Ce que La Fontaine a oublié de vous dire...

Renaud Lhardy

Voici plus de trois siècles que l’on ne cesse de vanter les mérites de Jean de La Fontaine. Mais qui s’est un jour soucié des conséquences des mots du fabuliste sur les animaux qu’il met en scène ?

Château-Thierry, 1660

 

 

La supercherie

 

 

 

      -     A vos marques, prêt, partez !

Le coup de fusil retentit dans toute la forêt. Le top départ du marathon venait d'être donné. Les deux concurrents engagés s'élancèrent sous les vivats de la foule. Pourtant, le duel n'avait à priori que très peu d'intérêt. Les temps d'engagement des deux dossards étaient à des années lumière l'un de l'autre. L'écart gigantesque qui existait entre leur puissance physique, leur vélocité et leur technique de course sautait à l'œil de n'importe quel amateur. L'un avait fière allure, la foulée ample et légère, il engloutissait chaque jour des centaines de kilomètres à travers les plaines, les bois et les champs. Il était capable d'accélérations foudroyantes et pouvait aussi de tenir un rythme soutenu pendant plusieurs heures sans baisser de régime, sans même éprouver le besoin de faire une pause. L'autre participante était empruntée. Un peu gauche même. Elle ne concourrait jamais contre les autres. Son quotidien était déjà une course contre la montre tant elle était lente dans chacun de ses mouvements. Elle calculait savamment le moindre de ses déplacements pour économiser au mieux ses forces et son énergie. C'était vital pour elle ! Plusieurs fois, en allant faire ses courses, elle s'était fait piéger au milieu de son parcours. A bout de forces, elle était obligée de s'arrêter pour se reposer. Qu'il vente, qu'il grêle ou qu'il neige, son corps ne répondait plus. Elle s'affalait alors sur le sol et priait pour que Dieu l'épargne. Pour que les éléments naturels ne se déchaînent pas sur elle, pour qu'un prédateur ne croise pas sa route, pour que son organisme trouve dans un repos salvateur la force de remettre encore une fois la machine en route. Si elle était encore en vie à l'heure actuelle, cela tenait du miracle.

 

Et pourtant, par orgueil certainement, elle avait lancé ce pari insensé. Elle, petite tortue, ne ferait qu'une bouché de l'être le plus rapide des lieux. Elle avait donné rendez-vous à tous les habitants de la forêt champenoise pour venir l'encourager, la supporter, lui donner des forces dans ce duel. Elle était certaine que son humilité, son envie de bien faire, sa rage de vaincre pouvaient venir à bout des obstacles les plus insurmontables et des concurrents les plus redoutables. Le lièvre en l'occurrence. Grâce à ses talents de communicante, elle sut conquérir le cœur de tous. Les médias firent d'elle leur chouchou. Des clubs de supporters à son nom fleurirent un peu partout. Bientôt, elle ne put faire un pas en-dehors de sa carapace sans être obligée de signer des autographes ou d'immortaliser d'une photo sa rencontre avec ses admirateurs toujours plus nombreux.

 

De son coté, le lièvre restait planqué dans sa modeste demeure. Il avait forcément entendu parler de ce duel mais n'y avait guère prêté attention. Ce genre de défi ne l'amusait pas, ne l'intéressait pas. Il déclina l'invitation. Mais la pression populaire, tel un rouleau compresseur, le fit revenir sur sa décision initiale. Ce n'était pas dû au fait d'être traité de lâche dès qu'il croisait la route d'un animal, il en avait pris l'habitude. Ce n'était pas non plus un problème sur les termes du contrat d'engagement, qu'il gagne ou qu'il perde, les sponsors lui promettaient des potagers à profusion capables de nourrir plusieurs générations de lièvres. C'était encore moins un besoin de reconnaissance, il n'en n'avait que faire, il aimait sa vie peinarde et s'en contentait amplement. Non, ce qui le fit changer d'avis, c'est le fait que l'on commença à s'en prendre à sa hase et à ses petits lapereaux. Il eut beau leur dire de passer outre les commérages, les insultes répétées commençaient à irriter tout le terrier. Au point qu'un soir, son fils aîné revint de l'école avec un œil au beurre noir. Il n'avait pas supporté que l'on traite une fois de trop son père et flanqua une belle raclée au détracteur du jour. Sa maîtresse prit fait et cause pour sa supposée victime, ce qui finit de convaincre le papa lièvre qu'il y avait bel et bien un complot contre lui et sa famille. Si la tortue la voulait son humiliation, elle allait l'avoir ! Il était bien décidé à lui mettre la pâtée et pour pas un sou. Juste pour qu'elle ravale son orgueil, sa prétention et ses mots déplacés à son égard.

 

Le matin de la course, le lièvre était allé courir quelques kilomètres dans les bois pour s'échauffer. A son retour, il croisa quelques supporters déjà campés devant les lignes de départ et d'arrivée pour occuper les meilleures places. Il n'aimait pas tout ce barouf et encore moins la tournure prise par les événements. On s'éloignait de l'esprit sportif. Mais il était trop tard pour faire machine arrière sous peine de devoir quitter précipitamment le pays.

 

Le lièvre prit comme à son accoutumé un très bon départ. La tortue traînait la patte, sans surprise. L'écart grandit crescendo. 10 secondes, 1 minute, il atteint au bout d'à peine un kilomètre le quart d'heure. Les folles supputations à propos d'une possible victoire de la tortue fondaient comme neige au soleil. La tortue ne pouvait pas accélérer, le lièvre ne semblait même pas puiser dans ses réserves. Il en gardait sous la patte. Certainement sûr de sa victoire, le lièvre contempla le paysage sur sa droite et bifurqua pour aller cueillir quelques herbes avant d'aller s'abreuver. Tous les spectateurs présents le perdirent de vue. Ils focalisèrent alors leur attention et leurs encouragements sur leur héroïne qui à son rythme accomplissait un à un les mètres qui la séparaient de la ligne d'arrivée. Lentement mais sûrement. Le lièvre ne donna bientôt plus de nouvelles…

 

Les fans sur la ligne d'arrivée n'en crurent pas leurs yeux. Au loin, à l'horizon, c'était bien une carapace qui semblait se dessiner. La tortue se dirigeait vers la plus grande victoire de sa carrière. Un succès aussi beau qu'improbable. Son jour de gloire. Sentant le sacre approcher, elle ressentait de fabuleux frémissements jusqu'au bout de ses pattes. Des battements de cœur puissants comme ceux ressentis par les athlètes épuisés par l'effort, tendus par l'enjeu et tremblotants en sentant le poids d'une victoire à leur portée. Tassés au bord du bitume, les tifosis se déchaînaient pour saluer l'exploit de leur championne. Malgré ce mouvement populaire que seul un outsider sur qui personne n'aurait misé un kopeck peut provoquer, une certaine tension subsistait. Le public n'était pas dupe et connaissait la différence de vitesse entre un lièvre et une tortue. L'aisance qu'a le lièvre à enchaîner des appuis brefs et puissants pouvait, s'il s'en donnait la peine, le ramener à hauteur de la tortue en un instant. Mais la tortue continuait à avancer et toujours aucune oreille de lapin ne pointait à l'horizon.

 

La tortue n'était plus qu'à quelques mètres du ruban qui symbolisait l'arrivée. Elle jeta un dernier œil par dessus sa carapace pour mieux constater les dégâts. Au loin, le lièvre apparut à la vitesse grand v. Il avait un profil aérodynamique, les oreilles tendues vers l'arrière, le museau aplati par l'air qu'il transperçait violemment, tous ses poils étaient parfaitement coiffés et plaqués sur son corps par le vent…Mais malgré cette réaction désespérée, l'écart à combler était trop important. Cela ne faisait plus aucun doute, le lièvre était battu.

