Catastrophe naturelle
athanasiuspearl
– Thé ou café ? demanda-t-elle avec son léger accent britannique.
Elle avait déplié lentement le bras en direction du plateau, et paraissait hésiter entre l’un ou l’autre des deux récipients de porcelaine. Je songeai qu’en ce coin reculé des Cornouailles, il devait être plus prudent d’opter pour la boisson locale, fût-elle d’importation. Plutôt quelque daarjeling à l’arôme puissant, voire tel lapsang souchong aux saveurs boisées et subtiles, oui, tout plutôt que ces breuvages ignobles que, par dérision sans doute, les sujets de sa très gracieuse majesté nomment « café ».
– Une tasse de thé, s’il vous plaît, répondis-je avec un sourire.
Elle parut subitement se détendre, et versa lentement le liquide ambré dans la tasse qu’elle avait placée quelques instant plus tôt devant moi, avec dans ses gestes une attention presque rituelle. Puis elle se servit à son tour, et après avoir approché le sucrier à portée de ma main, elle se laissa couler dans le grand fauteuil club qui me faisait face.
– Ainsi vous êtes venu jusqu’ici pour visiter notre petit tumulus ? fit-elle d’un ton dans lequel je ne parvenais à faire la part de la fausse modestie et de l’ironie.
– Je ne sais s’il est petit, rétorquais-je. Mais tout le monde raconte que les éléments de mobilier que vous y avez découverts sont dans un parfait état de conservation.
– Ah oui ! le mobilier ! reprit-elle d’un air brusquement las.
Elle consulta sa montre.
– Mais il se fait tard, ajouta-t-elle, et je crains que nous n’ayons que le temps d’une petite promenade jusqu’au site avant la nuit. Pour la visite du tumulus, vous devrez attendre demain.
Saisissant sa tasse entre le pouce et l’index, elle se mit à déguster son thé à petites gorgées, comme pour me faire comprendre qu’il était inutile de tenter de presser le mouvement. J’obtempérai d’un signe de tête et me mis à fixer les débris de feuilles qui nageaient à la surface de ma tasse. La vieille dame avait pourtant mis grand soin à passer le thé, et je m’étonnais qu’il pût y rester tant de déchets. L’un de ceux-ci attira particulièrement mon attention. On aurait dit une créature minuscule qui tendait ses bras hors du liquide dans l’espoir d’être sauvé de la noyade. Je plongeai ma cuillère dans la tasse et, d’un geste vif du poignet, créai un léger tourbillon, ce qui submergea l’homoncule puis l’entraîna jusqu’au fond. Je pus ensuite savourer mon thé en m’appliquant à boire au même rythme que mon hôtesse.
Cette dernière eut un petit sourire en me voyant faire. Elle avait un visage étrange, le nez et le maxillaire supérieur proéminents, le menton presque absent. Mais ce n’était pas tant ces traits, momifiés par l’âge qui me surprenait que les deux cicatrices qu’on apercevait juste devant les oreilles, comme en souvenir d’une opération chirurgicale ratée. « Un lifting qui aurait mal tourné », pensai-je en souriant. Je tentais d’ironiser, bien sûr. Car on imaginait mal la vieille dame fripée faire de tels assauts de coquetterie – pensez : aller se faire remodeler le visage ! –, elle qui sirotait son thé avec la lenteur d’un maharadjah à la retraite…
Au terme d’un laps de temps qui me parut excessivement long, elle déposa sa tasse dans le plateau et s’essuya la bouche avec application.
– Allons donc la faire, cette petite promenade, jeune homme !
Le soir commençait déjà à tomber lorsque nous sortîmes. Au bout d’une demi-heure de marche dans un étroit sentier, en partie inondé, il faisait évidemment nuit noire lorsque nous fûmes en vue du tumulus, un gros mamelon couvert d’une herbe rase et drue. Muni de ma lampe de poche, j’en éclairai l’entrée et me préparai à jeter un coup d’œil à l’intérieur quand la voix de mon hôtesse résonna dans mon dos, catégorique :
– Vous visiterez demain. C’est très humide à l’intérieur. Il vaut mieux attendre qu’il fasse jour.
J’allais rétorquer que la pleine lumière du soleil ne faciliterait en rien la tâche. Mais j’avais compris que la vieille dame ne supportait guère qu’on lui fît la moindre objection. J’avais intérêt à lui obéir au doigt et à l’œil si je voulais pouvoir fouiller par la suite tout à mon aise.
