Caché sous les lumières

Haillons

Miles Murphy est assis au bout de la jetée, à côté du vieux phare qui n’éclaire plus la mer. Il fume une cigarette et regarde les eaux troubles onduler sous la brise...

 

Miles Murphy est assis au bout de la jetée, à côté du vieux phare qui n'éclaire plus la mer. Il fume une cigarette et regarde les eaux troubles onduler sous la brise. Il a remonté le col de son manteau gris et enfoncé son chapeau pour barrer la fraîcheur du soir, mais sans succès. Alors il se lève doucement et jette sa cigarette.

Il remonte la jetée à la lumière du soleil couchant, vers le parking désert où trône, scintillante sous les derniers rayons de lumière, sa Blue Note solitaire. Il ouvre la portière de la voiture, monte et allume le poste. Une chanson rock, Radio Nowhere, monte dans l'air pendant que Murphy regarde la mer. Distraitement, il attrape un petit carton rouge posé sur le siège passager.

Il le fait tourner entre ses doigts quelques secondes, puis finit par poser son regard sur l'écriture noire, en pattes de mouche, qui court sur le bout d'emballage. C'est un appel à l'aide, écrit et envoyé d'ici il y a bientôt un an.

 

Murphy sort du parking pendant que la voix puissante du chanteur s'éteint doucement. Il tourne sur sa gauche, devant un fast food désert, et le soleil mourant vient brièvement l'aveugler. Puis il remonte lentement la rue principale. Il pourrait même la remonter à toute vitesse sans que ça n'y change grand-chose puisqu'il n'y a personne : personne sur la route, personne sur le trottoir, personne dans les magasins, personne accoudé à un bar une bière à la main à beugler des horreurs. Il est le seul être humain dans une foutue ville fantôme.

Il avise un kiosque à journaux et arrête sa Blue Note au milieu de la chaussée, sort en laissant le moteur tourner. Il avance d'un pas vif sous les ombres des immeubles qui s'étirent et attrape un journal en haut d'une pile. Il est titré en une « Montée inquiétante du niveau de la mer : Les climatologues appellent les autorités à prendre des mesures d'urgence ». Le journal, encore neuf, est sorti de presse il y a six ans.

 

Il ne remonte pas dans la voiture mais se dirige vers un petit bar — La Cale Sèche — coincé entre un barbier et un magasin de spiritueux, sur le trottoir en face. Il pousse la porte et pénètre dans un décor de pirates. Il est déjà venu hier, à son arrivée en ville. Il n'avait pu s'empêcher d'entrer et de s'envoyer une bouteille de rhum, tout seul au comptoir, à écouter le silence. Pas de jukebox, pas de conversation, aucun bruit de pas sur le parquet ou de verres qui s'entrechoquent. Juste la respiration de Miles Murphy et le bruit de sa bouteille qu'il repose sur le bar.

Il se retourne vers un mannequin vieillissant du Capitaine Crochet, crucifié sur une poutre en bois au milieu de la salle, entre deux barriques vides. Il pointe vers lui un doigt accusateur.

«  Hé, Capitaine, tu n'aurais pas vu un homme, disons, la cinquantaine, taille moyenne, cheveux bruns, peut-être des lunettes ? Il s'appelle Duke, paraît qu'il a tué un type. Il s'est planqué dans le coin et il est resté ici, après l'évacuation. Et je sais pas comment il a fait, mais il a réussi à envoyer un message à Memphis depuis ce bled. J'ai besoin de le trouver, son frère le cherche. Si jamais t'as un tuyau, je suis preneur. Contre cette bouteille de rhum. »

Le mannequin miteux ne répond pas. Il ne regarde même pas le détective, son œil unique fixé sur la rue qui s'assombrit.

— Bon j'ai compris, t'es un dur toi. Mais je repasserai. J'espère que tu seras plus bavard. »

 

Quand il sort, il fait nuit. Alors il remonte dans la Blue Note — on passe Thunder Road à la radio —, tâtonne pour attraper sa bouteille de Middleton qui a roulé sous le siège passager, et boit un coup. Puis il allume les phares, et entame sa deuxième ronde  nocturne.

Il connaît le message écrit sur le bout de carton rouge par cœur. Il se le repasse sans arrêt depuis qu'il a échoué ici. Duke l'insaisissable. L'assassinat de Louis Gillespie. L'évacuation. La montée des eaux qui n'a pas eu lieu. L'appel à l'aide sur le bout de carton rouge.

 

Miles Murphy roule pendant plusieurs heures, faisant le tour de la ville en boucle. Il écoute des vieux morceaux de rock et termine sa bouteille de Middleton. En chemin, il s'arrête pour refaire le plein — de l'essence pour la voiture, du whisky pour lui — et rafler ce qui est encore mangeable dans la station service déserte. Il roule lentement. Il observe chaque immeuble, chaque devanture, chaque trottoir. La ville toute entière brille encore de mille lumières — néons, réverbères, lumières d'appartement —. Murphy a l'impression que les habitants sont là, cachés, et qu'ils vont subitement jaillir devant les phares en criant « Surprise ! ».

Mais non. Pas même ce satané Duke. Et pourtant il doit être ici. Peut-être l'observe-t-il derrière un rideau, dans un appartement minable ? Peut-être l'attend-il dans un bar obscur, comme un homme qui attend son destin ? Ou peut-être bien qu'il est mort, et qu'il nourrit les vers depuis un an déjà. Murphy n'en sait foutrement rien, alors il roule au hasard.

