tu ne peux pas être plus poli , dit Fanny avec un fort accent judéo-polonais. Tu parles de ton frère et tes sœurs. Là ou tu vas, ils n’acceptent les enfants que jusqu’à un certain âge. Ses parents l’abandonnaient et ses frères et sœurs ricanaient devant son désarroi. Des larmes embuèrent ses yeux et sa voix tremblait, ---S’ils restent avec vous, moi aussi je veux rester.

---Tu vas faire comme on te dit. Tu ne crois pas que nous avons assez de problèmes. À la fin de la semaine nous allons partir à la campagne et Monsieur Declerck sera en liaison avec nous. Il s’occupera de toi.

André du haut de ses 10 ans savait qu’il fallait se cacher rapidement. Il avait beau se dire Belge, ils étaient programmés pour admettre et accepter l’antisémitisme ambiant. Il savait instinctivement que les choses devenaient sérieuses. Les parents d’André avaient largement commenté les événements du 14 avril 1941, avec leurs amis de Lodz et de Varsovie. Ce jour-là la Volksverwing de la SS Vlaanderen, la Zwarte Brigade et les membres de l’organisation “De Vlag “ mirent à sac le quartier juif d’Anvers, incendièrent deux synagogues, brûlèrent les rouleaux de la Tora et mirent le feu à la maison du rabbin Rottenberg. Les Allemands empêchèrent les pompiers d’intervenir.

Six mois après le début de l’occupation commencèrent les persécutions. Les premières mesures antijuives n’étaient que de la discrimination ordinaire telle que les juifs l’avaient toujours connu au fil du temps et dans diverses contrées de la planète. les premières ordonnances restaient acceptables et gardaient si l’on peut dire un côté encore humain. Les tracasseries administratives telles que le renscencement des entreprises, puis des populations ne laissaient pas entrevoir la montée du drame qui se préparait, donc rien que de très banal. Cela devint plus sérieux à partir du 7 juin 1942. Toute la communauté juive se plia aux nouvelles directives instituant l’assignation à résidence, le couvre-feu et l’obligation de coudre une étoile jaune sur les vêtements. À chaque étape, à chaque degré, l’impossible de la veille devenait possible aujourd’hui et évident le lendemain. L’étape suivant, les arrestations découlaient des précédentes. Malgré leurs inquiétudes, en 1942 peu de juifs avaient suffisamment d’imagination pour se figurer ce qui allait suivre. Être pris dans une rafle signifiait tout simplement être pris dans une rafle. On parlait bien sûr de camps de travail mais tout cela restait vague. La peur des arrestations suffisait en elles-mêmes sans trop se préoccuper du palier suivant. La vérité ne serait connue dans son ampleur qu’après la libération de l’Europe. C’est à ce moment-là qu’André comprit que son jeune âge, son inconscience et son ignorance lui ont permis de vivre en toute insouciance, ces années terribles. Bref ! Isaac décida en septembre 1942 que c’était le moment de mettre sa famille à l’abri et ainsi fut fait... ou presque. Jeudi, André fut conduit à l’orphelinat. Samedi était le jour fixé pour le départ à la campagne de M. et Mme. Goldman et les 3 aînés. Pour une histoire de draps à prendre à la blanchisserie ils retardèrent leur départ jusqu’à lundi. Ce délai de 48 heures leur fut fatal. Lundi matin, vers 6 heures ils furent arrêtés et envoyés au camp de rassemblement de la caserne Dossin à Malines et puis déportés vers une destination inconnue. André ne reverra jamais sa famille.

Monsieur Declerck était catastrophé mais il ne laissa rien paraître lorsqu’il se rendait une fois par mois à l’orphelinat en rassurant André avec de fausses bonnes nouvelles sur sa famille. Pour des raisons multiples,dans les années 20 beaucoup de juifs émigrèrent en Europe occidentale : antisémitisme viscéral des Polonais et des Russes, pogroms, service militaire particulièrement long et pénible, exactions quotidiennes. En 1926, deux ans après son mariage avec Fanny Lebovitz, Isaac quitta la Pologne pour venir s’installer en Belgique. L’année suivante il fit venir sa femme. Leur début fut difficile. Isaac avait trouvé du travail dans un atelier de maroquinerie. Le patron, Mandel Horowitz, Bruxellois depuis 5 ans aidait les juifs fraîchement débarqués de Pologne en leur donnant du travail. Tout ce petit monde parlait Yiddish ou polonais . Seul Mandel parlait le français. Du moins il le pensait. En réalité il pratiquait un mélange de trois langues : polonais, yiddish et quelques mots de français, jargon que personne ne comprenait. Il habitait rue de la clinique à Anderlecht dans un appartement de 4 pièces. Il était considéré comme un « mensh »admiré de ses ouvriers «greener» vivant dans des chambres mansardées, parfois avec femmes et enfants.