– Puis-je cependant faire le tour du monument ? demandai-je de mon air le plus docile.
– Oui, mais soyez prudent, la Gwallyie coule à moins de cinq yards de là. N’allez pas me tomber à l’eau !
Je regrettai de m’être attardé en gare de Bristol… Une jeune Anglaise, qui m’avait vu plongé depuis Londres dans un essai sur les Celtes, avait attendu d’être sur le quai pour avoir soudain cent questions à me poser sur ses ancêtres : leurs rites, leurs mythes et leurs principales divinités. Nous avions passé deux bonnes heures à discuter dans le parc attenant. De sorte que j’étais arrivé à Boscastle par la dernière navette. Je payais cher a présent d’avoir cédé au charme de la cette ravissante petite blonde. Car dans les ténèbres nocturnes, l’extérieur du tumulus de B*** n’avait rien d’extraordinaire à me révéler. Mes pieds enfonçaient dans une terre excessivement grasse. Il me faudrait passer une bonne heure à nettoyer mes chaussures de randonnée. Voilà bien tout ce que j’avais gagné !
En passant près de la Gwallyie, je la trouvai excessivement grosse. Je m’attendais à une rivière de rien du tout, comme il en est tant en Cornouailles. Était-elle sortie de son lit ? Elle devait faire cent mètres de large et roulait des flots boueux, et dans un courant impétueux, des débris de toute sorte : branchages, morceau d’enseigne publicitaire, petit matériel de ferme, épaves les plus diverses.
– Ne vous approchez pas trop, cria la vieille lady, qui décidément devait avoir un don de double vue pour distinguer ma silhouette dans ce noir de poix… La rivière est en crue…
J’achevai sagement le tour du tumulus et retrouvai mon hôtesse.
– Il a beaucoup plu, ces derniers jours ? lui demandai-je…
– Pas plus que d’ordinaire, me répondit-elle. Mais c’est depuis qu’ils ont construit ce maudit barrage. L’eau vient parfois baigner les pieds de la maison.
Puis, changeant brusquement de sujet, elle demanda :
– Gigot d’agneau et petits pois à la menthe pour ce soir, cela vous convient-il ?
– Ce sera parfait, Milady…
– Et puis… Nous arroserons cela d’une petite bière rousse de fabrication locale, ajouta-t-elle, toute joyeuse, avant de conclure d’un ton devenu subitement cassant : « chez moi, on ne boit pas de vin, cher monsieur ! »
Le dîner fut excellent. Si mon hôtesse avait sale caractère, c’était un fameux cordon bleu. Même le dessert – un gâteau dont le rose était de toute évidence synthétique – fut un régal. Et je montai dans ma chambre, tout à fait réconforté et, je dois l’avouer, un peu ivre, ayant sans doute abusé de l’excellente bière de mon amphitryonne. Après une rapide toilette, je me glissai sous la couette, avec un roman dont j’étais décidé à lire au moins les trois premiers chapitres. Mais je crois que je ne dépassai pas la page 10. Le visage de la petite Anglaise de Bristol m’était revenu en mémoire et je m’endormis subitement pour m’en aller la chercher le long de rails sans fin, dont je m’aperçus bientôt que c’étaient autant de canaux charriant une eau noire et boueuse.
– La digue a cédé et nous allons bientôt être inondés !
La vieille dame venait de me tirer ainsi du sommeil, allumant aussitôt la lumière afin que je me lève sur-le-champ…
– Je… J’arrive… le temps de passer quelque chose, Madame…
– Prenez un pull, sinon vous allez mourir de froid.
Je fis assaut d’ingéniosité pour me glisser hors du lit où j’étais entré dans le plus simple appareil, car mon hôtesse paraissait, quant à elle, bien décidée à ne quitter la pièce qu’en ma compagnie. Maintenant les draps à hauteur de ma taille, je m’approchai de l’armoire, saisis un caleçon que j’enfilai à la hâte, puis jugeant que j’étais à peu près présentable, je me retournai, passai un pull à col roulé épais et chaud. J’allais saisir un jean dans l’armoire quand la voix de la vieille dame résonna dans mon dos :
– Votre pantalon sera trempé et vous risquerez de mourir de froid. Venez comme vous êtes, ce sera très bien…
Je grognai un peu, mais obtempérai aussitôt.
