Cacophonie spectrale
Laurent Buscail
J'ai un peu de mal à m'habituer à mes nouvelles aptitudes. Je peux planer, voler. Tiens faudrait que j'essaie de voir jusqu'où je peux voler. J'aimerais bien toucher le ciel, les étoiles, visiter la lune ou d'autres planètes. Mon corps me manque, je le sens parfois, comme les amputés avec leurs membres fantômes à part que moi c'est tout le corps. Il m'arrive encore trop souvent de traverser des choses sans le vouloir. Ah, ben justement, c'est pas passé loin. Mais qu'est-ce qu'il fou lui aussi, à marcher en rond. On dirait un drogué. Il balance ses bras dans tous les sens. Hé, tu m'entends ! Je voudrais que t'ailles voir ma sœur. T'en as rien à foutre. J'ai peur qu'elle fasse une connerie elle aussi. Oh !
J'y crois pas, c'est lui. Il a l'air encore plus taré que l'autre jour. Et qu'est-ce qu'il picole. Eh merde, c'est le seul qu'il reste dans toute la région. Ouh-la, fais pas ça mec. Ça sert à rien un couteau contre nous, tu le sais bien. Qu'est que tu fais ? Non, fais pas ça. Oh le con ! Eh oui, tu peux hurler, ça doit faire mal. La vache, t'as mis du sang partout. Tu fais l'autre oreille aussi. Tu craques, putain. Comment on va faire nous autres si on n’a plus personne à qui parler ?
Vos gueules, putain. Ah, quel con je dérouille.
Je vais me réveiller. C'est pas possible, je peux pas mourir. Je suis mort ? Non, c'est impossible. Je vais me réveiller. Pourquoi ? Pourquoi ?
C'était quoi ce bruit ? Tu l'as entendu ? On aurait dit une détonation.
Alors, où est-ce que j'en étais ? Ah oui, c'était en 1931. Le soleil se couchait lentement sur la plage. Nous étions assis au milieu des rochers. Je lui avais prêté ma veste. Une légère brise soulevait de temps à autre ses longs cheveux roux. Nous nous sommes embrassés avec passion. Vous m'écoutez ? Qu'est-ce qu'il vous prend ? Mon dieu, qu'avez-vous fait ? Vous trancher les deux oreilles, pourquoi faire une telle chose ?
C'est pas possible, je les entends encore.
Pourquoi vous dites, Les ? On est plusieurs ? Pourquoi je peux pas les voir ? Ils peuvent me voir moi ? Répondez ! Parlez-moi bon sang !
À l'aide ! Quelqu'un m'entend ? Au secours, il y a un fou avec un fusil à l'étage en dessous ! Eh vous, vous m'entendez ? Faites quelque chose, je vous dis ! Il y a un fou qui m'a tiré dessus avec son fusil. Faudrait peut-être que je trouve un médecin. Au secours, à l'aide !
Laissez-moi tranquille à la fin.
Bon, vous allez vous assoir et vous calmer. Vous m'entendez ! Calmez-vous !
Putain, le con ! Il s'est arraché les deux oreilles. Ça va, mec ? Faut te soigner.
Fermez vos gueules ! Ahh !
Qu'est-ce qu'il fait maintenant ? Ah, c'est ça, va te nettoyer ta plaie. Tu fous du sang partout.
Oh, mon pauvre ami. Vous êtes descendu bien bas. Je vais vous raconter le jour où nous nous sommes rencontrés. C'était pendant les vacances d'été, le soleil écrasait nos silhouettes sur le sable. Nous étions jeunes, à peine seize ans. J'avais passé l'après-midi à lui faire la cour. Je faisais le pitre. Elle avait un rire si puissant qu'il faisait exploser mon cœur.
Taisez-vous.
Ah, son rire, il réchauffait mes longues soirées d'hivers dans les tranchées en attendant les assauts des fritz.
Taisez-vous.
Ses amies sont parties en même temps que la plage se vidait. Elle est restée avec moi. Nous avons marché le long de la jetée, ses cheveux roux volaient vers les nuages. Sa main était si douce.
Ah, taisez-vous !
Reprends-toi mon gars. Arrête tes conneries là. C'est malin ça, maintenant tu exploses un miroir.
Eh, sept ans de malheur.
C'est pas possible, on a besoin de toi nous. J'ai besoin de toi moi. Faut que je dise à ma sœur que je l'aimais, qu'elle ne doit pas lâcher.
Dans ses yeux, je pouvais tout oublier. Ses cheveux sentaient le sel. Ses lèvres avaient un léger goût de cerise. Le soleil s'échouait doucement.
Pourriez-vous me laisser un peu de répit ? S'il vous plait !