Isaac réussi assez rapidement à monter un petit atelier. Doué pour les langues, il parla très vite un français correct. C’est dans leur pièce cuisine chambre à coucher salle de bain qu’ils conçurent David en 1928. Ils déménagèrent début 1929 pour un appartement de trois pièces, rue Auguste Gevaert. Les deux années suivantes arrivèrent dans l’ordre Sarah et Ruth. André, le seul qui fut baptisé d’un nom chrétien naquit en 1931. En 1937 Isaac Goldman s’installa à son compte Chaussée de Wavre pour ouvrir une boutique de maroquinerie avec atelier attenant et appartement au 1e étage. André fut inscrit à l’école communale de la rue de Naple. Né à Bruxelles il se sentait 100 % Belge. C’était le bonheur, simple, sécurisant, sans heurt dans un monde sans accents, races ou religions. L’histoire se chargera de lui enseigner que pour certaines il y a des différences insupportables qui allaient les mener à programmer la disparition de familles entières. Le vendredi était un jour spécial. Ce jour-là il ne fallait pas importuner Fanny qui toute la journée préparait le repas du Shabbat. Très tôt Isaac descendait dans l’atelier préparer le travail de la journée. Ne voulant surtout pas être au milieu des préparatifs de sa femme, il ne quittait pas la boutique. Les enfants partaient à l’école, se léchant d’avance les babines en pensant au repas de fête du soir. Dans la famille Goldman le côté religieux était inexistant mais la tradition était respectée. Fanny était persuadée qu’elle était la vraie détentrice du secret de la carpe à la juive transmise de mère en fille. Chaque femme juive avait la même conviction. Question cuisine elles étaient toutes d’un intégrisme impitoyable. Lors d’une discussion sur n’importe quelle recette elles regardaient avec dédain leur interlocutrice et prenaient un air pincé voulant dire “” elle ne sait pas de quoi elle parle “ . Lorsqu’il s’agissait du gefilte fish ce n’était qu’une argutie sur la façon d’y ajouter plus de sel et de poivre que de sucre et vice et versa. Autant de cordons bleus venant de “ shtetels “ différents des différentes régions de Pologne, autant de possibilité de doser ces trois condiments avec la certitude que toutes les autres recettes étaient des hérésies. La critique entres femmes était toujours d’une incroyable hypocrisie. C’était dans le genre “  Très bon ton stroudel...mais pourquoi as-tu mis autant de cannelle ? “ Bref ! la famille Goldman se préparait à déguster le gefilte fish plus salé et poivré que sucré. Lors de leur arrivée chaussée de Wavre, leur voisin, monsieur Declerck, un brave homme, veuf sans enfant les avait beaucoup aidés. Il s’était lié d’amitié avec cette famille d’émigrés. Lors de repas important il faisait partie de la fête et n’arrêtait pas de complimenter Fanny sur la qualité de sa cuisine. On ne pouvait lui faire un plus grand plaisir. Elle rougissait comme une jeune fiancée. Les enfants étaient ravis lorsqu’il demandait comment était fait tel ou tel plat. Fanny expliquant dans son parlé personnel une recette était un morceau d’anthologie.

Pour la carpe farcie ça donnait à peu près ceci :

vous preneï a carpe bien vivont dé un kg onviron. Vous touihié lé pvassou avec à martou à coup sir la tête. Coupeï lé on tronche dé dvei cm onviron pvi lavéï les morssous et décortiquéï toute la chair. Lésséï lé po intacte, pvi saléï la chair et lé po et léssaï don lé glaçiére toute lé nvï. Lé londemain préparéï à gronde casrolle avec trva litres dé lou, di sel, di pvavre, dvei morçou dé sicre, dvei ognionnes. Fair bouillir von minites.

Préparéï la chair, dvei ognionnes, trva éfs, trva cvillères dé farine dé matzot, di sel, dé pvavre é hachéï tréï fin j’ousque vous avéï a patté. Romplicéï lé morçous di pvassou avec léï farce et mettéï leï tronches dé carpe don la casrolle. Fair bouillir sir a petit feu a hère éi demi

Lésséï froidir é onlevéï lé tronche dé pvoissou. Vous lé méttéï sur a plat.

