CDI

Giorgio Buitoni

Au suivant.

Richard était assis dans le grand hall d'attente, quand le numéro figurant sur son ticket apparut, puis clignota, sur un écran en surplomb. Il souleva sa sacoche, se leva et se dirigea vers le guichet indiqué – le guichet C. La femme corpulente, assise derrière la vitre du guichet, le regarda s'avancer par-dessus ses lunettes à monture écaille. Richard glissa son ticket sur le comptoir.

« Avez-vous rempli votre formulaire, Monsieur… heu...

– Popovsky. Richard Popovsky. »

Richard montra sa sacoche contenant le formulaire ; la grosse femme hocha la tête.

« Parfait. Prenez la porte sur votre gauche. Allez en salle d'attente D et attendez l'appel de votre nom. Suivez bien le marquage au sol. »

Son index, pareil à un boudin blanc apéritif, montrait une double porte sur la gauche, au fond du hall.

« Surtout ne vous perdez pas, Monsieur…

– Popovsky.

– Oui, c'est ça… je disais, suivez bien le marquage au sol et ne vous perdez pas, le bâtiment est grand. Certain se trompent de salle d'attente et on ne les voit jamais ressortir. »

Une femme maigre, au visage d'oiseau, assise au guichet d'â côté, se mit à rire. La grosse femme derrière la vitre pointa à nouveau la double porte sur la gauche. Elle pressa un bouton sous son bureau : la porte s'ouvrit.

« Dépêchez vous, Monsieur… Chimansky, elle ne reste pas ouverte très longtemps. Je vous souhaite une bonne journée. »

Richard remercia d'un signe de tête et marcha vers la double porte. D'abord lentement, puis il se mit à courir quand il vit les deux battants commencer à se refermer. Il se faufila de justesse dans l'ouverture et pénétra dans un couloir obscur et silencieux. La porte se referma dans son dos. Au sol, il chercha le marquage mentionné par la grosse dame : des flèches de différentes couleurs indiquaient toutes la même direction. Il les suivit, sa sacoche à la main, jusqu'au bout du couloir, et arriva à un embranchement. La moitié des flèches montraient le couloir de gauche, l'autre moitié, le droit. Il hésitait encore quand une voix, sortie d'un système de sonorisation, prononça son nom :

« Monsieur Richard Popovsky ! »

Richard loucha dans les deux directions et choisit de marcher sur la droite. Le couloir menait à une petite salle d'attente déserte. Seul un homme de petite taille, vêtu d'un costume vert trop grand, se rongeait les ongles, assis dans la pénombre. Il leva la tête sur Richard à son arrivée.

« Salle d'attente D, c'est ici ? » demanda Richard.

Le petit homme grignotait la peau morte autour de son pouce. Il en recracha un copeau par terre et secoua la tête ; son doigt pointa le couloir de gauche, situé à l'embranchement précédent.

« C'est de l'autre côté. »

Richard remercia.

« Ils vont me radier, vous savez ? dit le petit homme. J'ai merdé… j'ai rempli mon formulaire au stylo bleu. »

La voix, sortant des haut-parleurs, hurla :

« Popovsky ! Dernier appel ! »

Richard abandonna l'homme au costume vert et rebroussa chemin au pas de course vers l'embranchement des deux couloirs – sa sacoche se balançait au bout de son bras. Dans son dos, le petit homme cria :

« Ne les laissez pas vous avoir ! Ne les laissez pas ! »

Richard fonça tout droit dans le couloir qu'il avait manqué à son arrivée. Il arriva, essoufflé, dans une autre salle d'attente, identique à la précédente. Une jeune femme blonde était assise, les jambes croisées. Elle sourit à Richard qui reprenait son souffle.

« C'est vous, Chimansky ?

– Popovsky.

– Vous feriez bien de vous grouillez d'entrer, la dernière fois que j'ai manqué un entretien, ils m'ont coupé l'eau chaude. »

Elle montra une porte sur la droite.

« Bonne chance, Monsieur Chimansky.