 

La tortue s'emporta alors dans un triomphalisme démesuré comme celui d'un footballeur qui vient de marquer un but et le fête en se roulant par terre, en enlevant ses vêtements, en improvisant des pas de danse stupides dans une hystérie telle, que hors des limites d'un terrain de foot, il serait jeté en hôpital psychiatrique. L'hystérie gagna ensuite ses fans qui se jetèrent les uns après les autres sur leur idole pour saluer son exploit. Puis, ils s'écartèrent pour que la tortue puisse reprendre son souffle. Commença alors la valse des journalistes. Ils se bousculèrent pour recueillir sous les crépitements des flashs des photographes, les premières réactions de celle qui aux dires de la profession « venait de marquer l'une des plus belles pages de l'histoire de la course à pied ». La tortue jouissait de la situation, posait volontiers devant chaque photographe et refaisait pas à pas le fil de sa course aux micros des journalistes. Une fois l'euphorie de la victoire un peu retombée, l'attention se porta sur le perdant.

 

Les critiques commencèrent à pleuvoir, la presse s'empressa de monter en épingle le manque de professionnalisme du favori qui s'était montré incroyablement hautain face à l'adversité. A peine eut-il franchi à son tour la ligne d'arrivée, qu'on l'accusa tour à tour de fainéantise, de dilettantisme, d'être prétentieux et orgueilleux. Les critiques glissèrent dangereusement dans des plaidoyers raciaux. Au-delà de la défaite du lièvre, on remit en cause le caractère et la façon de vivre des lapins en règle générale. Parmi les reporters de l'époque, un certain La Fontaine, dont la plume commençait à trouver un public de plus en plus conquis, n'avait pas manqué une miette des événements. Il fut certainement l'un des plus durs à l'encontre du lièvre en concluant son papier incendiaire d'un « rien ne sert de courir si on ne part pas à point ! », repris ensuite en boucle dans les journaux. Puis, par mimétisme par toute l'opinion publique. Le lièvre était en train de devenir la risée de la contrée.

 

Le lièvre, sur les rotules, eut du mal à récupérer. Il était abasourdi tant par l'effort vain qu'il venait de fournir dans un ultime espoir de remontée, que par le déchaînement haineux dont il était le point central. Dans les vapes, il subissait les événements sans réagir à l'image d'un boxeur KO debout qui encaisse les coups de son adversaire. Lorsqu'il eut reprit ses esprits, il rougit. Non pas de honte mais de colère. Il interpella la tortue distante d'une dizaine de mètres et toujours entourée d'une horde de supporters :

-     C'était un piège ! S'emporta-t-il.

La tortue fit mine de pas comprendre et une nuée de sifflets vinrent sanctionner le ton agressif du lièvre que tous prirent comme la réaction d'un mauvais perdant. Face à l'animosité, le lièvre baissa les épaules de dépit et fit demi-tour. Quelques mètres plus loin, il croisa à nouveau la tortue dans un contexte plus intime. Le lièvre revint à la charge :

      -     Tu m'as roulé dans la farine ! C'est toi qui as mis le feu au terrier ! Tu savais que j'irais chercher de l'herbe et de l'eau pour éteindre l'incendie ! Tu avais calculé le temps que ça me prendrait ! Tu t'es arrangé pour que le terrier soit dans un angle mort de façon à ce qu'aucun spectateur ne puisse me voir agir ! Tu m'as berné ! Tu devrais avoir honte !

      -     Excuse-moi mais je dois aller chercher ma coupe, répliqua la tortue avec un sourire d'acquiescement.

Puis, la tortue s'exécuta. Elle monta sur le podium et sous les hourras de la foule massée face à elle, elle brandit fièrement son trophée. Le lièvre tomba à la renverse face à tant d'espièglerie.

 

Ce dont il ne se doutait pas à cette époque, c'est que plusieurs siècles après, il continuerait à payer sa réputation d'animal prétentieux et son humiliation, qui avait contaminée toute sa race, ferait encore couler beaucoup d'encre…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Château-Thierry, 2007

 

 

 

La mauvaise réputation

 

 

 

Un filet de sang serpentait dans la rivière. Il se faufilait entre les rochers, contournait les galets avant de se dissiper quelques mètres plus loin. L'hémoglobine tranchait avec la transparence de l'eau, d'une pureté inégalable. Quelques poissons intrigués par cette couleur qu'ils n'avaient pas l'habitude de voir, venaient au plus près essayer de comprendre cette anomalie de la nature. L'odeur aussi interpellait. Elle tranchait avec le parfum de verdure qui se dégageait de la forêt d'à coté. Ça sentait quelque chose d'étrange qu'on ne pouvait pas mettre sur le compte de l'humidité d'une saison des pluies. Non, cette odeur n'avait rien de végétal. C'était une odeur animale. Celle d'un cadavre d'animal plus exactement. Un os submergea du courant rouge et confirma cette hypothèse. Un boucher, un charcutier ou une bonne cuisinière auraient pu ajouter qu'il s'agissait d'une côte. Certainement celle d'un agneau. Mais que pouvait bien faire une côte d'agneau là, abandonné comme un radeau en pleine mer ? Curieux, les petits poissons remontèrent le lit de la rivière.

 

A sa source, un loup se désaltérait, le museau couvert de sang. Le loup avait fière allure. Et fière allure pour un loup signifie une allure effrayante pour tous les autres animaux. Ses poils noirs vifs, son physique élancé et surtout son enrobage princier prouvaient qu'il se nourrissait de bons morceaux. Les meilleurs même ! Pour avoir cette allure, le loup devait ingurgiter trois à quatre gros lapins le matin au petit déjeuner, une chèvre et deux brebis le midi et un bœuf le soir, en guise de dîner. L'agneau qu'il venait d'avaler n'avait dû lui servir que de goûter improvisé. Voir même d'apéritif compte tenu de l'heure tardive que laissait apercevoir un soleil sur le point d'aller se coucher.

 

Au bout de leur remontée, les petits poissons tombèrent sur le loup. Le plus petit de ces petits poissons croisa le regard noir de la bête. Un regard si perçant que, d'un coup, ses écailles se hérissèrent et une sueur froide, atypique pour un être marin, parcourut son corps. Pourtant un poisson n'a priori rien à craindre d'un loup pour qui la nuisance de mouiller son pelage ne vaut pas l'effort d'aller chercher un repas si léger. Mais la peur n'a pas de logique et le poisson eut un terrible sentiment d'impuissance. Le même que peut avoir le visiteur d'un zoo devant un lion qui rugit, bien qu'enfermé dans sa cage, ou que celui d'un marin pris dans la tempête malgré les soutes solides de son bateau.

 

Heureusement, le loup n'était pas d'humeur à causer des frayeurs aux habitants de la forêt. Ni à ceux de l'étang où il s'abreuvait d'ailleurs. Non, à la surprise de la faune alentour, le loup traversait une mauvaise passe, un gros coup de déprime. Une larme coula sur sa joue. Une goutte improbable sur un corps aussi puissant, aussi féroce, aussi cruel. Mais aucun doute ! L'œil gauche rougi confirmait la thèse d'une grande tristesse. Le loup était pris d'énormes remords…

 

Et ses remords avaient pour l'heure la forme d'un agneau, celui qu'il avait tué ici-même avant de finir de l'ingurgiter dans la forêt. La halte à l'étang, sur les lieux du crime, n'était pas pour se désaltérer mais pour effacer toutes traces visibles de son effroyable meurtre. Pour noyer son chagrin aussi. Comment avait-il pu se laisser aller à tant de cruauté envers un être sans défense, aussi fragile et innocent ? Le loup se remémorait avec quelle mauvaise foi, il avait répondu à la logique de l'agneau. Sa faim avait agi tel un coup de foudre, sans laisser le temps à son esprit de réagir. «  L'appétit est une œillère au bon sens », philosophait-il en pestant contre le maudit poète qui lui avait écrit un tel destin. A lui personnellement et à sa famille. Pourtant la nature profonde des loups est bien loin des idées reçues. Pourquoi lui avoir collé cette image de prédateur impitoyable et effrayant ? Surtout quand ces accusations proviennent d'un homme alors que le loup n'attaque jamais les hommes, au contraire il les fuit. Le lion, le tigre, la panthère sont bien plus méchants que lui. Le rhinocéros, l'ours et même certains singes sont bien plus dangereux que lui. Pourtant, ils ne sont pas montrés du doigt, eux. Quelle injustice ! Le loup pensa aux dizaines de petits enfants qui allaient se coucher ce soir après avoir lu son histoire. Aux minutes interminables qu'ils allaient vivre avant de s'endormir en pensant à son pelage noir, à ses grands yeux sombres et à ses longues dents blanches. Il pensa aux écoliers qui, avant de s'endormir, allaient le chercher la peur au ventre sous le lit, dans l'armoire ou sur l'étagère coincé entre deux peluches. Pire. Il songea aux bambins qui, le front en sueur, allaient se réveiller en sursaut en pensant à lui et ne pourraient se rendormir le cœur apaisé qu'une fois les bras de leurs parents atteints et leurs centaines de larmes séchées. En attendant le lendemain soir et les mêmes angoisses qui réapparaîtraient. A toutes ses pensées, une deuxième larme en suspens sur le coin de l'œil gauche du loup, suivit le chemin de la première.