Messié Diclerck lé secret de lé bonne récette cé bien pvavré avec trva ou quatre morçous di sicre.

M.Declerck écoutait religieusement. André pouffait sous la table. Les trois plus grands se moquaient gentillement de leur mère. --- Maman tu pourrais quand même essayer de parler correctement le français.

Fanny outrée,---mé jéï parle lé fronssai ! 

Généralement le dimanche, des amis émigrés de Varsovie ou de Lowicz d’où était originaire Fanny venaient parler de choses et d’autres mais surtout inquiets pour leurs familles toujours en Pologne. Devant une tasse de thé servie avec des gâteaux au fromage, du stroudel et des sablés moulés régulièrement par André avec un verre. Ils évoquaient dans le désordre ; les pogroms, Hitler et l’Allemagne. Isaac comprenait parfaitement l’allemand. Il avait entendu la retransmission d’un discours de propagande à la radio par le führer ou il était question d’une conspiration juive internationale dont le but était l’asservissement du monde chrétien. André qui passait de genoux en genoux ne comprenait pas tout dans leurs discussions, mélange de français, polonais et le mammé louchèn, la langue yiddish mais il savait que tout ça n’était pas bon signe. C’était quoi un pogrom ? se demandait-il.

Tous ses petits commerçants, artisans, ouvriers maroquiniers ou tailleurs dont le seul souci était de joindre les deux bouts, ne pensaient qu’à leur famille. Quand avaient-ils le temps de fomenter un complot international ? L’espoir d’une vie décente, voilà ce qui les avait fait fuir la Pologne. Mais à cette époque-là ils ne savaient pas qu’un obscur petit Autrichien devenu chancelier du 3e Reich allait réduire à néant tous leurs espoirs en Belgique. Comment pouvaient-ils deviner qu’ils allaient être les acteurs tragiques de la plus abominable machination de tous les temps en Europe. 

Il se souvenait d’une blague que racontait son père : Un ethnologue est au fin fond de l’Amazonie. Il découvre une tribu d’Indiens. Ils n’ont jamais vu d’hommes blancs. A fortiori, juif ne devrait rien signifier. Ce sont des pacifistes et accueillent amicalement l’ethnologue. Le chef décide d’organiser une grande fête autour d’un feu de camps. Tout à coup, soupçonneux il lui demande --- Tu n’es pas juif au moins ?

D’où vient le mystère de l’universalité de l’antisémitisme ? 

À la fin du mois d’août 1944, nos deux spécialistes de l’évasion fuguaient régulièrement tous les soirs pour aller sur la route de Gand voir le sauve-qui-peut des Allemands qui fuyaient dans des véhicules divers chargés jusqu’à la gueule de bric et de broc qui n’avaient rien de militaire. André se promit de se souvenir toute sa vie de la vision des Allemands détalant comme des lapins sans livrer bataille. Dimanche, le 3 septembre était une belle soirée d’été. Les gens sur le bord de la route étaient comme au spectacle. La débandade des Allemands était quasiment terminée. Quelques rares camions passaient encore et les retardataires à bicyclette, avec un sac à dos, pédalaient comme de forcenés. Vers 9 heures du soir la route déserte était devenue silencieuse. Le lendemain, lundi en allant à la messe, émerveillée les pensionnaires admiraient, debout devant leurs véhicules, les premiers soldats alliés, arrivés dans la nuit ; des Anglais impressionnants, chevaliers en armures kaki. Les quelques jours suivants furent d’une grande excitation. Tous les rêves devenaient possibles. André était persuadé qu’il allait bientôt revoir ses parents. Il lui tardait de voir Monsieur Declerck afin d’avoir leur adresse à la campagne pour pouvoir les rejoindre.

Il était près à oublier ces 149 (il les avait comptés ) dimanches de messes obligatoires par n’importe quel temps. Il était près à oublier 2 ans de nourriture exécrable et peu abondante. Magnanime, Il était à deux doigts de croire en Dieu.

