CargoV'lo

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    Patrick Nortbécourt avait toujours rêvé d'être « à son compte ».
Plus de patron, plus d'horaires, plus de contraintes ou d'objectifs, c'est du moins ce qu'il pensait jusqu'au jour où il franchit le pas.
Son idée était simple ; Proposer aux commerçants un stockage déporté du centre ville.
Pour eux, plus de chiffre d'affaire à partir des mètres carrés gagnés sur les boutiques exiguës et autres remises engorgées.
Pour lui, la livraison commode de leurs marchandises à partir d'un entrepôt situé à la périphérie.
Et, cerise sur le gâteau, un transport en triporteurs équipés d'un large coffre désengorgeant ainsi les rues des innombrables camions-livreurs.
A terme, une armée de cyclistes livreraient les marchandises les plus diverses dans les magasins de la cité.
Le dépôt de bilan de la société d'événementiel où il travaillait suite au « pétage de plombs » du boss, un stage en gestion à la chambre de commerce où le développement durable avait le vent en poupe, un business plan en béton armé, des associés fans de vélo qui croyaient en son projet & une famille compréhensive l'avaient aidé à lever des fonds auprès des banquiers. L'entreprise CargoV'lo était née. Puis l'affaire avait pris tranquillement son envol, soutenue par quelques articles dans la presse locale.

    Le local était situé rue du Prieuré dans le quartier de Fives. D'une contenance de 750 m? & idéalement placé à 5 mn de l'hypercentre-ville et des gares SNCF, à proximité des stations V'Lille, du métro et de nombreuses lignes de bus, permettant ainsi une parfaite accessibilité aux 6 employés.
Avait également été recruté Léopold, chargé de l'entretien des vélos qui, même s'ils avaient été acheté aux pays-bas et non dans une vulgaire grande surface, souffraient du mauvais état des routes ou de la négligence des conducteurs qui les chargeaient comme des mules. Afin d'assurer au mieux la continuité du service de l'entreprise, il travaillait de nuit et prenait son service à 22h pour réparer et nettoyer les engins.
    Il croisait le patron que Nortbécourt était devenu maintenant les fois où celui-ci devait arriver très tôt afin de préparer le travail de la journée ou réaliser les innombrables devis qu'attendaient les futurs clients. Ils échangeaient quelques mots autour d'un café en se donnant du « M'sieur Patrick » et du « Léo » avant de repartir chacun de leur coté.
    Léopold  avait été embauché en contrat aidé car il était au chômage depuis un grave accident qui l'avait rendu handicapé. Le conducteur d'un fourgon de livraison chronopost trop pressé l'avait renversé sur le passage piéton qui le menait à son travail de l'époque. Après un long coma où il faillit y rester, Léo avait gagné une claudication à droite et avait perdu l'usage de sa main, de son bras gauche et de son emploi de facteur. Pourtant chaque matin, les tricycles étaient réparés. De plus, et grâce aux aides de l'état, ce salarié à l'éternelle pipe non-allumée à la bouche ne coûtait rien à l'entreprise et ça, ça valait son pesant de pièce de vélo pour le bilan et les objectifs financiers de Nortbécourt.