– Merci. »

Richard se planta devant la porte, lissa ses cheveux en arrière et frappa deux fois.

« Entrez ! » hurla une voix derrière la porte.

Richard entra… Un homme rondouillard était assis à un bureau, au fond d'une pièce immense et sans mobilier. L'éclairage du plafonnier rappelait celui d'un réfrigérateur.

« C'est pas trop tôt ! Approchez, Monsieur Popovitch. » cria l'homme à l'autre extrémité de la salle.

Richard approcha du bureau. Ses pas raisonnaient dans la grande pièce vide. L'homme assis face à un écran d'ordinateur portait un costume bleu ciel étriqué. Son crâne était dégarni et son visage joufflu. Une fine moustache dessinait une ligne noire au ras de ses lèvres violacées. Des lunettes rondes pinçaient l'extrémité de son nez. De grosses chevalières en or comprimaient ses doigts courts et boudinés. Il souriait.

« Je suis Monsieur Vacuum. Votre conseiller attitré. Asseyez-vous. »

Richard s'assit sur l'unique chaise en face du bureau – une chaise en bois, dont le dossier trop bas lui rentra dans les reins.

« Vous avez rempli votre formulaire, Monsieur… ? 

– Popovsky.

– Oui, oui, je sais. Vous n'allez pas le répéter à chaque fois. On a compris, Chimansky. Vous pensez que je ne connais pas mon boulot ? »

Monsieur Vacuum entrecroisa ses doigts potelés sur le bureau et regarda Richard par-dessus les verres de ses lorgnons, les sourcils froncés.

« Maintenant, votre formulaire, je vous prie. »

Richard sortit le formulaire de la sacoche et le tendit à Monsieur Vacuum qui observait l'écran de son ordinateur d'un air concentré en tripotant sa souris. Le formulaire resta suspendu au-dessus du bureau une bonne minute, puis Monsieur Vacuum détourna les yeux de son écran et regarda Richard, comme surpris de sa présence.

« Ah, oui ! Le formulaire ! Voyons cela, Monsieur Popovitch, voyons cela… »

Il arracha le formulaire des mains de Richard, le compulsa en psalmodiant tout bas. Il soupira.

« La prochaine fois n'écrivez pas à l'encre bleu et faites vos lettres en majuscule. C'est précisé pourtant. »

Il tourna la feuille vers Richard et son gros doigts trop court montra une ligne en bas du formulaire, imprimée si petite que Richard ne put la lire.

« Comme c'est votre première fois, nous serons indulgents, Monsieur Popovitch. »

Vacuum rajusta ses lunettes et se pencha en avant. Son gros doigt se pliait et se dépliait à hauteur de son visage ; Richard comprit qu'il lui demandait de s'approcher ; il se pencha vers le visage de Monsieur Vacuum.

« Si je vous dit cela, avoua Vacuum tout bas en louchant par dessus son épaule, ce n'est pas pour vous embêter, Monsieur Popovitch. Mais voyez-vous, cette histoire de lettres majuscules, c'est parce que… Eh bien, notre secrétaire, cette pauvre Madame Baudoin, au demeurant une femme remarquable et d'une souplesse exemplaire – rendez-vous compte, elle parvient à toucher le bout de son nez avec son gros orteil – est myope comme une taupe. Elle commet des erreurs de saisies si les formulaires sont écrits en lettres minuscules. La dernière fois, elle s'est trompée d'une syllabe sur un nom de famille, l'homme en question n'a jamais reçu ses allocations et il s'est pendu avec une écharpe.

– Une écharpe ?

– Une écharpe, Monsieur Popovitch. En laine rouge. »

Vacuum s'adossa brusquement à son siège à roulettes.

« Un tir au flanc de moins, me direz-vous… Mais à votre avis qui gére toute la paperasse derrière ? Qui raye le pendu de la liste des ayants droits ? Hein ? C'est cette pauvre Madame Baudoin ! »

Vacuum joignit les mains en prières devant sa moustache. Un ange passa. Richard avait mal au dos, il pensa à la jeune femme blonde assise dans le couloir et à son problème d'eau chaude.