Monsieur Declerck avait une bien pénible mission à remplir. Cela faisait 15 jours qu’il allait à la maison communale d’Ixelle éplucher les listes des gens libérés des camps et rapatriés sur Bruxelles. En vain, rien sur la famille Goldman. Certains rescapés de la mort, mal en point, étaient rapatriés sanitaires. Monsieur Declerck décida de faire une recherche plus approfondie. Tous les matins il se rendit à l’hôpital Saint Pierre dans les salles réservées aux juifs libérés et passait de lit en lit pour montrer la photo des parents d’André. Au bout de plusieurs jours sa patience fut récompensée, si on peut appeler ainsi ce qu’il apprit. Un homme amaigri, pesant peut-être 40 kilos, prit la photo dans ses doigts décharnés et la regarda longuement puis la rendit à Monsieur Declerck.

---J’ai connu ces gens. Nous étions dans le même transport. Ils avaient trois enfants... arrivés à Auschwitz nous fûmes séparés. Je l’ai compris plus tard, lors de la sélection à la descente des wagons ils sont partis directement pour la chambre à gaz. Monsieur Declerck ressenti un véritable choc dans la poitrine et cru qu’il allait s’évanouir. L’homme lui proposa de s’asseoir.

Tous les deux restèrent silencieux un bon moment puis Monsieur Declerck regardant l’homme émacié, --- Cela à dut être terrible, y a-t-il quelque chose que je peux faire pour vous ?

---Non merci... oui ça a été terrible...les mots pour parler de là-bas n’existent pas...vous savez pourquoi je suis encore vivant... je faisais partie de l’équipe qui transportait les gazés dans les fours crématoires...lorsque je fus arrêté, je croyais ma famille à l’abri... un jour...après l’ouverture de la chambre à gaz... j’ai reconnu ma femme et mes deux enfants... non, il n’y a pas de mots... il n’y a pas de mots. Je n’ose pas m’endormir. Chaque soir je retourne dans le camp. J’essaye de me souvenir de ma famille au temps heureux d’avant-guerre. C’est impossible, dès que mes yeux se ferment, je vois les miens...nus...morts. J’ai failli me tuer plusieurs fois... à la dernière minute je me suis toujours dis qu’il fallait survivre pour témoigner. Vous êtes le premier à qui j’en parle et probablement le dernier. Je suis vivant, mais je sais que je ne peux pas parler. Les mots n’existent pas... Mon drame a été vécu par des millions de juifs assassinés. Nous avons tous la même histoire. Derrière chaque mort il y a un drame égal au mien. Il pleurait. Monsieur Declerck vieil homme de 70 ans qui n’avait pas versé une larme depuis qu’il était gamin, pleurait également. Monsieur Declerck prit la main de l’homme dans les siennes, la serra longuement et un peu plus vieux, un peu plus voûté quitta l’hôpital. Il rentra chez lui à pied. par le boulevard de Waterloo et la porte de Namur ce n’était pas très loin, mais à son âge c’était quand même une bonne demi-heure de marche. Il eut le temps de penser à tout ça. Il se demandait s’il vivait sur terre ou en enfer. Peut-être était-ce la même chose. Les idéologies et les croyances religieuses sont les deux mamelles de la folie. Programmé dans l’une ou l’autre des deux disciplines le cerveau déraille et les fous dominant entraînent dans leur sillage une multitude de détraqués qui les écoutent religieusement. Oui, Monsieur Declerck était persuadé de vivre dans l’empire du mal absolu. Il devait maintenant affronter André. Que fallait-il lui dire ? la vérité ou un mensonge édulcoré.

Qu’ils étaient morts du typhus dans un camp de travail par exemple ? Il ne savait pas. Il avait eu toute la semaine pour y penser et essayer de lui organiser sa vie future. Il avait obtenu l’adresse d’un organisme qui s’occupait des orphelins juifs. Il avait été reçu par un homme jeune au visage avenant à qui il raconta son histoire.

--- Ne vous inquiétez pas, nous allons le prendre en charge et le placer dans un de nos homes d’enfants. Si vous voulez nous lui parlerons de sa famille, nous avons des psychologues formés pour ce genre d’événement.

--- Non ! je préfère le faire moi-même, je le connais depuis qu’il est né. Je pense qu’il aimerait mieux que ce soit quelqu’un de proche pour lui annoncer la triste nouvelle.

Dimanche, à 10h30 dans le hall de l’orphelinat Monsieur Declerck vit arriver du fond du couloir André, petit garçon de 12 ans qui allait apprendre la plus triste vérité de sa courte existence. Avec son maigre bagage, son costume à culottes courtes, tout souriant, il se précipita vers l’homme qui pendant toute la guerre s’était occupé de lui...vers l’homme qui était le seul lien entre lui et ses parents. Monsieur Declerck le serra fortement dans ses bras. Avant de partir André embrassa Victor en lui promettant de venir le chercher quand il aurait retrouvé ses parents. André quitta définitivement l’orphelinat.