Au rez-de-chaussée, nous avions déjà de l’eau à mi-mollets et je pus prendre toute la mesure du désastre. La coquette habitation allait être totalement ravagée. Je n’eus pas cependant le loisir de m’apitoyer car la vieille dame me hâlait en direction de l’extérieur, où une embarcation pour le moins pittoresque nous attendait. C’était ce que les contes celtes désignent sous le nom de caracle, et dont on dit qu’il est encore en usage dans certains coins reculés des pays de Galles et de Cornouailles : une sorte de canoë circulaire fait d’une peau de bête tendue sur une armature de bois.
– On va se sauver avec ça ? demandai-je incrédule.
– C’est tout ce que j’ai à vous offrir, répondit la vieille en agitant son unique pagaie. Mais si vous préférez partir à la nage, libre à vous…
– Et mes affaires ? mes livres ? ma machine à écrire ? fis-je d’un ton un peu geignard
– Il serait étonnant que l’eau dépasse le niveau du rez-de-chaussée ! dit-elle, avant d’ajouter en haussant les épaules : « de toutes façons, si cela monte plus haut, vous risquez de ne plus jamais en avoir besoin ! »
– Dans ce cas, nous pourrions rester dans la maison, à l’étage, et attendre les secours. Au pire, nous monterions sur le toit…
– Attendre les secours ? Mais vous n’y êtes pas, jeune homme ! N’avez-vous pas noté combien ma ferme est à l’écart ? Les pompiers s’occuperont d’abord des villages – à commencer par Boscastle. Ils ne songeront qu’ensuite à nos pauvres petites personnes. À les attendre, vous risquez d’avoir les doigts de pied fondus, et le bout du nez dans le même état que la jelly de ma grand-mère !
Je me tassai en frissonnant dans le fond du caracle, tandis que d’une main sûre, la vieille dame nous faisait progresser à la godille. Je l’admirai en songeant que j’aurais été tout à fait incapable de faire avancer droit devant une telle embarcation. Si j’avais été aux commandes, nul doute que l’antique esquif se fût mis à tourner sur lui-même, comme une toupie, avant d’éjecter un à un ses passagers dans l’eau noire. Mais l’ancêtre se tenait là, debout devant moi, en parfait équilibre, menant sa barque où elle avait décidé d’aller, tandis que j’étais moi, accroupi contre le fond de peau, entièrement à sa merci. L’événement l’avait transfigurée.
J’ignorai évidemment dans quelle direction mon étrange nautonier avait mis le cap. Mais nous naviguions depuis une demi-heure quand je vis sur ses traits se peindre comme une expression d’effroi.
– La Gwallyie est prise de folie ! hurla-t-elle en brandissant sa pagaie. Elle fonce droit sur nous. Ça va secouer mon garçon !
Elle avait à peine achevé sa phrase qu’effectivement le caracle se mit à tourner sur lui-même comme un toton. Nous fûmes ballottés, secoués en tous sens, et ne quittions un tourbillon que pour être happé par un autre. Nous embarquions de larges paquets d’eau, de sorte que, malgré mon gros pull, j’étais trempé jusqu’aux os. Mon visage, mes cheveux ruisselaient. Je m’accrochai tant bien que mal au banc, mais ne cessai pour autant de bringuebaler contre la proue. À force de le racler contre le fond du rafiot, je devais avoir le dos en sang. Par je ne sais quel miracle cependant, la vieille dame – elle m’avait dit entre-temps : « Appelez-moi Maggie ! » – la vieille dame donc était, durant tout ce temps, restée debout. Je ne l’avais pas vue trébucher le moins du monde. Le caracle lui faisait comme un socle sur lequel elle était comme plantée et demeurait raide et droite. En suivant les moindres mouvements de l’embarcation, mieux en les épousant, elle parvenait à affronter les éléments avec une énergie inimaginable pour son âge.
– Je vais nous abandonner au fil du courant, cria-telle en sortant sa pagaie de l’eau. Il est inutile de résister…
Et elle vint s’asseoir à côté de moi.
Nous nous mîmes à filer à une vitesse folle dans le noir. Quand soudain apparut droit devant nous une sorte d’îlot bizarrement circulaire. On aurait dit un simple dôme dépourvu de toute autre végétation qu’une herbe rase et drue. Je vis Maggie glisser sa pagaie dans l’eau pour s’en servir comme d’un gouvernail. Elle négociait avec le courant afin de maintenir le cap en direction de cet unique bout de terre qu’on voyait émerger des flots déchaînés.
– Nous sommes sauvés ! hurla-t-elle, afin que la tempête ne couvre pas sa voix.