Un autre coup de fusil ! Fais gaffe mec, il tire à tous va en bas.
Woh, c'est qu'il fait des trous dans le plancher ce con.
Ah, il a fini.
Alors, je vous disais, je n'avais pas bu de la vielle. Pas une seule goutte de flotte et vous me croirez ou pas… Ben, il est passé où le gros avec son fusil ? Vous êtes qui vous ? Eh, vous m'entendez avec vos oreilles en sang ?
Quel calme et ce silence. Oh, pardon pour les trous dans le plancher. Je vous laisse, bonne chance.
Monsieur, je suis avec vous maintenant ? Bon, j'espère que vous serrez plus patient que les autres.
J'en peux plus. Foutez-moi la paix. Je vais craquer.
Non, ne craquez pas, s'il vous plait. Vous et le fou du dessous étiez les deux derniers dans toute la région. Et j'ai bien peur qu'il ne reste plus que vous. Peut-être même dans le monde. Reprenez-vous.
Vous êtes trop nombreux. Je me rappelle comme c'était amusant au début. Le passe-temps à la mode. Écouter les morts, passer des nuits à prendre en note ce qu'ils disaient. Et puis le monde est devenu fou.
C'est drôle, je me souviens de ce coucher de soleil sur la plage. Ses cheveux rouges se fondaient dans les dernières lueurs qui éclairaient le ciel.
Ah, vous la ferme, le vieux radoteur.
Aidez-moi à tenir bon. Jamais je ne tiendrais. Dites-moi, qui parmi vous a abandonné ?
Moi, deux c'était déjà trop.
Lorsqu'on s'est rendu compte que l'on ne pouvait pas écouter qui l'on voulait. Que c'était plutôt aléatoire, je suis parti.
J'ai cherché ma femme pendant des années, mais en vain.
À la fin, je devais entendre pas loin de trente voix en permanence.
Je ne savais plus qui était réel et qui ne l'était pas.
La solitude, malgré tout ce vacarme. Et maintenant, je me sens encore plus seul.
C'est bon, ça suffit. J'en ai assez entendu. En plus, vous parlez tous pratiquement en même temps. J'en ai compris que quelques-uns.
J'ai un mauvais pressentiment pour ma sœur. Vous êtes sûr, vous ne voulez pas y aller. Ou au moins lui passer un coup de fil si jamais elle a encore le téléphone.
Arrêtes de te morfondre. Toi t'es vivant, pas vrai ? T'es bien vivant.
Je suis morte, je suis morte, je suis morte. Snif. Je suis morte, je suis morte...
Je ne peux même pas sortir, sinon d'autres vont me trouver et cela va devenir un enfer.
L'enfer ! Qu'est-ce que tu connais de l'enfer ? Ça fait deux ans que je n'ai que toi à qui parler et plus ça va, moins tu m'écoutes.
Je sais tout ça, mais j'entends un brouhaha constant d'où s'échappent quelques phrases de certains.
Tout le monde est parti, je me retrouve tout seul.
Excusez-moi, pourriez-vous dire à mon frère que je regrette. Je n’ai pas tenu. Dites-lui que je l'aime.
C'est insupportable, j'ai le monde entier qui me gueule dans les oreilles.
Et tu voudrais que l'on fasse quoi ? Que l'on se taise, que l'on reste muet face à la dernière personne qui peut nous entendre ? Vas chier mec, t'es la dernière personne à être connecté à ce monde.
Écoute-moi, je te dis !
Égoïste !
Enfoiré !
Sale con !
Eh minable, qu'est-ce que tu fais ?
Je vais tous vous brûler !
Arrête avec ton spray et ton briquet. T'es en train de mettre le feu à tout l'appartement.
T'as tout compris. Je vais tout faire cramer.
Fais attention, tu prends feu toi aussi.
Non, fais pas ça !
Arrête, je t'en supplie.
Ne nous lâche pas !
N'abandonne pas, tu es le dernier qui peut nous entendre.
Fais pas le con, mec. Comment on va faire si tu n'es plus là ?
Ah, je suis en feu. Ah.
…
Ah, ah, ah. Le silence. Pas un bruit. Personne, plus personne nulle part. Dehors ? Pareil. Même le vent ne fait aucun bruit ici. Rien. Il n'y a vraiment plus personne. L'interaction avec ce monde est des plus limitée. Quel calme, c'est assourdissant ! Eh ! Il y a quelqu'un ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Je ne pensais pas que ce serait comme ça. Qu'est-ce que c'est ?
Mhmhmh....
On dirait une chanson que l'on fredonne.
Mhmhmh, lalala la la lala...
C'est ça, lalala la la lala...
lala lala lalalala...
lala lala lalalala...
lala lala lalalala...