Ne faisons pas de voyeurisme malsain. Et nous ne saurons probablement jamais comment Monsieur Declerck lui raconta la vérité... parce qu’il avait décidé de lui dire la vérité. Je vous souhaite bien du courage, si vous pouvez vous imaginer ce qui se passe dans la tête d’un enfant qui apprend qu’il ne verrait plus sa famille. La chaleur du home, dans lequel il fut accueilli l’aida beaucoup à surmonter cette épreuve. André, rien qu’en fermant les yeux, pouvait évoquer son père dans l’atelier, toujours de bonnes humeurs, toujours le mot pour rire. Ce père qui lui avait donné le goût de la lecture et de l’étude. Ce père qu’il avait aimé et qu’il aimerait toujours.

Sa maman, dans sa cuisine chantant en yiddish de jolies chansons et préparant une merveilleuse cuisine. Quel avait été son crime ? ... Son frère et ses sœurs qui n’arrêtaient pas de se chamailler. Quels avait été leur crime ?  Que n’aurait-il pas donné pour entendre sa mère parler dans son mauvais français... les voir tous encore une fois. Enfant il avait décidé qu’il ne parlerait pas yiddish. Dans la rue il avait honte du regard des gens observant ses parents parler en yiddish ou polonais. Aujourd’hui il avait honte d’avoir eu honte. Seul dans son lit le soir il ne pouvait empêcher les larmes de mouiller son oreiller. Retourner chaussée de Wavre lui était pénible. Revoir l’ancienne boutique de son père, maintenant devenue une papeterie, était éprouvant mais il se faisait un devoir de rendre visite à Monsieur Declerck le plus souvent possible. Celui-ci déclinait de jour en jour. Le 15 mars 1946 Monsieur Declerck sans enfants, sans famille, quitta l’enfer pour, espérons-le, rejoindre le Paradis. Dans une lettre, cet homme, qui était la bonté même, lui demandait pardon pour tout le mal fait à sa famille par des assassins qui ne se sentaient coupables de rien. Il lui laissa le peu qu’il possédait. En faisant le tri de ses papiers, André trouva un cahier d’écolier, dans lequel d’une écriture serrée il avait noté dans un français correct toutes les recettes de la cuisine juive de sa mère. Monsieur Declerck comprenait très bien le français de sa mère. En se remémorant sa famille ; la bonté de son père, la façon qu’il avait de se moquer de l’accent de sa mère. Sa sœur Sarah virtuose de piano, qui voulait devenir concertiste. Sa sœur Ruth qui rêvait de faire des études de médecine et son frère David toujours premier à l’école. Un trop plein de chagrin le submergea. Son affliction, son désespoir emplirent ses yeux. Assis sur le sol, prostré la tête dans ses bras, appuyé sur les cartons contenant les affaires de M. Declerck, les épaules secouées par les larmes, il se laissa aller à son chagrin, maudissant cette frange d’humanité qui par racisme et par haine s’arrogeait le droit de détruire des familles entières qui ne demandaient qu’a s’épanouir. André n’avait plus rien à quoi se raccrocher en Belgique. De son passé il ne lui restait que sa mémoire et quelques photos, certaines prises en Pologne représentaient des personnages inconnus... de la famille ? des amis ? Il ne le saura jamais. Certaines lui étaient familières. L’une d’elles l’émouvait particulièrement. Elle représentait son père en pantalon blanc et chemisette rayée bleu gris, un vrai dandy (la photo était en noir et blanc mais il se souvenait parfaitement des couleurs), sa mère, dans une robe à fleurettes multicolores allongés sur des chaises longues sur la plage de Blankenberg. Ruth et Sarah avaient les bras enserrés autour du cou de leurs parents.

La marée était basse. La plage s’étirait vers une mer lointaine toujours grise, même par beau temps. En premier plan David et lui-même avait construit un comptoir de sable sur lequel étaient piquées des fleurs de papier crêpons confectionnées par les deux sœurs. Chaque fleur valait un certain nombre de coquillages. Que faisait-on de ces coquillages ?.. rien... on jouait au marchand. Famille heureuse souriant à l’objectif, figée pour l’éternité.

  • Très émouvant, un drame parmi tant d'autres, avec des mémoires anéanties de familles décimées. Amitiés.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

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