Ça fait du bien par où ça casse

Thierry Kagan

Sur les trois enfants que j'ai, deux me font des misères.

Pas celui qui va et vient en prison. J'ai pris l'habitude. Il faut dire aussi qu'il fait ça très bien : il prévient quand il y entre et nous fait la surprise - comme à ses gardiens - quand il en sort. Ça divertit.

Pas celle, non plus, qui fait commerce d'une partie de son corps finalement devenue, avec les années, la moins intime de toutes, comme me le rappellent souvent la plupart de mes voisins qui figurent parmi ses abonnés.

Non.

Ces deux-là ne m'épuisent guère. Ils ont trouvé leur voie. Et je ne peux rien pour eux : ils sont épanouis tels qu'ils sont.

Mais si vous savez compter, ces deux-là plus les deux qui fâchent, ça fait 4 et non 3. C'est donc bien le troisième de mes enfants qui complique l'équation en comptant pour deux.

Ce petit dernier - qui n'a rien de petit - c'est d'abord un bel homme, à carrure et longues dents, distingué, cultivé et terriblement fier de son orgueil. De ceux qui téléphonent en visio pour mettre leur propre visage en plein écran et l'interlocuteur en micro vignette dans un coin.

Mais lui, en plus, il saura être mauviette, fragile, sans ambition, fade, peureux et tête à claque.

Sans constance aucune dans telle ou telle posture, ni alternance prévisible.

Quand il vient me voir, je ne sais jamais dans lequel de ses costumes il me surprendra.

Et aujourd'hui, ça fait longtemps que je ne l'ai pas reçu.

Il va me présenter la nouvelle personne qu'il veut épouser. Ce n'est pas la première et aucune n'a jamais passé la vraie ligne de départ dans la vie à deux. Je commence à m'habituer.

Cette fois-ci, c'est une femme, je crois.

Ils arrivent dans deux minutes. J'ai donc deux minutes pour me préparer... à autre chose.

Essayons ça...

Quand il sonnera à l'interphone, je le verrai sur l'écran. Et il le sait. Je commencerai par dire : “Oui, c'est pourquoi ?”, comme si j'avais affaire à un témoin de Jéhovah à éclater au sol dès la première syllabe.

Déjà, ça rompra sa routine.

Ensuite, contrairement à l'accoutumée, la porte à l'étage ne sera pas déjà ouverte. Ça le changera aussi, ça ! Je le laisserai sonner. Frapper, s'il le veut. Et plusieurs fois. Et au bout d'un temps, j'arriverai lourdement à l'entrée pour qu'il m'entende bien. Et je dirai : “Attends un peu, je reviens, j'ai les gambas à retourner.”

Sur le palier, ça devrait le faire passer de la marinade au court-bouillon.

Je marcherai sur place pour faire semblant d'aller en cuisine pendant que je le regarderai par le judas. Je verrai déjà comment il gère et dans quel état il sera pour la rencontre du jour.

Comme ci ? Ou bien, comme ça...

Et puis... j'aviserai.

Ça sonne.

C'est bien une femme qui l'accompagne. Elle a l'air chétive, mal peignée et fagotée comme si elle allait se coucher.

Ça ne va pas être commun, comme retrouvailles.

Je fais donc comme je vous ai raconté... jusqu'à ce que j'ouvre ma porte d'entrée : à ce moment précis, je change tous les plans que... je n'avais d'ailleurs pas.

Et je me fais... miroir. Miroir de celui qui se donne à voir.

Je devine qu'il a son habit de hyène. Je me fais bête aussi. Il est clairement dérouté. Je vois bien qu'il essaie de me déchiffrer. D'habitude, quand il vient me voir et qu'il est rageux, je le laisse jouer. J'argumente, il m'écrase ; je m'adoucis, il m'enfonce la tête ; je lui sers un repas, il m'étouffe de reproches et le méprise. Et il repart, sans dire “au revoir”, comme un gamin qui s'en irait bouder dans sa chambre.

Là, je vois bien qu'il cherche un soutien de sa promise, qu'il s'en rapproche.

Quelque que chose se trame aussi en elle.

Je ne sais pas quel personnage il a donné à voir pour la convaincre de le suivre un bout de chemin de vie, mais là, je le sens dérouté aussi par cette être dont il semble découvrir ici, chez moi, une autre facette.

Elle tente d'adoucir l'atmosphère par sa main posée sur le haut de sa mâle épaule : ça interloque et le gêne, clairement.

Je les surprends et en plus, je les ai piégés en fermant à clé l'appartement : ils ne peuvent pas m'échapper.

Je vois bien qu'en cet instant précis, les deux profils de mon fils s'affrontent. Je reconnais son œil de pauvre type insignifiant, mais le bas du visage rappelle toujours le moqueur, menteur, infâme et brusque.

Finalement, c'est le mou et insipide qui gagne. Il fait tout à coup tout petit dans son costume. Comme s'il flottait, comme s'il avait perdu 15 cm de volume en tous points du corps. Effectivement, l'envie est grande de le saisir et de le secouer. Ce que fait sa compagne, d'ailleurs, qui s'étonne, de toute sa face à elle, de voir son homme se liquéfier ainsi.

Frêle et quasi inexistante au démarrage, elle se révèle plutôt “chétive à poigne”, qui frotte plus qu'elle ne caresse.

Cela ne dure pas : je jette à mon gosse le jeu de clés, il lui échappe et tombe à terre et il comprend que j'ai repris la barre de nos relations. Il se retourne en regardant le sol. Dans le reflet du miroir, je devine les soubresauts de son visage et le regard mauvais tenter de reprendre les rênes.

Mais en vain.

Il déverrouille la porte, laisse la clé dans la serrure, sort et ne claque même pas derrière lui.

Plus un bruit dans ma maison. Si ce n'est sa compagne qui se faufile jusqu'à moi pour me prendre les mains. Et s'en couvrir le visage.

Feutré, mais résonnant dans l'espace entre nos deux parties reliées, sa face et mes extrémités, son “merci” me glace l'échine.

Aujourd'hui... j'ai sacrifié un fils et j'ai sauvé une femme.

  • " Nos enfants, pour la reconnaissance qu'on en a, j'ai bien de ne pas en faire quand j'étais jeune." P. Palmade. :o))

    · Il y a plus d'un an ·
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    Hervé Lénervé

    • Oui, mais on n'est jamais à l'abri d'une bonne surprise... Quand ils ont 30 ou 40 ans

      · Il y a plus d'un an ·
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      Thierry Kagan

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