 

Pour s'évader de ses pensées moribondes, le loup laissa aller son imagination. Il se vit aussitôt dans un rôle de bienfaiteur. Lui, l'être le puissant du pays ne pourrait-il pas mettre sa force au profit du bien collectif ? Il se voyait déjà reprendre le renard égaré dans le poulailler, secouer le boa pour qu'il régurgite la souris qu'il venait d'avaler vivante, libérer la mouche prise au piège de la toile d'araignée et lui donner une petite pichenette pour qu'elle puisse reprendre son envol. Quant à lui, il se rêvait cheminant dans les sous-bois patte-dessus, patte-dessous, avec sa louve à la cueillette de fruits, de légumes et de champignons. Un loup végétarien. Cette vision était aussi probable à ses yeux qu'absurde aux nôtres, humains, pour qui le loup paie depuis des siècles sa réputation de prédateur intransigeant. Une fois son mandat d'administrateur forestier mené à bien, le loup pourrait léguer son héritage à ses petits louveteaux. Amenés, à leur tour, à devenir rois de la forêt. Des rois aimés de tous.

 

Un léger sourire se dessinait sur son visage au moment où ses yeux se posèrent à nouveau sur la surface de l'étang. Le loup fit alors un impressionnant bond en arrière. Son reflet le ramena à la réalité. Ce n'était plus le loup angélique de ses rêves qu'il vit furtivement mais bien le terrible monstre de la forêt. Celui aux incisives aiguisées comme des couteaux, aux yeux qui crient famine, aux oreilles pointues et pointées vers l'arrière, prêtes à chasser la première proie venue. La vision lui fit froid dans le dos. Il comprit qu'il n'avait pas assez de pouvoir pour changer son histoire et ses légendes, confirmées par un écrivain qui avait les loups en grippe. Les écritures de La Fontaine étaient trop appréciées pour qu'on ne les remette en cause. Surtout par un loup qui ne pouvait entamer un plaidoyer sans que son interlocuteur parte au quart de tour connaissant sa réputation de bourreau sans pitié. Ne s'en était-il pas déjà pris aux inoffensifs trois petits cochons, à Pierre et au petit chaperon rouge ? Les écrits de La Fontaine ne faisaient que confirmer ce que tout le monde savait déjà. La boucle était bouclée.

 

Une fois n'est pas coutume, cette boule de muscles se sentit totalement désemparée face à une telle problématique. Impuissant face au pourtant très frêle Jean de la Fontaine. Et ce n'est pas sans une certaine ironie, juste avant de regagner les bois, qu'il concéda à son image reflétée dans l'eau que la raison du plus fort n'était pas forcément la meilleure.

 

 

 

La rencontre

 

 

 

Le lièvre fusait dans la forêt. A travers les arbres. Dans un mouvement cyclique, ses deux pattes arrières prenaient un bref appui au sol, longeaient de part et d'autre sa queue avant de remonter en frôlant ses oreilles raides et pointées vers le ciel. Le mouvement des pattes était si rapide qu'un observateur non chevronné pouvait les confondre avec les rayons d'un vélo lancé à pleine allure. Une belle machine même puisque le lièvre, à vu de nez, pointait aux alentours des 70km/h. Une vitesse folle pour des chemins si escarpés. Le risque était d'autant plus grand que le lièvre déboulait avec des yeux rougis, remplis de larmes, qui diminuaient d'autant sa visibilité. Un vrai danger ambulant ! Si un écureuil occupé à ramasser ses noisettes se trouvait sur son chemin ou si une taupe sortait sa tête d'un trou à l'improviste, c'était l'accident assuré. C'est d'ailleurs ce qui se produisit lorsqu'en voulant changer de route, sans raison apparente, le lièvre dérapa et percuta de plein fouet un moelleux duvet noir. Heureusement, la bête qu'il percuta était plus robuste. Et bien qu'étourdi, le lièvre réalisa vite la chance d'être encore en vie. Mais était-ce réellement une chance ?

 

Le lièvre n'eut pas le temps de reprendre ses esprits que le loup se retourna. Furieux. Il poussa un hurlement terrible. Un cri de douleur à coup sûr, l'énergumène qui venait de se jeter sur ses fesses et sa queue lui avait fait un mal de chien, mais un cri qui trahissait surtout un grand étonnement pour le plus effrayant des animaux, peu habitué à être bousculé. Le loup grogna et dirigea sa gueule vers le lièvre. La proie était idéale. Encore dans les chandelles suite à la violence de l'impact, elle ne pouvait pas relancer son moteur d'ordinaire si prompt. D'un mouvement violent du cou, le loup prit son élan et dirigea ses immenses mâchoires, grandes ouvertes vers le lièvre. Par réflexe, le lièvre ferma les yeux. Après trois longues secondes d'inaction, certainement les plus longues de sa vie, il entreprit de les ouvrir à nouveau. Il découvrit à moins d'un centimètre de lui toutes les longues dents du loup d'une blancheur éclatante et parfaitement alignées les unes à coté des autres. Il sentit un souffle d'une puanteur rarement reniflée jusqu'ici. Cette haleine nauséabonde provenait des abysses de l'estomac du loup. Ça sentait le cadavre. Le lièvre comprit qu'il devait y avoir là dedans les ossements d'un des siens. Après réflexion et compte tenu de la puissance du relent, ce n'était pas un seul lapin qu'il devait y avoir au fond de cet estomac mais un véritable cimetière de rongeurs.

 

Le loup lutta contre son instinct meurtrier. Il se força à maintenir sa dentition à quelques centimètres de la gorge du lièvre alors qu'une petite voix intérieure lui disait de ne faire qu'une bouchée de ce maudit rongeur. La douloureuse et récente expérience de l'agneau n'était certainement pas pour rien dans ce choix d'attente, contre nature pour un tel prédateur. Il se recula d'un pas. Il laissa malgré tout son regard noir posé sur le lièvre. Ce genre de regard qui vous glace le sang, vous immobilise et vous rappelle qu'une une épée de Damoclès plane toujours sur vous. Le moindre geste irréfléchi et votre vie bascule dans la tragédie. Mais le loup était décidé à laisser sa chance au lièvre. Il se figea, assis sur les pattes arrière, le torse bombé. Il en imposait. Il avait repris le contrôle de la situation. Il attendait en premier lieu le minimum : des excuses. Puis ensuite, des explications sur ce carambolage. Il déciderait alors, en juge de la forêt, quelle serait la peine de l'accusé. Il n'avait pas encore renoncé à la sentence finale et l'engloutissement du lièvre. Une peine qui aurait eu comme autre avantage de remplir la petite place de l'estomac vidée de toute substance organique et qui demandait déjà à ce que l'on s'occupe d'elle.

 

Conscient des attentes du loup, le lièvre prit une courte inspiration avant de prononcer ses premiers mots. Quelque peu apaisé même si son regard noir ne baissait pas d'intensité, le loup tendit ses oreilles.

