Canicule

julia-crampel

Un petit exercice sur le thème "Fais-moi peur". Une mise en jambes pour les soirées autour du feu de cet été.

Le rituel était universel. De camping en camping, chaque soir autour du feu, familles ou amis se réunissaient pour entendre une histoire. L'oncle, le frère ou la cousine qui s'était attribué d'office le rôle de conteur entreprenait alors de mener son auditoire sur la route des terreurs nocturnes et des insomnies pétrifiées en en appelant aux fantômes, aux goules et à d'autres horreurs assoiffées de sang. Les cheveux se dressaient sur les têtes, le balancement des herbes hautes devenait suspect, le craquement des tisons provoquait dans l'assistance des cris étouffés. La soirée se terminait classiquement avec les pleurs des petits et une bière pour les grands pour se ressaisir avant d'aller dormir.

Maintenant, imaginez que le psychopathe cannibale de l'histoire soit sorti du bois pour arracher la tête du conteur sous le regard des auditeurs stupéfaits. C'est un peu ce qui arriva dans l'histoire que je vais vous raconter.


L'été 1998 était particulièrement chaud et sec. Les nuits ne suffisaient plus à rafraîchir les jours qui de fours à convection étaient devenus de véritables pierres à grillade. De nombreux avis d'incendie avaient été émis dans la région des Massacre's Rocks, Idaho. En début de saison, les rangers avaient patrouillé fréquemment dans les secteurs de randonnée pour venir en aide aux touristes imprévoyants. Et puis le mois d'août avait jeté sur le pays ses hordes de moustiques, ses nuages de poussières et ses animaux enivrés par les baies qui fermentaient sur pied. Seuls les purs et les durs s'élançaient encore des eaux de la rivière Snake vers le sommet volcanique du Devil's Gate afin d'admirer les eaux de la rivière refléter le plus beau ciel nocturne de l'Amérique du Nord. Parmi eux, un groupe de cinq étudiants avaient débarqué de Vancouver par autobus pour parcourir l'Oregon Trail sur les pas des premiers colons blancs.


Ils étaient arrivés à l'entrée du site bien avant l'ouverture du cabanon d'accueil et d'orientation. La température était alors suffisamment supportable pour motiver leur décision de s'engager dans le chemin sans attendre l'arrivée du préposé pour s'identifier. Ils avaient longé la rivière sur quelques kilomètres avant de tourner à gauche et d'entamer une série de montées et de descentes sur les flancs de la montagne.

L'enthousiasme des premiers kilomètres avait fait place à un silence ponctué de pieds buttant sur des pierres et des claquements d'ailes des oiseaux s'envolant brusquement sur leur passage. La troupe avançait cependant rapidement et avant midi, ils avaient parcouru la moitié du trajet prévu pour la journée. En s'engageant dans le passage des Gates of Death, un chemin escarpé glissant entre deux parois rocheuses à pic, ils ne purent réprimer l'envie de regarder par-dessus leurs épaules.

Sans pouvoir dissiper l'impression d'être suivi et épié, les conversations reprirent pour combattre la claustrophobie émanant de ces gorges étroites qui avaient marqué jadis l'entrée sur le territoire indien. En tête de file, Melinda, auréoles de sueur pinçant une silhouette boulotte, annonçait en criant les obstacles à venir et sa voix nasillarde éclatait en échos sur la pierre qui semblait en trembler.

"Dans 5 minutes, on arrive à une sorte d'escaliers… Attention, il va falloir se pencher, un arbre est couché en travers du chemin… Ok, on arrive au bout les amis, c'est bientôt fini. On y est !

- On va s'arrêter un peu à l'ombre, lança Andrew qui la dépassa sans la regarder." L'instigateur du projet de randonnée, sorte de géant blond et bronzé comme on n'en fait plus, sortit du sentier pour piquer en direction d'un arbre qui s'élevait au milieu d'un cercle dégagé de buissons. Gabrielle le suivit vivement, et arrivée à sa hauteur, lui attrapa le bras sans ralentir leur marche :

" Je n'en peux plus de l'entendre braire à tout bout de champ. Elle va me rendre folle. Depuis ce matin, qu'on l'entend se plaindre qu'elle a mal aux pieds, qu'on s'arrête parce qu'elle a envie de pipi, qu'on attend qu'elle ait pris ses photos… Je ne suis pas venue ici pour faire du baby-sitting !

