CAN YOUT PUSSY DO THE DOG ? (Légende)

giuglietta

Fiction rock n roll

CAN YOU PUSSY DO THE DOG 
Légende
 
 
Los Angeles / 1985 / Friday / 10 pm
 
« Hey, écoute ça, mec ! Le truc le plus dingue jamais entendu ! »
Ha ! Ha ! Des trucs dingues, il m'en fait découvrir chaque semaine Erik. Des films gore amateurs, des démo-tapes fourguées par un copain D Jay, des comics barbouillés façon hémoglobine, des romans gothiques, j'en passe…
Cette fois, on écoute ce groupe inconnu qui joue du rockab' hawaïen. UFOUkuleles for Otis, la pochette est superbe.
         Erik chine comme un malade. Il est avide de tout connaitre, il achète, échange, empile, collectionne.
Chien fou, lâché sur un marché aux puces, il zigzague, ultra-speed, puis s'arrête la truffe au vent, flairant la bonne occase - dont personne ne veut, la rareté le collector… Collector pour lui seul… Et pour moi.
Grâce à lui, ma culture zinzin s'est gravement élargie. Au détriment de tout le reste… Désormais, je me fous de Mozart et des Stones, Godard ou Hemingway… Je suis entré dans un univers parallèle, je suis en orbite autour d'une planète agitée…
Depuis bientôt 10 ans qu'on se voit, j'essaie moi aussi de le surprendre. Je débarque chez lui time to time, un vinyle sous le bras. Mon cœur bat. Aurais-je enfin trouvé le bonus, la pépite, le disque que - pour une fois - il ne connaitra pas ? C'est arrivé, ouais, mais sans blague, pas facile de l'épater.
Ce soir, il est bourré. Trop souvent, je crois bien, désormais. Je le voyais moins. Je l'ai trouvé amaigri, fébrile, désorienté. L'approche de la quarantaine, dit-il…
         Quand il se tape le gros blues, il m'appelle, je rapplique. Je roule un joint, il picole, saute comme un épileptique, chante, hurle à la mort, zappe sur ses trois postes de TV et sa chaine, allume son ampli chant, enregistre des borborygmes… Et finit par s'abattre. Et ressasser... Ca a toujours été, mais ça revient plus souvent et grignote ma patience. Il ressasse !         « Mec, je te l'ai déjà raconté hein ? Je ne m'en remettrai jamais, tu le sais… C'était en 72 …

 
I.405 /1972 / 3 pm
 
Sur l'autoroute. Il avait vingt-trois ans et il roulait trop vite, comme on roule à vingt ans. Il était défoncé. Et il l'a vue trop tard. Sur le bord de la route. « Une fée, un elfe, une petite princesse de l'asphalte ».
         Le pouce levé, et l'air indifférent à tous et tout. Il a eu le temps (« Je te jure ! ») d'entrevoir une moue hautaine, la sensualité de lèvres roses outrageusement pincées… et le regard profond de deux grands yeux frangés de sombre.
Je connais par cœur, tu m'étonnes : la silhouette menue plantée fièrement à contre-jour, les jambes hautes et longues, l'auréole dorée que le soleil allumait dans les boucles… et ce putain de petit T-shirt rose arborant Do the dog !
Il m'arrive de croire que je l'ai vue moi-même, cette apparition irréelle.
Il a su qu'il l'aimait. A la seconde ! Que cette fille était pour lui. Il la voulait. Là, tout de suite. Mais, le temps de ralentir,  il était déjà loin. Tâchant de faire marche arrière, il l'a vue dans son rétro monter dans une autre caisse. Un bolide noir, qui l'a doublé en vrombissant.
Bad trip ! A-t-il rêvé ? Le reproche dans les yeux tristes ? Ou était-ce du mépris ? Je crois qu'il y a vu le reflet de ses propres regrets, avant qu'elle ne s'éloigne à toute blinde, à jamais.
(« J'ai accéléré, mais tu connais la suite.. »)
Sûr, je la connais. Il s'est mélangé les pédales. Sa guinde a tressauté, embrayé, foncé dans le rail de sécurité. Moteur explosé. Les keufs de la Highway l'ont embarqué. Sans mal. La dope, l'alcool, l'émotion et la violence du choc l'avaient plongé dans un sommeil comateux…Dont il ne s'est, je crois, vraiment jamais réveillé pour de bon. C'est comme ça.

 
Los Angeles / 1985 / Friday / 11 pm.
 