            -           Mange-moi ! Lui ordonna le lièvre.

Le loup fit un nouveau pas en arrière en masquant mal son étonnement. Il invita le lièvre d'un hochement de la tête, à répéter.

-           Mange-moi ! Reprit le lièvre d'un ton autoritaire en s'approchant de la gueule de son interlocuteur pour lui faciliter la tâche.

-           N'y compte pas ! Gueula le loup pour reprendre sa domination, vexé d'avoir été pendant quelques secondes dépassé par les événements. Je n'ai pas faim. De toute façon, tu ne m'as pas l'air appétissant. Te manger serait une corvée plus qu'un plaisir ! Mentit le loup.

-           C'est bien la première fois que l'on parle de moi ainsi, répliqua le lièvre conscient du bluff de son interlocuteur...

Il pensait à ce moment précis que s'il n'avait pas été encore dévoré, c'était juste par pur esprit de contradiction.

-          …Plusieurs fois par jour, je croise le chemin d'un des tiens ou d'un chasseur. Tous me poursuivent la bave à la bouche ou le doigt sur le fusil prêt à presser la gâchette. Pas un depuis que je suis adulte n'a dérogé à la règle implacable du prédateur courant après sa proie. Et sans me vanter, je pense pouvoir mettre en appétit l'estomac le plus repus de la terre. L'entraînement que je m'inflige chaque jour est digne de celui des plus grands athlètes. Mes cuissots sont gonflés comme pas deux lièvres dans la forêt. J'ai autant de succès auprès des hases pour mes amourettes que chez mes prédateurs pour des raisons beaucoup plus charnelles. Alors si tu ne veux pas me manger, il va falloir me donner une toute autre excuse.

Le loup se sentit pris la main dans le sac. Il ne pouvait plus nier que le lièvre lui faisait envie. Et même très envie ! Pour appuyer son argumentaire, le lièvre venait d'exposer, telle une miss lors d'une élection, toutes les parties de son corps. A chaque fois qu'il en dévoilait un peu plus sur son anatomie, le loup ne pouvait s'empêcher de se lécher les babines. Comme un tic. A force, un long filait de bave s'était échappé de sa gueule et touchait bientôt terre. Le lièvre s'en était aperçu. Il hésita à plusieurs reprises à lui lancer un cinglant « ravale ta salive ! », mais il sentait qu'il avait déjà convaincu le loup malgré sa mauvaise foi de façade. Pas besoin d'en rajouter une couche.

De son coté, le loup comprit qu'il avait un orateur habile et qu'il ne s'en sortirait pas sur ce terrain. Il pensa alors que cette rencontre inopinée était un obstacle, posé par une force divine, sur le chemin d'une prochaine rédemption. Il chercha modestement à comprendre.

-                                 Et pourquoi tiens-tu tant à te faire dévorer petit lapin ?

-                                 Je suis un lièvre ! Et un lièvre malheureux ! Dit l'animal concerné en laissant retomber ses oreilles sur ses joues avec un air qui fit presque pitié au loup. Et tu peux abréger mes souffrances en me gobant. Alors mange-moi !

-                                 Reste tranquille, répondit le loup en maintenant à distance à l'aide de sa patte avant gauche celui qu'il prenait toujours pour un lapin. Tu es beau, jeune, tu as tout pour être heureux ! Pourquoi ces envies suicidaires?

-                                 Parce qu'il est difficile d'être un lièvre de nos jours en France ! Je suis d'une de ces races à la mauvaise réputation, qu'il n'est pas bon de fréquenter, qui a été traînée dans la boue et dont le travail quotidien est de redorer le blason de son espèce. C'est usant, fatiguant, éreintant. Je passe des journées entières à essayer de prouver aux autres animaux que nous ne sommes pas des vantards, ni des fainéants. Parfois, avec succès…jusqu'à temps qu'une de ces pestiférées tortues ne passe par là et ressorte cette éternelle fable devant nos colocataires de la forêt. Toute ma démonstration s'écroule alors comme un vulgaire château de carte sous les ricanements. Je suis à bout de souffle, je n'en peux plus ! Maudit fabuliste!

-                                 La Fontaine!

-                                 Lui-même. Tu te rends compte, il a fait battre l'un de mes ancêtres par une tortue. Je ne peux plus faire deux pas dans cette forêt, sans qu'on me dise : attention, derrière toi ! Un troupeau d'escargot tente de te doubler par la droite. Où que j'aille, mon étiquette me colle à la peau. Ma femme a quitté le terrier avec les enfants qui essuyaient les calembours de leurs petits camarades d'école, pour s'installer dans des pays où le nom de La Fontaine reste méconnu. Quitte à être dans des environnements inadaptés à notre espèce. Après mure réflexion, je me suis rendu à l'évidence. Je n'ai plus envie de rester une seconde de plus sur cette Terre, sous l'emprise de cette étiquette insupportable.

-                                 Je ne savais pas que La Fontaine avait tourné en dérision les lapins !

-                                 Les lièvres ! Je suis un lièvre !

-                                 Mais il ne tient qu'à toi de changer ton image, asséna le loup en masquant une certaine compassion entrain de naître. Des courses, il y en aura d'autres. Une victoire te permettra de remettre les compteurs à zéro et reprendre une vie normale. 

-                                 On ne m'invite plus aux courses. Et jamais, je ne trouverai une tortue assez folle pour remettre un titre, et surtout une réputation, en jeu. Ces fourbes ont le beau rôle et la belle vie qui va avec. Et elles ne sont pas assez stupides pour remettre les compteurs à zéro dans une course où elles n'auraient rien à gagner ! Non, crois-moi, ma vie est fichue…

Encore une fois, les arguments du lièvre laissèrent le loup sans voix. Egoïstement, il ne put s'empêcher de reporter les propos du lièvre à sa propre situation. Il réfléchit au fait que ça ne faisait que quelques heures qu'il avait pris la décision de devenir pacifiste et que déjà, à plusieurs reprises, ses instincts meurtriers étaient à deux doigts de reprendre le dessus. Qu'en serait-il dans quelques jours, dans quelques semaines, dans quelques mois ? Le loup se reprit en main, trop fier pour se laisser aussi facilement convaincre par un lapin qui ne lui arrivait pas aux genoux.

-                                 Tu es un lâche ! Je n'ai pas bonne réputation moi non plu, mais je ne fuirai pas. Je suis sûr qu'il y a une solution pour changer notre destin.

-                                 Plusieurs générations de lièvres ont vécu le même calvaire que moi sans trouver comment remédier à ce problème. Je n'y arriverais pas davantage ! J'abandonne.

-                                 Peut-être est-ce dans la nature du lapin de se décourager mais pas dans celle du loup !

-                                 Je suis un liè… Le lièvre s'énerva avant de se raviser. A quoi bon faire comprendre au loup la différence entre un lièvre et un lapin. De toute façon, il ne comptait pas s'éterniser dans cette vie.

Le lièvre comprit que le loup ne le mangerait pas. Il pensait déjà à un autre moyen de mettre fin à ses jours. Les deux mammifères étaient sur le point de se séparer quand une voix venue de nulle part comme celle d'un ange ou d'un messie, les retinrent :

-                                 Le loup a raison, il y a une solution !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Faut-il faire confiance aux plus petits que soi ?