« Bref, je ne vais pas vous le cacher, reprit Monsieur vacuum, il va falloir vous ressaisir, Monsieur Popovitch. »

Il loucha à nouveau vers son écran. Ses petits yeux noirs tremblaient de gauche à droite derrière ses lunettes rondes.

« Je lis ici que vous avez refusé un emploi de coiffeuse, il y a trois semaines. Pourquoi, Monsieur Popovitch ?

– Je suis biochimiste.

– Ah ! La belle affaire ! Seriez-vous paresseux, Monsieur Popovitch ? Pensez-vous que le monde a plus besoin de coiffeuses ou de biochimistes ? »

Un téléphone portable vibra sur le bureau ; Vacuum décrocha :

« Allo ? Ah ! Oui, ma chérie… »

Monsieur Vacuum fit pivoter son siège et tourna le dos à Richard, qui ne distinguait plus que l'arrière de son crane lisse sous l'éclairage éblouissant du plafonnier.

« Je te rappellerai plus tard. Un entretien… Oui, oui, non, non, la routine. Encore un fainéant a peine capable d'épeler son nom et d'écrire en majuscule. Oui, oui, pas trop tard… voilà, mon ange. Tu as pu aller chez le coiffeur ? Ah ! Fermé, évidemment ! Je te rappelle. »

Le siège pivota à nouveau face à Richard. Monsieur Vacuum jeta le téléphone portable sur le bureau.

« Vous avez entendu ça, Monsieur Popovitch ? Fermé ! Ah ! Un coiffeur fermé ! Et mon pauvre ange qui n'a pas pu s'offrir une mise en plis ! Vous voyez où nous mène votre paresse ? Vous croyez que vous allez entuber l'Etat combien de temps encore ?

- Je suis biochimiste...

- Je suis biochimiste gnagnagna... C'est ce que nous allons voir. »

Vacuum ouvrit un tiroir de son bureau, sa main grasse disparut à l'intérieur et reparut munie d'une paire de ciseaux. Monsieur Vacuum se leva et fit rouler son siège de l'autre côté du bureau, à côté de Richard. Il se rassit, lui tournant le dos, et tendit à Richard la paire de ciseaux par-dessus son épaule.

« Coupez, Popovitch. 

– C'est un test ?

– Coupez moi les cheveux ! »

Richard saisit les ciseaux et commença à tailler la nuque de Monsieur Vacuum. L'homme se retourna brusquement face à lui en pivotant sur son siège

« Non, tenez, faites moi une frange ! »

Richard contempla le front lisse et brillant du gros homme chauve. Il resta interdit, le ciseau dressé quand le téléphone portable vibra sur le bureau. Vacuum bondit de son siège et plaqua le téléphone contre son oreille.

« Allo ? Je suis occ... Ah, Madame Baudouin ! (Vacuum eu un vague regard assassin sur la silhouette de Richard, toujours le ciseau à la main). Oui, non, pas pour le moment, je ne parviens pas à toucher mon nez, seulement mon menton, je n'ai pas encore votre souplesse. Oui, voilà, un manque d'entraînement. Qui ça ? Popovitch ? Que me dites-vous là ? Non ? Eh bien, justement, il est en face de moi, figurez-vous. Passez-moi, Louisnard à la comptabilité, sur le champ. »

Monsieur Vacuum attendit l'appel en regardant vers le plafond. Richard grattait la paume de sa main et se tortillait sur la chaise de bois ; son dos le faisait souffrir. Vacuum reprit :

« Ah ! Louisnard ! Prenez note, mon vieux. Je vous dicte le courrier type à envoyer à ce fumiste de première. Vous notez ? Cher monsieur Popovitch, suite à votre refus de notre proposition d'un poste de coiffeuse au salon de La voile à vapeur, il y a trois semaines, nous sommes au regret de suspendre l'alimentation en électricité de votre appartement. Et ce, pour une période de quinze jours. Pour toutes réclamations etc. Après vous brodez, Louisnard, comme d'habitude. Et joignez avec le courrier une de nos brochures de formations. Oui, voilà, celle pour un stage de pâtisserie, ce sera parfait. Puis vous signez. Merci, Louisnard, on se voit à la cantine. »

Vacuum raccrocha. Inquiet, Richard demanda :

« Vous allez me coupez le courant ? 