    Il y avait des jours avec et des jours sans. Pour Nortbécourt le jeudi 13 juillet fut une journée avec. Avec problèmes. La veille de la fête nationale tombait en fin de première semaine des soldes. Ce qui était un marronnier pour les médias était un réel cauchemar pour l'entreprise. Il fallait livrer et livrer sans cesse les magasins puis-qu’après cette date viendrait le vrai début des vacances pour les juillettistes et leurs départs vers les plages ensoleillées laisseraient la ville vide et les boutiquiers avec leurs stocks sur les bras. Les vélos avaient été endommagés plus que d'habitude ; Un livreur était revenu avec sa roue arrière totalement tordue, un 4x4 lui ayant littéralement roulé dessus lorsqu'il était garé. Un autre avait eu ses pneus crevés et les jantes brisées par les innombrables nids de poule de la commune. La caisse d'un troisième avait servi de réceptacle aux vomissures d'un groupe de lycéens fêtant le baccalauréat. Le logo et la peinture du coffre du suivant sur la liste avaient été tagués. Un dernier avait totalement explosé ses moyeux en descendant une bordure anti-stationnement. Bref, Léopold allait devoir mettre les bouchées doubles cette nuit.
    Sauf que demain, c'était 14 juillet, férié. Et ensuite week-end. Nortbécourt se demandait comment & où ils allaient trouver les pièces manquantes pour que dès lundi matin les bécanes soient à nouveau bonnes pour le service. Il avait promis à femme et enfants d'aller passer les 4 prochains jours dans la maison de campagne des beaux-parents et même si cette escapade ne le faisait guère sauter de joie, il n'avait nulle envie de les décevoir.
     Il décida donc d'attendre l'arrivée de Léopold non sans avoir néanmoins prévenu son épouse de son retard au repas du soir ; elle était maintenant devenue coutumière des contraintes de son mari. Nortbécourt se jeta sur son tâcheron dès son arrivée. Le dirigeant était volubile et l'employé écoutait attentivement & calmement la litanie des soucis du jour. Lorsque celui-ci eut fini au bord des larmes, Léopold garda le silence durant un court instant. Puis il fixa son supérieur et lui dit ;
- M'sieur Patrick, croyez-vous au surnaturel ? Êtes-vous capable de garder un secret ? Sinon, il faut me le dire de suite.
Sans même attendre la réponse, le salarié se dirigea vers l'atelier où se trouvaient les bécanes bataves. D'un tiroir de son établi, il sorti un cruchon en terre que l'on aurait pu croire acheté dans un bar de western de série B et se mit à en verser le contenu sur les triporteurs.
    Et l'incroyable s'accomplit. D'abord, la radio de l'atelier se mit à diffuser un vieux standard des 50's qui passait régulièrement sur Classic 21. Puis l'air se mit à bourdonner, les outils à trembler, les papiers à voler, la lumière à tressaillir. Comme dans le film dont il ne se souvenait plus du nom, celui où la voiture rouge, après avoir été mise en bouillie par des vandales se régénère toute seule, les tricycles en firent de même. Les roues tordues se redressaient comme par enchantement, les jantes brisées se ressoudaient comme par magie, les pneus crevés s'arrondissaient, les moyeux endommagés se reconstituaient dans un claquement sec, les peintures d'origine réapparaissaient.
En quelques instants, les vélos étaient miraculeusement redevenus quasi-neufs.

    Nortbécourt était blanc comme un linge. Au bout d'un bref moment, comme s'il reprenait son souffle après une montée à vélo, il finit par sortir de son silence.
- Quel est l'explication de cette diablerie ? Balbutia-t-il.
- Ce n'est pas de la sorcellerie ou je ne sais quelle intervention du démon. Répondit Léopold en allumant sa pipe. En tirant sur sa bouffarde, il commença son récit.
    « Fives doit son origine au Prieuré qui s’y est installé en 1135, à proximité de sources alimentées par une importante nappe d’eaux souterraines venant des carrières de Lezennes & par un ruisselet prenant sa source dans la quartier St Maurice dans un secteur qui deviendra plus tard la rue Euler. En 1285, ce petit étang avec tous les courants d’eaux vives qui l'encerclaient fut vendu à la ville de Lille. Ces eaux très pures ne gelaient jamais et étaient connues comme étant la Chaude-Rivière. Le Prieuré a subsisté jusqu'au siège autrichien de 1792 suite auquel il a été détruit. Puis en raison de la forte industrialisation, ces "courants" furent progressivement recouverts jusqu'à ce que la voie rapide urbaine et la folie automobile en fasse disparaître toute trace. En été, lors des pluies d'orage, il arrive que la Chaude-Rivière resurgisse comme l'eau à Venise lors de l'acqua alta car la construction de l'autoroute et du stade ont presque asséché les eaux lezennoises.
A travers les ages, les facultés de ce ruisseau furent peu à peu oubliés. Cette fontaine de jouvence, car c'en était une, avait des vertus d'immortalité et certains anciens affirment même que le vin des vignes du Prieuré possède des propriétés de perpétuel rajeunissement. C'est mon grand oncle qui me l'a fait découvrir après mon accident. Mais j'ai préféré gardé secret mon spectaculaire guérissement afin de pouvoir devenir votre employé. Votre concept de stockage déporté est voué au succès, Amsterdam et ses 400 000 vélos le pratiquent avec bonheur depuis toujours, & je voulais y participer à ma manière. Mais en restant dans l'ombre ».

En voyant Léopold s'éloigner sans boiter et enfourcher simplement sa bicyclette par le coté droit, Norbécourt savait qu'ils ne se reverraient sans doute jamais. Et que dans les armoires de CargoV'lo, il était certain de découvrir plusieurs bidons de cette eau miraculeuse.

Patrick Eillum
Avril 2013
Amsterdam Brouwersgracht – Lille Mont de terre

  • « CargoV'lo » fait partie de ces histoires « à la commande ». La thématique imposée étant le transport, je voulais y mêler cette idée d'eau et de fontaine de jouvence que j'avais en tête. Fives tout comme Lille (Isla) est une cité issue l'eau. Et depuis un footing sous une pluie torrentielle, quelques soirées d'écritures ;-) m'ont permis ce résultat.

    · Il y a environ 11 ans ·
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