- On ne peut pas l'abandonner au milieu du désert, Gab. Pete nous avait prévenus : elle est spéciale, elle a besoin d'attention. C'est pas la mort quand même.

- Je sais, mais j'ai tellement chaud, je colle, je pue. On attire les mouches et on a tous autant mal aux pieds qu'elle ! Je crois que je pourrais lui arracher les yeux si je l'entends encore me dire qu'elle voyait ça plus pittoresque, l'Idaho."

Le couple se déchargea de ses sacs à dos et se laissa tomber sur le sol. Arrivant non loin derrière eux, Pete et Dunn semblaient peiner eux-aussi. Ils ne cachèrent pas leur exaspération lorsque Melinda s'exclama au loin que l'eau de sa gourde était tiède et qu'elle se serait damnée pour de l'eau fraîche. Elle rejoignit bientôt les quatre autres qui couvaient sous leurs paupières des airs de bêtes féroces.

"J'ai entendu du bruit par là-bas, je pense qu'il doit y avoir des coyotes dans le secteur ! Ces sales bêtes, j'espère qu'elles ne s'approcheront pas trop."

Au dessus du groupe, un héron bleu prit son envol de la cime de l'arbre.

"Tu ne voudrais pas la mettre en veilleuse cinq minutes ?

- Excuse-moi ?

- Tu ne vois pas qu'on est tous fatigués ? Qu'on en a tous marre de t'entendre jacasser sans arrêt ?

- Tu te prends pour qui me parler comme ça ?

- Toi, tu te prends pour qui ? Tu nous emmerdes depuis des heures avec tes simagrées !

- Mais fous-moi la paix, je t'ai pas parlé à toi !"

Gabrielle poussa violemment Melinda qui tomba à la renverse. Tout bascula à sa suite. A coups de pieds, de pierres, de bâtons et de sacs à dos, les quatre adolescents fondirent sur la jeune fille, frappant, mordant, griffant, s'encourageant comme une bande d'oiseaux hystériques et aveugles. Lorsque ses assaillants finirent par l'abandonner, Melinda n'était plus qu'un corps ensanglanté et désarticulé.

Ils reprirent leur marche sous le soleil brûlant, en abandonnant leur victime aux coyotes et aux vautours. Lorsqu'ils arrivèrent au camp situé sur le promontoire du Parc national, l'agent d'accueil appela immédiatement le 911. Leurs vêtements couverts de poussière et de sang séché ajoutaient au tableau terrifiant de leurs mines perdues et de leurs propos inintelligibles.

On leur diagnostiqua des insolations graves ayant conduit à une déshydratation sévère et à de multiples brûlures au premier et au deuxième degré. Melinda fut retrouvée, amochée mais vivante, dans un coma dont elle ne devait sortir que plusieurs semaines plus tard, hantée par des cauchemars où une femme la pourchassait sans fin au travers des gorges.

Un incident similaire s'était produit quelques années auparavant, à la même période. La jeune femme était morte ce jour-là. Une rumeur s'était alors répandue dans la région, suivant les pas d'une légende indienne, comme c'est presque toujours le cas. Après le massacre des dix colons qui avait donné son nom aux Massacre's Rocks, ceux qui avaient découvert les cadavres avaient lynché une jeune fille trouvée dans les environs, en représailles et sans grandes conséquences en pleines guerres indiennes. On raconte que son esprit était encore là, tapi sous l'arbre, à l'affût pour murmurer aux oreilles des passants des histoires de meurtres et de violences.


Vous tirerez vous-même les conclusions qui s'imposent : qui de l'homme attisé par la canicule ou d'un fantôme au désespoir est le plus prompt à changer la haine en rage meurtrière. Les pierres de Massacre's Rocks ont leurs idées sur la question et ne sont pas prêtes d'en révéler le secret.

  • Ceci dit la phase de punition de Melinda aurait pu bénéficié d'un traitement plus poussé pour que le lecteur y fasse participer ses propres névroses. Hugh !

    · Il y a presque 10 ans ·
    Cuoquelicot

    moiamy

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