Il pense aussi au meurtre de Louis Gillespie, le physicien. Le matin il arrivait ici, à Haven Town, pour prophétiser la submersion de la ville. Pour annoncer que ce bout d'humanité, en face de l'océan, allait subir le même sort que celui déjà vécu par la moitié du globe terrestre. Le soir on le retrouvait noyé au bout de la jetée, près du phare. Un pêcheur avait vu Duke maintenir la tête du scientifique sous l'eau.

 

Il passe devant une discothèque à la façade bariolée de faisceaux lumineux multicolores. Derrière les murs lui provient, étouffé, un rythme antillais endiablé. Il l'entendait déjà hier, quand il est arrivé en ville. Et il sait que la piste de danse, sous les enceintes poussées à plein volume, est désespérément vide. Il sait aussi qu'il y a des graffitis à la bombe blanche représentant l'arche de Noé dans les toilettes pour hommes.

Un peu plus loin, il y a le commissariat, derrière une grille en fer forgé du siècle dernier. C'est le premier endroit où il est allé. Il a trouvé le rapport d'autopsie de Gillespie. Mort par noyade. Des traces de lutte. Et un mandat de recherche contre un certain Duke, résident au 4 Asbury Park, Haven Town. Evidemment, l'appartement était vide. Il aurait dû s'en douter….

 

Peut-être qu'après tout Duke avait réussi à quitter la ville. Et pourtant c'était peu vraisemblable, voire impossible : devant Haven Town l'océan s'étendait à perte de vue. Derrière la ville, la gigantesque digue artificielle du gouvernement de la Nation Humaine filtrait tout passage. Si un type brun d'une cinquantaine d'années était passé, il l'aurait su.

 

Il est trois heures du matin à l'horloge de la Blue Note quand Murphy se rend compte qu'il ne regarde plus rien. Il n'a pas dormi la nuit dernière et il commence sérieusement à piquer du nez. Il s'est mis à pleuvoir. Alors il arrête la voiture devant le premier hôtel et s'engouffre dans le hall désert.

Il aurait pu profiter de la situation et prendre un hôtel plus chic, mais il s'en fiche. Il contourne la réception — un téléphone à cadran mobile, une plante verte devenue marron, un calendrier qui indique mars 2031 —, attrape une clé et, sans même allumer la lumière ni retirer son chapeau, s'assoit sur le lit et, par la fenêtre entrouverte, regarde la ville sans âme et la pluie tomber.

 

Quand il ouvre les yeux, il est toujours assis et il s'est écoulé deux heures. Il fait toujours nuit et la pluie a fini de tremper la moquette rouge de la chambre. Il s'allume une cigarette dans l'obscurité, se lève avec lenteur et vient s'accouder à la fenêtre.

Ses yeux fatigués balaient la ville à travers la fumée de cigarette. Tournant la tête à gauche, il aperçoit les intérieurs illuminés de plusieurs appartements de standing. Il distingue ici un salon chinois, là une chambre avec jacuzzi. Tournant la tête à droite, il aperçoit une galerie marchande qui brille comme un sapin de Noël. La ville lui fait penser à une étoile morte.

  Au loin l'océan noir, profond. Et mortel. La moitié de la civilisation était sous les eaux. La fausse alerte il y a six ans n'était qu'un répit. Tôt ou tard, Haven Town serait submergée à son tour, et Noé sur son arche n'aura personne à sauver. Et le frère de Duke devra comprendre que ce dernier ne voulait pas admettre l'inéluctable, que Gillespie avait raison, et que tuer le physicien n'allait pas changer le cours des choses.

Mais pourquoi l'océan est-il si sombre ? Où est la lumière du phare censée éclairer les flots ? Il n'y en a pas. Tout à coup Murphy se rend compte que le phare est éteint. Que les quelques mètres de la jetée sont le seul endroit de Haven Town plongé dans le noir. Il ne l'avait pas remarqué parce qu'il n'avait découvert le phare que cet après-midi, alors qu'il faisait encore jour. Murphy jette sa cigarette dans le vide et dévale les escaliers de l'hôtel.

Il a laissé sa Blue Note stationnée et s'est mis à courir. L'écho de ses pas résonne dans le ciel nocturne alors qu'il traverse le centre de la ville et arrive en vue de l'ancien port de plaisance. Derrière le parking s'élève, tel un cyclope aveugle et silencieux, le lieu où prendra fin sa quête.

Le phare est très vieux. La pierre est recouverte de moisissures et les carreaux sont brisés. La lourde porte d'entrée en bois vacille sur ses gonds et le vent prend une sonorité spectrale en s'engouffrant à l'intérieur. Haletant, Murphy grimpe quatre à quatre l'escalier en colimaçon. Une odeur pestilentielle se fait sentir à mesure qu'il monte. Enfin il débouche au dernier étage, une petite pièce encerclée par l'obscurité. A l'autre bout il y a un homme, qui saute dans l'océan.

 

Miles Murphy est assis au bout de la jetée, à côté du vieux phare qui n'éclaire plus la mer. Il commence à faire jour. Il ne fume pas, il contemple les flots et songe à Duke qui repose au fond. Qui avait appelé son frère à l'aide parce qu'il savait que la solitude le rendait fou. Quelle marge de manœuvre ce pauvre Duke avait-il ? S'il quittait la ville et franchissait la digue, il se savait condamné aussi.

Miles déplie le petit bout de carton rouge. C'est un emballage de gâteaux en forme de dinosaures, ses préférés quand il était gosse. Il relit pour la dernière fois l'écriture tremblante de son frère, puis jette le message à la mer.

 

 

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