 

 

 

D'où provenaient ces paroles presque inaudibles ? Difficile à dire. Le loup et le lièvre ne tranchaient pas s'il s'agissait d'une frêle voix toute proche ou d'une grosse voix venue de loin. Dans un mouvement uni, avec le même étonnement, ils se retournèrent en direction de ce son. Rien en vue. A part ce tronc de chêne pourri, couché et orné de dizaines de champignons et autres parasites. Toujours dans un ballet parfaitement synchronisé, le loup et le lièvre firent encore quelques pas. Puis, ils se dressèrent sur leurs pattes arrière en tendant leurs oreilles pour guetter avec méfiance le danger. Toujours rien. Ils s'apprêtaient à faire demi-tour quand la cigale sauta sur le tronc, une brindille d'herbe à la bouche qu'elle tenait comme une cigarette. La cigale s'assit sur un des champignons de façon nonchalante. Elle croisa les pattes en regardant les deux mammifères. Elle secoua sa brindille, comme les fumeurs le font pour faire tomber la cendre, avant de la remettre dans la bouche. Jamais elle ne sembla affolée par la nature des deux quadrupèdes, cent à mille fois plus gros qu'elle, dont elle venait d'interrompre grossièrement la discussion. Elle se permettait même de marmonner quelques mots incompréhensibles compte tenu de l'obstacle que représentait la brindille à une bonne diction. Un toupet fou, à la limite du suicidaire. Paradoxalement, l'insecte semblait jouir de cette étrange situation et garda son silence. Elle évoluait comme si de rien n'était, comme si elle était seule, comme si elle n'avait jamais pris la parole. La moutarde monta au nez du loup mais, toujours dans le souci de contrôler ses pulsions, il s'efforça de garder calme et sérénité. Il ne broncha pas. C'est donc le lièvre qui prit la parole.

-                                 Faut-il qu'on t'arrache les ailes pour que tu t'expliques ou était-ce une mauvaise blague de ta part. Je ne suis pas sûr que les conséquences de cette deuxième solution soient moins douloureuses pour toi !

-                                 D'abord, je me présente. La cigale en chaire et en os. Même si des os, je n'en ai point et de la chair, plus beaucoup.

-                                 Ta réputation te précède, lança le loup d'un ton moqueur en venant renifler l'insecte. La poétesse de la forêt, celle qui passe plus de temps à trouver un bon mot qu'à se tracasser pour son avenir. Celle qui donne des leçons de savoir-vivre au printemps avant de mendier pour survivre à l'automne. J'ai entendu parler de tes festins mémorables entre bons vivants, de tes fêtes colossales où le tout Château-Thierry se réunit pour philosopher. Et il se dit même que la prochaine soirée en ton nom, aura pour date la fin de l'hiver et comme thème…tes funérailles !

Le loup était fier de son effet. Les deux mammifères se gloussèrent du triste sort qu'attendait l'insecte. La cigale ne se démonta pas. Elle sourit même. Puis, fit un battement d'aile pour descendre du tronc et s'approcher des deux moqueurs. Elle désigna le lièvre de sa brindille d'herbe.

-                                 Quel dommage ma mort programmée ! J'espère que de là-haut, du paradis même puisque je n'ai jamais causé de tort à personne dans ma triste vie, j'aurais le plaisir de te voir courir un de ces quatre. Il se murmure que tu es programmé au printemps prochain contre une limace qui, dit-on dans la forêt, aurait toutes ses chances de passer la ligne avant toi…

La cigale se retourna et pointa le loup en mimant l'effroi.

-                                 …Et toi, est-il vrai que sur un coup de fringale, tu as mangé la dernière portée de ta louve ?

La cigale eut le résultat escompté en narrant avec les formes ces légendes forestières. Les deux mammifères cessèrent immédiatement de rire. L'un et l'autre avaient eu connaissance de ces bruits de sous-bois qui les avaient fortement agacés. C'est même à cause de ce genre de rumeurs qu'ils en étaient à se demander si leur vie valait encore la peine d'être vécue. Le loup reprit le contrôle des événements.

-                                 Que veux-tu exactement ? Demanda-t-il à la cigale d'un ton énervé et désireux d'en finir avec cette discussion.

-                                 Comme vous, changer ma réputation !

-                                 Bah, bon courage ! Tu peux nous laisser maintenant…

-                                 Non ! J'ai besoin de vous. Ensemble, nous pouvons faire bouger les choses.

-                                 On ne réécrit pas l'histoire, intervint le lièvre.

-                                 Détrompe-toi ! Une révolte se met doucement en place, poursuivit la cigale. Avez-vous entendu parler du CML?

-                                 Le CML? Non !

-                                 C'est le Cercle des Mécontents de Lafontaine. Une sorte de syndicat révolutionnaire réunissant tous les animaux qui ont été salis par l'écrivain. Tous ceux qui jours après jours se sont rendus compte qu'à jamais ils devraient porter sur leurs épaules le fardeau d'une mauvaise fable. Leurs familles aussi, qui n'en peuvent plus de supporter les clichés liés à leur race animale. Au bout du compte, ça fait du monde…

-                                 Et qu'est-ce qu'il compte faire ton syndicat ? Ressusciter La Fontaine et lui demander de ne plus écrire le livre de sa vie, répondit ironique le lièvre qui avait beaucoup de mal à se laisser convaincre.

-                                 Non, mais je connais un moyen de changer la moralité de ces Fables. Rétablir des vérités comme celle du lièvre courant plus vite que la tortue ou changer les méchants emblématiques comme le loup, si proche du chien sur bien des points et pourtant si loin au niveau de sa réputation. Si nous changeons ces fables, le fonctionnement entier du royaume sera remis en question. Nous ne serons plus isolés, prisonniers de nos réputations, alors que d'autres jouissent de leurs privilèges découlants des Fables.

-                                 Admettons, dit le lièvre toujours sceptique. Mais pourquoi viens-tu nous solliciter si la révolte est déjà en marche ?

-                                 Je ne vais pas vous mentir, la tâche s'annonce délicate. Pour mener à bien cette opération il faudra allier nos qualités : vitesse, force et intelligence.

Les deux mammifères comprirent pour quelle qualité la cigale les avait choisis. Tout en pensant que la qualité restante, qu'elle venait de s'attribuer, était moins évidente et qu'elle manquait cruellement de modestie. Mais ils passèrent sur cet aspect pour réfléchir sur un éventuel engagement. Le loup n'avait pas pris la parole depuis un moment, il était très attentif aux mots de la cigale. Ça faisait longtemps qu'il se sentait désemparé face à son quotidien fait d'insultes et d'esquives. Il se trouvait dans une impasse. Comme souvent dans ces situations-là, une petite lueur d'espoir et le cœur s'emballe, se met à rêver d'un avenir meilleur et se laisse plus facilement convaincre. Le loup s'essaya.

-                                 Et ton syndicat, il se trouve où ?

-                                 Pas trop loin d'ici. Mais étant donné l'heure tardive et notre fatigue accumulée, il vaudrait mieux dormir avant de s'y rendre.

La cigale commença à se fabriquer un nid douillet. Elle ramassa quelques branchages, cueillit quelques herbes alentours et amassa le tout à l'intérieur du tronc d'arbre. Le loup fit un tour sur lui-même et s'assit la gueule coincée entre ses deux pattes avant. Cette parade indiquait qu'il était prêt à dormir là et donc à suivre la cigale même s'il n'avait pas pris le soin de l'annoncer haut et fort. La partie était moins bien engagée avec le lièvre qui resta campé sur ses quatre pattes, immobile et l'air pensif. Ses deux acolytes le fixèrent du regard. Un regard interrogatif qui poussa le lièvre à réagir.

-                                   Bon d'accord ! Se laissa-t-il convaincre, l'air désabusé. Je n'ai aucune confiance en vous mais quitte à disparaître autant le faire en ayant tout tenté.