On a tous notre légende. Qui nous tient debout ou nous ronge les tripes. Met des paillettes dans le gris quotidien. Du sel sur la plaie. Un truc qui fait battre le cœur et charme l'audience, très tard dans les soirées.
Je ne parle pas d'une anecdote, hein ? Nous deux, les anecdotes, on les collectionne. Dans la folie des villes, sur la route, en concert, backstage, à la sortie du ciné. La nuit, la nuit surtout, où tout nous parait romanesque.
Si t'es curieux, enthousiaste comme un gosse - et il l'est - les anecdotes ne manquent pas. A bientôt quarante ans (selon lui), il est encore passionné comme un teenager, Erik. Il a vécu dix vies en une, il raconte toutes ces histoires, je lui conseille de les écrire. Saurait le faire. Il sait tout faire. Peindre aussi. Il a ce talent. Mais l'a laissé tomber. Ses emballements se succèdent, il fonce… et puis il abandonne.
Sauf pour le rock. Son groupe tourne, c'est OK. Il a du succès. Aucune major ne se bat pour le signer, il a usé plus de managers à lui tout seul que 3 groupes punk, mais dans les clubs, le public lui est fidèle.
Un batteur fou l'accompagne, tabassant avec une même ferveur tous les grooves. Puissant mais retenu, il malmène ryhtm and blues, jump, rock n roll… Et le bassiste a cette manière de distordre les sons qui les dispense de chercher un mec à la gratte. « L'égo des guitaristes, mec, et leurs foutus solos, never mind »
La voix grave d'Erik, vraiment spéciale, sa façon de rouler les yeux, de se tordre sur scène, ces fameux futals collants au ras du pubis… Sur scène, il est Lux. Lux Interior, le gars qui a la cote avec les filles. Il en a eu tellement… Sauf qu'il se sent seul, « si seul… ».
Avec moi. Qui aurait tant aimé pouvoir le consoler… Mais, même avec moi, il est seul…Alors, il lui reste sa légende. Tenue toute entière en une phrase : j'ai-raté-l'amour-de-ma-vie-en-72-sur-la-Highway 405.
(Et il n'en a même pas fait une chanson, ce cher couillon…)

 
Quand il n'est pas saoul, il est drôle. Ses paroles sont tordantes. Enfantines. Grotesques. Bourrées de gimmicks sexuels, de petits rites joyeux, de jeux de mots débiles. Ouais, la plupart du temps c'est un mec cool.
Sauf pour cette limite d'âge qui l'inquiète… Je m'embrouille dans sa bio, c'est flou… Il truque. Il se vieillit… Par pose ? Pour moi, il a bientôt trente-six ans… Va savoir…
L'âge, c'est la malédiction du rocker. S'ils ne sont pas morts à vingt-sept ans, ces putains de musiciens se voient crever à petit feu chaque jour devant la glace. Et Erik ADORE les miroirs. S'y mire avec insistance. Le Dorian Gray de la Californie moderne ! Il en casse, il en rachète. Les voile de noir. Les déshabille et se regarde encore, diva faussement éplorée, guettant le creusement d'une ride qu'il maquille elle aussi de noir. Bah !Demain il sera gai. Demain c'est le show. Un petit festival au Club Z. Rencontre de trois groupes déjantés. « Les Green Rats, jamais joué avec eux, tu connais ? Sacrée dégaine non ? Ils reprennent Fever comme personne…»
Fever, un de ses morceaux fétiches, une cover qu'il travaille, peaufine, ne trouve jamais au point, si les Rats assurent ça peut le déstabiliser. Il passe de l'assurance au doute en moins de temps qu'il n'en faut pour descendre une tequila… J'ai foi en lui, à ma façon je l'encourage. Je le protège, oui… Sa fragilité me désarçonne, m'émeut. « Y'a une fille aussi, me souviens plus de son nom, mais elle joue avec une de ces… machines ! Une boite à rythme, tu imagines ? Parce que les batteurs lui font peur ? C'est connu, ils sont tous fous ou alcooliques… Ahah ! Ou bien elle a peur pour ses miches ?! »
Il rigole, hum, il est tendu pourtant. Je sais qu'il va assurer. Il assure toujours en concert. Il revit.
Perpétuelle résurrection. Plus borderline que lui, tu meurs. Mais sur la corde raide, il se rétablit comme personne.  Sur scène, il exulte d'une joie de vivre païenne, chaque gig est une ode à la vie, dans une apothéose de fureur primitive !!! 
Los Angeles / 1985 / Saturday / 3 pm
 