– Mais qu’est-ce donc que cette île ?
– Le sommet du tumulus, tiens, pardi !
Notre coquille de noix venait de s’échouer sur le dôme de verdure qui renfermait tous les trésors que je ne découvrirai jamais, ces trésors qui devaient à présent filer vers la mer, emportés par un déluge de boue. Adieu les premières pages des journaux spécialisés, adieu le chapitre le plus exalté de ma thèse. Ma carrière d’archéologue génial allait s’arrêter à quelques lieues de Boscastle…
Sous la violence du choc, nous avions été projeté, Maggie et moi vers le sommet du mamelon.
– Je dois me reposer un peu, fit la vieille dame, roulant de quelques mètres en contre-bas, les pieds à toucher l’eau. Nous repartirons après. Venez, Nathanaël, c’est plus confortable ici.
Je me demandais bien en quoi le bord de l’îlot, et la proximité de cette eau grasse et sale pouvait être plus agréable. Mais j’obéis néanmoins et vins m’asseoir aux côtés de ma compagne de détresse.
– Quand je pense à tous ces trésors archéologiques perdus ! maugréai-je
– Le destin en a décidé ainsi… Bah, fit-elle en me tapotant la cuisse, vous en découvrirez d’autres, mon petit…
Je la considérai longuement dans la pénombre. Je ne distinguai guère que sa silhouette, et l’éclair métallique de son regard. Je devinais malgré tout qu’une force incroyable émanait d’elle, une force dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence à la voir, la veille, minauder en buvant son thé. Et je songeai que les épreuves extrêmes ont le pouvoir de révéler aux êtres leur réalité la plus profonde.
Il reste qu’une telle métamorphose ne laissait pas de m’étonner, et je me pinçai à plusieurs reprises pour être sûr de ne pas rêver.
– Nous allons attendre là une petite demi-heure, dit Maggie. Dormez donc un peu, si vous y arrivez. Vous aurez besoin de toutes vos forces.
Je grelottais et pensais qu’il me serait impossible de fermer l’œil.
– Vous pouvez être tranquille, ajouta la vieille dame. Je vous préviendrai si l’eau commence à monter…
Je m’étendis sur l’herbe en essayant d’oublier le froid, le vent, l’humidité et j’entendis ma voisine entonner une vieille ballade, dans une langue étrange dont chaque son m’échappait.
– Elle me prend vraiment pour un gamin, grommelai-je à mi voix.
Ensuite ? Eh bien… ensuite, j’ai dû m’endormir.
Quant à ce qui se déroula à mon réveil, je suis bien incapable de démêler la part qui, là-dedans, revient au rêve ou à la réalité.
Le jour commence à poindre lorsque j’ouvre l’œil. L’eau est montée de quelques centimètres. Maggie en a à présent jusqu’à mi mollets. Elle aussi semble s’être endormie, le visage tourné vers la terre. Son minuscule chignon s’est défait. Ses cheveux, longs comme je n’imaginais pas qui pussent être, tombent en boucles blanches sur ses épaules. On dirait des plumes de cygne.
Je me lève afin de lui retirer les jambes de l’eau. J’essaie d’agir en douceur, de manière à ne pas la réveiller. Je sors un pied, puis l’autre et pousse un cri d’horreur. Dans le jour naissant, ce que je viens de mettre à sec n’a rien d’humain : ce ne sont pas cinq orteils, fussent-ils déformés par l’âge et tachés de boue, mais trois longues griffes formant une large palme.
Je retourne le corps de Maggie, pour m’assurer que c’est bien elle. Aucun doute n’est possible. J’ai bien affaire à la vieille dame qui, quelques heures plus tôt, me cuisinait un gigot d’agneau aux petits pois. Mais les cicatrices qu’elle avait à chaque oreille se sont ouvertes. Elles sont animées d’un mouvement continu qui laisse entrevoir toute une série de lamelles rouge, assez semblables à celles d’un champignon.