Sur ces mots, le lièvre commença à creuser un terrier de fortune. Puis, il s'allongea sans dire un mot dans la nuit éclairée d'une pleine lune. La cigale était déjà endormie. Elle savait qu'elle devait être la première levée si elle ne voulait pas avoir la mauvaise surprise de se réveiller abandonnée des deux autres. Elle avait peiné à les convaincre. Et savait pertinemment que la nuit pouvait être très mauvaise conseillère pour eux. Alors, pas question de traîner à s'endormir. Le lièvre la suivit de peu. Seul le loup n'arrivait pas à trouver le sommeil. Il faut dire qu'il n'avait pas l'habitude de s'endormir le ventre vide. Son dernier casse-croute remontait à la fin d'après-midi. Autant dire une éternité pour un estomac de loup. Il sentait que son ventre commençait à gargouiller. Au même moment, un rayon de lune éclaira le lièvre qui dormait face à lui, à quelques mètres à peine. La lumière blanche parcourut le corps du lapin : ses pattes rousses et si fermes, sa chair dont on devinait la tendresse, ses côtes croustillantes qui ressortaient franchement de l'abdomen et cachaient un cœur au moins aussi tendre que celui de l'agneau de tout à l'heure. Même ses longues oreilles habituellement invisibles aux yeux des prédateurs, alléchaient les babines du loup. Plus il le regardait, plus il se disait que tout était bon dans le lièvre, qu'il n'y avait rien à jeter. Après tout, une bouchée et l'affaire était pliée. Le lièvre n'aurait pas le temps de souffrir. N'était-ce pas ce même lièvre qui tout à l'heure voulait mourir ? Quelle plus belle mort que de disparaître pendant son sommeil ? Cette aventure qu'il menait conjointement n'avait que très peu de chances d'aboutir. Quelle déception à venir pour ce pauvre lièvre qui semblait des trois le plus atteint par son passé. Dans ce cas-là, mieux valait abréger ses souffrances…Non ! Le loup se mit un violent coup de patte au visage. Comment pouvait-il encore se laisser aller à de telles tentations ? Le manger serait donner une nouvelle fois raison à la réputation contre laquelle il se battait. Le loup se retourna brusquement pour ne plus faire face à la tentation. Il tira une certaine fierté de son geste. Il sentit son estomac vide mais serein et pensa que cette sérénité allait l'aider à trouver le sommeil. En baissant les paupières, il aperçut la cigale qui était à son tour devant ses yeux à moitié ouverts. Il fut très vite rassuré par cette carapace, ces antennes et ces pattes velues qui ne lui provoquaient aucun appétit. Plus que cette maigre anatomie, c'était surtout la couleur qui le rebutait. Ce vert lui donnait presque la nausée. Il pensa alors avec stupeur que son régime alimentaire pour devenir végétarien n'allait pas être une partie de plaisir. Mais ça, il avait le temps d'y repenser. A chaque jour suffisait sa peine et ses paupières finirent par se fermer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur la route

 

 

 

Comme prévu, la cigale fut la première levée. Et, une fois n'est pas coutume, la première à aller travailler. Craignant la mauvaise humeur de ses compagnons de route, la cigale eut la délicate attention de leur préparer le petit déjeuner. Elle partit dans les sous-bois alentours arracher quelques herbes tendres. Elle ramassa quelques feuilles et deux pommes mures qu'elle eut toutes les peines du monde à faire rouler jusqu'au tronc d'arbre, le point de ralliement du campement. Evidemment, à l'échelle de mammifère, le butin était ridicule. Mais l'intention était louable. Le lièvre fut même touché quand la cigale lui annonça que le « p'tit dej' était servi ! » Mais, toujours méfiant des plans de cette dernière, il prit sa pomme avec dédain, sans lui montrer une once de satisfaction. Le loup eut une réaction encore plus hostile. Il était d'une humeur exécrable ce matin, torturé par son ventre. Quand on lui présenta son petit déjeuner, il grogna, leva les yeux au ciel et prit le chemin inverse. La cigale inclina la tête, abattue face à ce manque de reconnaissance. Finalement et sans se rendre compte de la peine engendrée, le loup se retourna. D'un coup de langue rageur, il ramassa les feuilles, les herbes, la pomme et la terre où tout le butin reposait. La violence du geste décoiffa les antennes de la cigale. Une fois la surprise retombée et les antennes remises en place, la cigale eut un joli sourire de satisfaction. Ce n'était pas la mer à boire mais en ces temps de tension, le moindre geste de partage était bon à prendre.

-                                 Par où partons-nous ? Grogna le loup pas encore très bien réveillé.

-                                 La ferme où réside le syndicat est à une quarantaine de kilomètres au sud de notre campement, répliqua la cigale. Une fois la forêt traversée, nous arriverons dans une clairière d'où nous pourrons apercevoir le toit de la maison. Il suffit de suivre le ruisseau pour trouver les premières herbes de cette clairière. Suivez-moi !

La cigale partit dans sa direction, le pas décidé. Mais très vite l'ongle d'un doigt d'une patte du loup s'enroula autour de son corps.

-                                 Pas si vite, papillon ! L'interrompit le loup mécontent de se laisser guider. Le ruisseau fait une boucle dans cette direction. Coupons par les prairies, ça nous fera gagner une bonne dizaine de kilomètres.

-                                 Si je peux me permettre, les bergers promènent à cette heure matinale leurs troupeaux dans ces prairies. Je ne suis pas sûr que tu sois d'humeur à croiser des dizaines et des dizaines de moutons ce matin.

-                                 Quand j'ai décidé quelque chose, je m'y tiens ! Hurla le loup. Et si j'ai pris l'engagement de ne plus manger de viande, ce ne sont pas quelques moutons qui vont infléchir ma volonté de fer. J'ai un honneur, moi ! Je pourrais passer devant tout le gibier de cette planète que l'idée d'en faire un repas ne me viendrait pas à l'esprit tant ma décision est ferme et définitive…

Le loup reprit son souffle et un peu de calme avant d'enchaîner.

-                                 …Mais bon, il est préférable de suivre le chemin longeant le ruisseau. Ce sera plus facile pour nous abreuver, conclut-il d'une totale mauvaise foi.

                  La seule raison de ce changement d'avis était bel et bien l'argument de la cigale. La tentation devant les troupeaux serait bien trop forte pour l'être affamé qui sommeillait en lui.

-                                 Oui, ce sera plus pratique pour s'abreuver ! Reprirent en cœur le lièvre et la cigale en échangeant un sourire moqueur.

Les deux avaient compris que le loup ne se sentait pas assez fort pour affronter une pareille tentation et que le ruisseau n'était qu'un prétexte pour noyer le poisson. La joute verbale avait eu le mérite de rapprocher le lièvre et la cigale. Une petite complicité était en train de naître.

 

Le loup prit les rênes du cortège. Il imprimait un bon rythme sans toutefois dépasser le stade du pas. Le lièvre suivait sans aucun problème. Ce n'était pas le cas de la cigale. La pauvre avait beau faire des bons colossaux pour un insecte, elle ne faisait au final que l'équivalent d'une petite foulée de quadrupède. Les efforts déployés pour un si faible résultat commençaient à l'éprouver aussi bien physiquement que moralement. De grosses gouttes dégoulinaient de son front. Sa langue pendait de plus en plus bas. La pause rafraîchissante qui justifiait le choix de ce chemin ne semblait plus au programme du loup. La cigale n'osait pas intervenir. Après tout, c'est elle qui était à l'initiative de ce périple. Il aurait été malvenu de se plaindre maintenant. Au fond d'elle, la volonté affichée par ses deux compagnons pour atteindre le syndicat le plus vite possible la réjouissait. Elle s'efforça de penser positivement pour oublier sa douleur. Elle se remémora alors la mauvaise foi du loup. Un léger sourire vint se greffer sur son faciès. Très vite, le sourire se mua en un rictus de douleur. Elle venait de perdre une nouvelle fois trois bons mètres par rapport au wagon. Elle dut redoubler d'efforts pour se rattacher au convoi, en laissant échapper un petit cri de douleur que seul le lièvre entendit. Il se retourna. Il vit la pauvre cigale à bout de souffle, pas loin de l'évanouissement. Le lièvre diminua alors sa cadence jusqu'à ce que la cigale revienne à sa hauteur. Elle s'arrangea pour ne pas croiser son regard. Pour ne pas lui montrer sa douleur. Par fierté un peu aussi. Mais le lièvre, conscient du courage de l'insecte, la poussa d'un coup d'oreille sur son dos. La cigale n'eut pas le temps de protester. Une fois en haut, elle fut la cigale la plus heureuse au monde. Elle profita du panorama et de la petite sensation de vitesse lorsque le lièvre mit un coup d'accélérateur pour revenir dans la foulée du loup. Le loup n'avait rien vu de la manœuvre à l'arrière. Il était comme égaré dans ses pensées. Et ses pensées, comme bien souvent, étaient braquées sur ses rêves de petits plats. Tantôt il se voyait caché derrière les murs d'un poulailler en train de glisser sa patte pour attraper de la volaille. Tantôt, il s'imaginait rampant dans les herbes hautes avant de sauter sur une chèvre qui innocemment mâchait de fraîches pâquerettes. Mais à chaque fois, le gargouillement de son ventre le ramenait à la réalité et de rage, il haussait l'allure. Les chênes défilaient au son délicat des clapotis du ruisseau. De temps à autres, le calme était interrompu par l'angoissant brame des cerfs qui résonnait dans la pénombre de la forêt. Mais pas de quoi interrompre la marche militaire de la petite troupe. Bientôt, les arbres allaient se faire plus épars pour laisser place aux fougères, puis à la luminosité intense d'une clairière. Le voyage touchait à sa fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Cercle des Mécontents de La Fontaine