         Ça s'annonce bien. J'en ai des frissons.
Ce club, même vide, dégage une ambiance vraiment particulière. La déco est si kitsch, chargée d'éléments disparates et baroques. Ça tient du train fantôme, du Vauxhall et du bordel cubain (du moins je l'imagine). La salle, dans la pénombre, à cette heure calme, parait chargée aussi de tous les souvenirs des gigs passés, c'est comme si des âmes absentes chantaient encore à l'unisson, tout doucement. À croire que je deviens mystique, faut que j'arrête, car ici personne ne chuchote.
Y'a juste Lux, seul sur la scène, qui s'époumone dans son micro. Avec lui, les soundchecks c'est quelque chose. Ça rend dingue la plupart des ingénieurs du son. Il est pro, plus que pro, méticuleux, obsessionnel. Se taperait tout le concert en balance, pour être sûr que chaque note est au point, que l'éclairagiste suivra le moindre de ses mouvements chaotiques…
Il épargne à peine sa voix ; pas faute de le lui dire, année après année ; il a déjà fini aphone avant le troisième morceau, à force d'avoir braillé comme un sourd l'après-midi. J'insiste plus. C'est son heure. Chaque matin, les jours de concert, il sait que Son Heure est venue… et faut pas l'emmerder…
Moi je fais profil bas, je conduis le van, porte le matos, resquille quelques bières de rab, calme le sono-man et je fume des joints, tranquille, tranquille…
Cette fois-ci, une atmosphère étrange et lourde nous entoure, et ce n'est pas dû à la ganja… Dans les loges le groupe attend que Lux les invite à balancer aussi. Il prend son temps, les yeux clos, le corps tendu…
Hier soir il a trouvé quelque chose. L'idée d'une nouvelle chanson. Il est tout remué, il frétille, il hésite. Quand je l'entends fredonner : do the dog, je vois où il veut en venir… les mots jaillissent, absurdes, do the dog, can your pussy do the dog ? Ça me donne envie de me marrer, l'herbe aidant, mais bizarrement il a les larmes aux yeux, on dirait…
         J'adore assister à la naissance d'une nouvelle chanson. Je me sens toujours remué, privilégié aussi, faut bien dire. Je me doute qu'on devrait speeder, faire monter le band vite fait, torcher les derniers essais, laisser la place au groupe suivant, le temps passe...         Mais il y a cette magie dans l'air, et Lux qui improvise sur son nouveau thème, joue les sales gosses, susurre que son oiseau, lui, saurait si bien faire le chien…
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Los Angeles / 1985 / Saturday / 4 pm
La salle du  club est déserte. L'ingé-son et nous deux excepté. Le gars a décidé de prendre le truc avec humour, il cherche des effets voix qui accentuent la joie salace des paroles.  C'est un drôle de type au visage doux mais tordu, les yeux d'Elvis - et le pif de Vincent Furnier… Plutôt bien foutu avec ça. Je lui tends un joint… On se regarde...
Mais je sens une présence derrière moi. Big trip ! Dans la pénombre, une forme s'avance le long de l'allée, entre les sièges. Elle semble glisser…
Elle porte une cape de satin noir, avec une de ces grandes capuches, putain, c'est dément, manque plus que la faux et je crois voir la mort s'avancer vers la petite scène où mon pote, les yeux fermés, en pleine transe, ignore tout du danger.
Au pied de l'estrade, la fille laisse tomber lentement le suaire sombre, j'hallucine. C'est une de ces rouquines d'anthologie ! Sa chevelure flamboyante accroche la lumière d'un spot, alors qu'elle grimpe sur les planches recouvertes de velours pourpre et son corps moulé dans le vinyle noir nous éblouit littéralement !
Pris par son délire, Lux hurle dans le micro tout contre son ampli qui larsène… et sursaute lorsqu'un riff jaillit, puissant, démesurément électrique et sauvage. La Cat Woman aux cheveux rouges a branché une guitare et fait hurler la bête, avant de se caler sur la mélodie de chant…
Elle ondule vers Lux, une clop au bec, il se retourne, je sens qu'il va craquer. Les yeux exorbités, la bouche démesurément ouverte, il cherche l'air comme il cherchait ses mots, ma parole je crois qu'il en bave…
Plus qu'une rencontre, plus qu'un bœuf, c'est la fusion de deux êtres, que dis-je, la rencontre inespérée Yin v/s Yang, feu et glace, sang et eau. Et musicalement, c'est tout simplement… la création d'un duo !Je les regarde, ils se regardent, et je sais EXACTEMENT ce qu'ils voient :
Une gamine au bord de l'autoroute, le cœur battant, faussement désinvolte. Elle porte un mini short, des sandales aériennes, un petit débardeur  rose, se sent poisseuse pourtant sous le soleil du midi, et dans sa tête tourne en boucle California Sun. Un gars, à peine plus âgé, conduit trop lentement, un coude sur la portière, une vieille décapotable jaune. Les chauffards s'excitent et klaxonnent. Il s'en fout, l'auto radio joue le Hang On Sloopy des Suprêmes, il se sent bien. A la hauteur de la fille, il ralentit à peine et elle saute dans la voiture.  Sur grand écran, en lettres scintillantes, apparait le mot FIN…
Can your pussy do the dog ?
Il halète cette dernière question et elle gratte de tous petits accords pour ponctuer la phrase, avant de le rejoindre au micro, malicieuse, mutine, et de miauler cette réponse qui nous laisse pantois :
Yeah, for sure
-------------------------------------------------------------------------------------------Later…
La suite, vous l'avez devinée...
Vous entendrez d'autres histoires, des ragots, de faux scoops, vous lirez des demi-vérités et des bios en images.
Restez sourds à ces pâles anecdotes, my friends !
J'y étais, ouais, j'ai vu l'éclosion d'une légende : ce jour-là, étaient nés les CRAMPS.

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