Des branchies ! Ce sont des branchies. On se croirait dans un conte de Lovecraft ! Je vais vomir, c’est sûr…
Et soudain le rêve que je faisais quelques heures plus tôt, alors que j’étais encore bien au chaud dans un bon lit, me revient en mémoire. J’errais le long de canaux, dans une ville inconnue, toute en briques rouges. De hautes cheminées d’usine se découpaient sur un coucher de soleil flamboyant. Et devant moi, presque à portée de main, la petite Anglaise courait ou plutôt volait, entraînant dans son mouvement tout le paysage. Elle était nue sous une étoffe de gaze légère qui lui faisait comme deux grandes ailes blanches. Soudain, elle a plongé dans l’eau et, tendant une main dans ma direction, elle s’est mise à chanter une langue inconnue, aux sonorités étrangement gutturales. Je comprenais pourtant parfaitement qu’elle me disait : « Viens, Nathanaël, viens te réfugier près de nous dans la douceur des eaux profondes ». Comme je cherchais à m’éloigner, je vis d’autres bras, longs et blancs, sortir eux aussi de tous les canaux environnants. Il y en avait des centaines, des milliers. Et tout autant de bouches s’ouvrirent. Et leur chant répétait sans cesse : « Viens, Nathanaël, viens te réfugier près de nous dans la douceur des eaux profondes ». J’étais cerné. Je ne pouvais pas m’enfuir. Alors soudain les images du rêve se sont brouillées et je me suis vu étranglant la petite Anglaise sur les quais de la gare de Bristol…
… À nouveau les images du rêve viennent de se brouiller. Je me retrouve sur ce tumulus, cerné par les eaux mauvaises, avec dans les bras cet être bizarre qui a été la vieille Maggie Runcliff et qui, peu à peu, se met à ressembler à la sirène de mon rêve. Ses lèvres s’entrouvrent sur une mâchoire horrible, aux dents innombrables, longues et acérées. Et c’est pour chanter une fois de plus, dans cette langue incompréhensible, dont pourtant je saisis, j’en suis sûr, la teneur : « Viens, Nathanaël, viens te réfugier près de nous dans la douceur des eaux profondes ».
Alors, comme celui de la petite Anglaise, je serre, de toutes mes forces, je serre le cou de la vieille dame.
On me retrouva huit jours plus tard, « fou de terreur », selon l’expression des sauveteurs. Le cadavre de Maggie Runcliff, flottait à quelques mètres de moi, à demi dévoré par les oiseaux marins. J’expliquais comment j’avais essayé de le tirer de l’eau, mais que, dans ma grande faiblesse, je n’avais pu vérifier si elle était encore en vie. Je ne parlais pas des palmes de cygne, ni des autres détails du rêve. Ce n’était qu’un cauchemar, après tout.
Deux ans après le drame, je revins dans cette région de Cornouailles et je fus le premier à fouiller le tumulus dont le déluge n’avait finalement endommagé que les couches superficielles. C’est ainsi que j’exhumai un petit temple celte, le seul qu’il nous ait été donné de découvrir sur ce modèle : une enceinte circulaire protégeait un long canal, qui entourait à son tour un îlot de pierres noires. Sur ce dernier, je mis au jour divers éléments de culte dont le fameux autel de granit qui me valut une célébrité mondiale.
Ainsi que j’ai pu le démontrer, après en avoir identifié les différentes inscriptions en caractères runiques, cette table sacrificielle est consacrée à Fionnuala. Il s’agit là d’un nom provenant du vieil irlandais. Il signifie « épaules blanches », et la déesse qui le porte était fille de Lir, le dieu de la mer. La légende rapporte qu’elle fut maudite par sa belle-mère. Transformée en monstre aquatique, moitié cygne, moitié lamproie, elle fut condamnée à errer dans les lacs et rivières pendant 9000 ans. L’histoire ne dit pas pour quelle raison il y eut un tel différend entre la marâtre et sa belle-fille. L’histoire ne dit pas non plus si, à chaque fois qu’elle s’efforçait de les entraîner à elle, Fionnuala chantait à ses amants : « Viens, mon tendre ami, viens te réfugier près de nous, dans la douceur des eaux profondes ».
*
Le professeur Nathanaël Broyle se tut et, l’œil rieur, considéra longuement son auditoire, sûr de son effet. Souriant aux jeunes étudiants massés autour de lui et dont le doyen disait en plaisantant qu’ils composaient sa « cour » – c’étaient pour l’essentiel des filles , le vieil homme leur fit comprendre que ses confidences l’avaient d’autant plus fatigué qu’elles faisaient suite à un bon repas, copieusement arrosé. Il se leva lentement, adressa un simple « bonsoir ! » à la cantonade, et disparut dans les couloirs de la faculté. Sans ajouter un mot, évidemment, sur le sort de la jeune Anglaise qu’on avait étranglée quelques heures avant la catastrophe, et dont l’assassin, depuis trente-cinq ans, courait toujours.