– Vous vous appelez Popovitch, maintenant, Monsieur Popovsky ? »

Richard fit non de la tête ; Vacuum soupira. Il roula son fauteuil de l'autre côté du bureau et se rassit face à Richard. Il trifouilla sa souris et regarda son écran.

«  Vous aimez les animaux, Monsieur Popovsky ?

– J'ai un chat. »

Vacuum leva un sourcil.

« Ah, oui ? »

Il nota quelque chose sur un Post-it, qu'il déchira ensuite et jeta dans sa corbeille. Il reprit la consultation de son écran.

« Oh, nous y voilà. J'ai ici, un poste fait pour vous…

– Ah ? C'est quoi ?

– Toiletteur canin. Un beau métier, mais dangereux. J'avais un cousin qui peignait les girafes, il en est mort. Une chute mortelle. 

– Mais je ne m'y connais pas en chien…

– Allons ! Chat, chien, c'est pareil, la queue est au même endroit ! »

Richard hocha la tête, tandis que Vacuum donna un coup de tampon sur son formulaire.

« Affaire réglée ! Approchez-vous, mon vieux. »

Richard approcha la chaise du bureau.

« Encore. Penchez-vous. »

Richard s'exécuta ; Vacuum lui tamponna le front.

« Félicitation, vous commencez demain. Content que nous ayons pu régler votre problème d'emploi, Monsieur Popovitch.

– Demain ?

– Le poste au salon de coiffure ! Vous êtes officiellement coiffeuse. Mais vous prenez de la drogue, mon vieux, ou quoi ? »

Vacuum soupira et posa une main en coupe sur son front ; il semblait réfléchir. Puis il tapota quelque chose sur le clavier de l'ordinateur.

« Je vous prescris un contrôle toxicologique des urines, pour être sûr. C'est la procédure. Je ne voudrais pas que vous sabotiez la mise en plis de ma femme. Nous en avons terminé, Monsieur Popovitch. En espérant ne jamais vous revoir. »

Vacuum tendit sa main boudinée aux doigts épais, cerclés de chevalière dorées. Richard se leva ; la douleur dans son dos le lançait. Il serra la main de Monsieur Vacuum qui souriait sous sa fine moustache noire. Après quelques pas en direction de la porte, Vacuum l'interpella :

« Hé ! Revenez ! J'oubliais ! »

Richard fit demi-tour et retourna jusqu'au bureau. Vacuum plongea la main dans le tiroir et en sortit une écharpe de laine rouge.

« Tenez. »

Richard cligna des paupières.

« Au cas où vous auriez froid chez vous. Ne me remerciez pas. Nous sommes sévères et vigilants avec les parasites dans votre genre, Popovitch, mais pas au point de vous couper l'électricité et le chauffage à votre appartement sans une solution de secours.

– Ah… Merci. »

Richard rangea l'écharpe dans sa sacoche et se dirigea vers la sortie. Au moment de quitter la pièce, il se retourna et aperçut Vacuum se contorsionner derrière son bureau : il tentait de toucher son nez avec la pointe de sa chaussure. Richard sortit en claquant la porte. Dans la petite salle d'attente obscure, la jeune femme blonde attendait, assise à la même place. Elle le regarda s'approcher et loucha sur son front.

« Félicitation, Chimansky. Je vois que vous avez obtenu votre coup de tampon. Moi, il ne trouve pas de boulot dans ma branche.

– Quel métier exercez-vous ? demanda Richard.

– A votre avis ? »

La jeune femme joua avec ses cheveux blonds.

« Je suis coiffeuse. »

 

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