 

 

 

Les trois compagnons arrivèrent devant la porte d'une bergerie abandonnée. C'était là que le CML avait élu résidence. L'endroit ne payait pas de mine, une vieille baraque à l'abandon. Les parois, criblées de trous, laissaient passer la lumière et éclairaient la grange, unique pièce de la bergerie. La façade, en lattes de bois usées, était décorée de slogans révolutionnaires empruntés aux plus hauts lieux de lutte communiste : « La révolution est en marche », « soyons réaliste, exigeons l'impossible ! »…Le loup snoba ces écritures rouges et baveuses qui reflétaient la hâte avec laquelle les révolutionnaires avaient monté leur entreprise. Il eut un soupire de mépris. Il se sentait bien loin de l'univers "du couteau entre les dents", lui qui pendant longtemps se félicitait de ses privilèges naturels et militait davantage pour un ordre établi que pour renverser le pouvoir et les inégalités de naissance.

-                                 C'est la grenouille ! La cheftaine du groupe, chuchota la cigale, debout sur un banc apposé à la porte d'entrée de la grange et l'œil collé à la serrure.

Elle observait la grenouille, perchée sur une estrade face à elle, en train de s'adresser à un large public. La cigale peinait à déceler des animaux connus dans cette foule qui lui tournait le dos. Elle chercha plutôt à comprendre quel était le thème du débat qui animait la salle. Elle connaissait la grenouille pour avoir déjà participé à un de ses meetings. Elle la trouvait plutôt bonne oratrice même si elle ne partageait pas toutes ses idées pour le moins radicales. Les deux autres ne comprenaient rien au brouhaha qui régnait à l'intérieur de la grange. Qui était dedans ? Pourquoi ? Qui était cette grenouille ? Pourquoi tant d'agitation autour d'elle ? La situation était frustrante pour les deux mammifères qui n'avaient pas trouvé de trous assez gros pour pouvoir élucider d'eux-mêmes le mystère de la bergerie. Ils poussèrent la cigale pour prendre sa place. Le loup fit prévaloir la loi du plus fort face au lièvre. Et se plaça à son tour devant la serrure.

-                                 Doucement, doucement, murmura la cigale très énervée. Nous allons rentrer sans faire de bruit pour ne pas perturber la réunion. Je prendrai ensuite la parole pour vous présenter en amis. Ce qui est loin d'être gagné compte tenu de vos réputations. Essayez vraiment de vous faire les plus discrets poss…

La cigale n'avait pas fini sa phrase que la porte céda sous le poids du loup, avachi sur la serrure pour tenter de satisfaire sa curiosité. Le bruit sourd de la chute de la porte sur le sol et du loup sur la porte fit tressaillir l'assemblée. Comme un seul animal, toutes les bêtes se retournèrent pour voir l'origine du raffut. Un gros nuage de poussière surplomba le sol. Derrière, la cigale et le lièvre qui l'avait rejoint sur le banc, restèrent stupéfaits. La cigale avait la bouche à moitié ouverte, arrêtée au milieu du dernier mot qu'elle venait de prononcer. Le lièvre avait la bouche bée, étonné et effrayé d'être au centre de l'attention d'une ménagerie composée d'une centaine de révolutionnaires. Son œil s'arrêta sur la grenouille, face à lui, qui tenait toujours le micro entre ses pattes. Une grenouille complètement déformée et rafistolée d'un bout à l'autre de son corps par une nuée de coutures et autres pansements. Le lièvre songea que cette pauvre dame avait du éclater pour se retrouver dans un pareil état. Avant de se rappeler une histoire, entendue au comptoir d'un bar, d'une grenouille qui voulait ressembler à un bœuf. Il ne se souvenait plus trop de la fin du récit mais savait que ça s'était mal terminé pour elle.

 

Puis le lièvre passa en revue l'ensemble de la salle toujours immobile, sous l'emprise de la surprise. En hauteur, il vit un corbeau. Perché sur un poteau, le corbeau tenait en son bec une banderole sur laquelle on pouvait lire « rendez-moi mon fromage ! ». Son malfaiteur, arrivé depuis à la tête du royaume animal, ne lui avait jamais restitué son bien. Pire, il s'était servi de cette fable entérinée pour qu'un fromage lui soit livré par ce même corbeau, chaque semaine. C'était selon lui un souhait de La Fontaine. Et au royaume animal, on ne remettait jamais en cause la parole du fabuliste. Au pied du poteau, il y avait ce chien attaché par une laisse cadenassée autour de son cou. Ses yeux abattus demandaient désespérément la clef pour pouvoir se libérer de ce collier qu'on lui avait mis à l'époque où il était chiot et qui lui boudinait désormais le cou au point de l'étouffer lorsqu'il s'éloignait un peu trop de ses bases. Malheureusement pour lui, la clef était elle aussi détenu par la royauté, trop contente de pouvoir tenir en laisse un concurrent dont l'intelligence pouvait leur nuire. Une fois n'est pas coutume, un chat avait pris place à coté du chien. Lui aussi était considéré par la royauté comme un adversaire dangereux et on l'avait exilé en des provinces lointaines pour l'éloigner du pouvoir.  Au premier rang de la salle, une vieille couleuvre, qui payait au prix cher la réputation des serpents certainement l'espèce la plus détestée au monde, tentait de suivre le débat. Elle était gênée en cela par le bruyant croassement des rainettes. En effet, les grenouilles étaient venues en masse à la conférence pour soutenir d'une part celle d'entre elles qui présidait la cérémonie et pour se plaindre de leur réputation de sottes et grandes peureuses qui leur collait à la peau. Une réputation qui leur interdisait d'accéder à des fonctions nobles et les cantonnaient aux travaux les plus humiliants. Une autre supposée sotte était dans les parages, la belette. La petite bête aux joues creusées venait de passer de longs mois emprisonnée dans un grenier vide, attirée par une ruse de ses détracteurs. Abondamment nourrie, elle était devenue trop grosse pour sortir du grenier par le trou par lequel elle était entrée. Un régime draconien pour retrouver sa ligne lui avait permis de s'engouffrer dans ce petit trou et de retrouver la liberté. Mais à quel prix ! Cette grève de la faim forcée lui avait totalement déréglé son organisme, sujet à de gros problèmes de santé depuis. Aussi maigre qu'elle, un héron suait de tout son corps pour se maintenir sur ses longues pattes anorexiques. Très amaigri, le héron avait épargné plein de petits poissons par charité et pour ne pas menacer la survie de l'espèce. Malheureusement, le gros poisson qu'on lui avait promis et qui lui aurait suffi pour se nourrir plusieurs mois, ne vint jamais. La belette et le héron était maintenant trop faibles pour se rebeller. D'autant que désormais, ils étaient comme l'ensemble des opprimés de cette salle, soumis à l'impôt royal. Une partie de leur vivres leur étaient ainsi chaque jour retirée, ce qui les empêchait de pouvoir se nourrir correctement. C'est dans cet état d'affaiblissement qu'ils avaient poussé la porte du syndicat, affectés aussi bien physiquement que psychologiquement. Le plus atteint moralement était sans doute l'ours. Solitaire et mal-aimé, il traînait pataud son physique ingrat moqué par La Fontaine. Il était très affecté par les quolibets qu'il recevait chaque jour et les expressions péjoratives le mentionnant telles »un ours mal léché ! » Personne n'avait essayé de lui parler et de découvrir l'être sincère et franc qui sommeillait en lui. Il faisait pitié. Peut-être autant que l'âne, martyr du royaume et tuméfié de tout son corps par de grands coups de bâtons. Il symbolisait à lui seul la douleur d'un peuple.

