Capri, ou la chèvre de Monsieur Nantin
Theo Metais
Cela faisait déjà deux jours qu'à la force du talon, j'écrasais ma routine de bureaucrate aux bords des nationales de Provence. Endormi au hasard des parkings, les lampadaires en étoiles. La lumière créait une zone de libre échange entre les moustiques et mes jambes. Malgré un col relevé, les nuits restaient frileuses. Même si là n'était pas l'obstination de ma démarche, il aurait été dommage de négliger le tourisme. Alors un soir, arrivé à Orange, j'avais renoncé aux graviers huileux d'une zone à parcmètres pour les tribunes du théâtre antique. Seulement le lendemain, le gardien, accompagné d'une chèvre qu'il appelait Capri, eu l'amabilité de me cueillir au réveil. Dans le fond, j'étais un peu vagabond et c'était leur travail de balayer ce que la nuit avait laissé de saleté. J'avais eu la réactivité nonchalante. Il me suggéra poliment de partir et je m'étais exécuté. Afin de garder une hygiène civilisée, je m'étais arrêté à une fontaine sur une place. Mais Capri, était là, plantée en erreur au milieu des pavés. Elle n'avait lâché aucun de mes pas, sans que je ne m'explique jamais pourquoi. Je lui sommais de partir et elle me répondait en chèvre. Alors bien que socialement contestable, mon aventure solitaire était devenue plus conviviale. J'avais embarqué la chèvre du gardien.
Pour tromper les heures, je sifflotais quelques airs qu'elle reprenait dans son folklore. A mon tour, j'interprétais des bruits de son répertoire. Les marcheurs que nous croisions semblaient mitigés, seulement Capri avait la chanson philanthrope, il fallait que ça sorte. Cet été là, la chaleur fit de notre périple un véritable brasier. Les vapeurs du goudron ébouillantaient ce qu'il nous restait de mollets et de détermination. Capri avait la respiration sèche et s'asphyxiait. Devant elle, je ventilais l'air et j'humidifiais des linges pour lui protéger le visage. Les jours passaient et ma motivation pour deux faisait preuve d'une négligence régulière. Nous vacillions en mirages, frôlant les aoûtiens en retour le long des nationales. Et puis il y avait les cigales! Cette otite provençale qui émerveille encore la capitale. Capri semblait y être d'une sourde indifférence alors que toute la méditerranée été recrutée pour venir nous hanter le long des routes. Leur crissement me sciait les tempes. Elles bourdonnaient jusqu'à couvrir les klaxonnes. Je n'entendais qu'elles pendant des heures. J'avais même l'impression de les sentir se déplacer sur mon dos, remontant jusqu'aux épaules. Le soleil avait un acharnement obstiné sur mon front et il me parlait de folie. Alors les automobilistes me voyaient lancer mes bras à droite, puis à gauche, au hasard du mistral pour chasser la rumeur des cigales. Quant à Capri, elle agitait la patte par solidarité. Combien de fois avais-je rêvé de changer de voyagiste pour un taxi… Les villages défilaient, les jours aussi et jamais un couple ne fût si heureux d'arriver dans le Massif Central.
Cependant, le répit fût fébrile. Capri et moi avions du mal à nous accrocher au rythme journalier de 5h de marche. L'ordonnance devait pourtant être efficace pour arriver à temps. Seulement, l'épuisement n'était pas recommandé pour l'exercice et l'on emmagasinait du retard. A l'aube des premiers volcans, les reliefs faussement timides, commençaient à sérieusement contrarier nos muscles. Les cols se faisaient désirer et j'arrachais les étapes à la force d'une dent serrée. Après avoir maudit la Volcic pendant des jours, le ciel s'était vexé. Les nuages cloitraient le soleil jusqu'à éteindre la verdure. La nuit, on voyait des craquements de lumière arracher le ciel au dessus des volcans. La pluie avait inondé les campagnes. Les routes dégorgeaient, le paysage s'était épuisé et la santé de Capri tremblait. Elle restait paralysée au milieu des chemins. Son corps fondait sous des gravas de pluie. En plein vent et armé d'un K-way, je jouais le matador des moussons pour la maintenir à l'abri. Mais il était devenu presque impossible d'avancer, et la dépendance à la pause rendait l'arrivée incertaine. Puis, nous avions laissé le Massif sécher sur des routes plus clémentes en direction du Nord. Capri retrouvait doucement l'usage de la marche. Comme il nous arrivait de lézarder dans des relais, un routier nous a un jour offert un peu de son itinéraire. Une ballade en camion pour jouer les Jacks Kerouac de l'A6 et reconsidérer notre retard.
Nous entrions à Paris à l'aube des premiers Direct Matin. Je pressais Capri, il fallait faire vite. La ville racontait en silence la journée passée à l'heure où d'autres semblaient encore la faire durer. Nous longions les boulevards à l'allure de fans pressés. Et après 35 jours de marche, 724 km et autant d'envies de renoncer, nous avions bien fait de nous en abstenir. Devant l'entrée, personne. Nous étions arrivés les premiers. Alors pour maintenir la position, j'avais savamment cordé Capri aux grilles. Rapidement, le trottoir du 12 de la Rue Halévy pris des allures de vivarium d'humeurs gesticulantes. Ca grouillait d'impatience et d'envie de payer. A 8h tapantes, le grincement d'une grille émerveilla l'assemblée. Avec Capri, nous nous étions précipités dans le hall. Elle était missionnée pour bloquer les passages et laisser valser quelques coups de pattes. La course était folle, presque guerrière, mais enfin, j'ai mon Iphone5 à la main et direction la caisse. Dans la cohue, je récupère Capri sous mon bras. Et me voilà, moi, Pierre Nantin, face aux télévisions de France pour avoir été le plus vivace. Cette année là, Steeve Jobs saluait le premier. Je lui sers la main et justifie en syllabes gênées le pourquoi de ma tenue. Il y avait quand même un prestige à tenir. Alors d'un air très mercantile et presque attentionné, il lâcha un sourire et : "Ca fera quand même 811€ Monsieur". Quant à moi, en sortant mes économies, j'ai regardé Capri en lui avouant un peu essoufflé: "Ca y est ! Capri, c'est fini …"