 

A peine le lièvre eut-il le temps de parcourir de droite à gauche l'ensemble des convives que devant lui, un peu abasourdi, le loup se releva. En regardant les occupants de la salle, dont les yeux s'écarquillèrent et gagnèrent deux bons centimètres de diamètres, le lièvre et la cigale comprirent que l'assemblée n'avait pas encore vu le loup. Ils comprirent également que de le faire accepter n'était pas gagné d'avance. Le loup, lui, n'avait encore rien percuté. Il se relevait péniblement en scrutant minutieusement son corps pour voir si tout était à sa place et en bon état. Il se frotta les épaules pour enlever la poussière qui le recouvrait. Puis, il releva son museau avant d'écarquiller à son tour ses yeux, surpris par le nombre insoupçonné d'animaux présents dans la bergerie. Gêné, il esquissa un léger sourire. Mauvaise pioche !

 

Le fait de montrer ses dents fut mal interprété par les animaux qui lui faisaient face. Le calme de l'étonnement fit place à la furie de la peur. Tous prirent leurs deux, quatre, mille pattes à leur cou et partirent dans tous les sens à la recherche d'une sortie de secours ou d'une cachette de fortune. Les chaises volaient. Les pancartes et banderoles jonchaient le sol, laissées à l'abandon par des propriétaires dont la révolution n'était plus la priorité. Le chien tournait autour de son poteau en aboyant comme au temps où il gardait les brebis contre le même genre de danger. Les grenouilles bondissaient en scrutant au sommet de leur saut une éventuelle sortie. Au pays où leurs cuisses sont si prisées, elles se sentaient particulièrement en danger face à un tel prédateur. Le héron prenait son élan pour s'envoler comme autrefois. Mais à bout de force, il piquait du bec avant d'avoir pu déployer ses ailes. La belette profitait de sa ligne filiforme pour se trouver une cachette. Malheureusement, à chaque fois qu'elle y parvenait un ours maladroit bousculait sa planque, l'obligeant continuellement à en trouver une autre. Le corbeau avait atteint le toit et volait d'un bout à l'autre de la grange. Il était inatteignable à cette hauteur. Mais la fatigue gagnait et bientôt il devrait regagner la terre ferme avec tous les risques que cela représentait. D'autres animaux se bouchaient les oreilles. Le brouhaha était intense entre les gémissements, les croassements, les coassements, les aboiements, les miaulements, les gloussements, les sifflements ou autres cris perçants dont on ne saurait dire avec exactitude la provenance. Seul l'âne, ne cédait pas à la panique. Après tout, entre se faire manger ou retourner à sa condition d'âne battu, il se disait que la première solution était peut-être la moins pire. Un peu la même réflexion que s'était faite le lièvre au moment de son accident avec le loup.

 

La poussière du sol en terre battue gagnait en hauteur, centimètre par centimètre, au fil des minutes et des va-et-vient des animaux. Le nuage de poussière devenait de plus en plus opaque si bien que le loup et le lièvre, immobiles à l'entrée de la grange, ne distinguèrent bientôt plus rien des mouvements de la salle. Seul un museau ou une paire d'oreille dépassaient de temps à autre du nuage. Compte tenu de sa petite taille, la cigale avait une visibilité meilleure. A son niveau, le nuage de fumée n'était pas encore totalement formé et donc un peu moins impénétrable. Elle distinguait à même le sol des sabots, des pattes ou des insectes qui tentaient de fuir dans la confusion la plus totale. En fronçant un peu les yeux et en se concentrant sur l'horizon, elle distingua les marches de l'estrade où il y a quelques minutes encore, la grenouille haranguait la foule. Au bout de quelques secondes, elle aperçut le micro de la grenouille. Il pendouillait de l'estrade retenu par un fil directement relié aux enceintes. Elle comprit que c'était là, l'unique solution pour mettre fin à cette cacophonie. Elle fit un signe au lièvre pour qu'il la suive. Ce dernier obéit et agrippa le loup pour qu'il en fasse de même.

 

La cigale risquait gros en traversant une foule déchaînée. Un sabot égaré ou un coup queue intempestif et elle pouvait y laisser ses deux antennes. Mais si on la disait bien peu courageuse pour aller gagner sa croûte, on la retrouvait ici téméraire face au danger pour réussir sa mission. Elle menait son groupe à la queue duquel le loup s'amusait à voir les gueules déconfites des animaux qui croisaient son chemin. Si la peur avait un visage, il avait croisé plusieurs dizaines d'expressions différentes en cinquante mètres.

 

Le groupe arriva au pied de l'estrade. La cigale se précipita sur le micro ouvert et chuchota de toutes ses forces :

-                                 Je vous demande de vous arrêter !

Telle une bouteille jetée en pleine mer, le cri de détresse n'eut aucun écho immédiat.

-           Nous sommes venus en amis. N'ayez crainte ! Nous avons un plan à vous soumettre, un plan qui peut changer notre destinée. Comme vous tous, La Fontaine ne nous a pas épargnés. Nous souffrons comme vous de siècles de moquerie et d'humiliation. Je suis sure que nous pouvons y remédier.

Le loup s'amusait à voir la cigale mettre tant énergie pour rendre son discours vivant et convaincant. Elle gesticulait, mimait, faisait des grands mouvements et transpirait comme dans un vrai One cigale show. Seul problème ? Personne ne l'écoutait, personne ne la regardait, personne ne l'avait même remarquée. Lorsqu'à la fin de son discours, elle interpella vivement la foule, elle réalisa que son monologue n'était que lettre morte. Dépit total. Elle lâcha son micro, consciente qu'elle n'aurait jamais la cape du leader qui lui tenait tant à cœur. Elle fit trois pas en arrière et s'assit sur le sol en posant sa tête entre ses pattes, désespérée. Le loup avait assisté à la scène. Sa moquerie initiale s'était peu à peu transformée en pitié. Il se rendit compte à cet instant de toute la volonté dépensée par l'insecte pour essayer de rameuter, de convaincre et d'agir. Il comprit toutes les difficultés éprouvées par un insecte pour se faire entendre. Il culpabilisa de son comportement depuis leur rencontre. Il ne lui avait pas facilité la tâche. Dans un geste d'amitié, presque en hommage, il prit le micro et hurla tranquillement :

-                                 Stop !

Le son fit trembler les murs de la grange, le souffle fit s'envoler le héron. Comme un seul homme, toute la salle s'immobilisa. Même les pies, ces bavardes impénitentes, se turent. Le nuage de fumée perdit en épaisseur pour laisser peu à peu apparaître les visages apeurés de la salle. Plus personne ne bougeait même ceux qui étaient dans une posture inconfortable. Se faire remarquer pouvait être fatal. Le loup reprit la parole :

-                                 Je suis venu en ami. Même si je peux vous paraître dangereux, même si j'ai un aspect effrayant, même si j'ai mauvaise réputation, je suis ici en camarade. Chacun dans cette salle peut se reconnaître dans ma douleur comme je peux me reconnaître dans la votre. Il y a peu de temps, un épisode m'a fait prendre conscience de ma cruauté. Et croyez-moi, celle-ci est aussi dure à porter chaque jour que le fardeau qui vous a mené à cette salle. Et si j'ai passé la pas de cette porte, certes maladroitement, c'est que je suis convaincu qu'il y a une solution à mon problème, tout comme au tien (en désignant le lièvre) et aussi au tien (en montrant la grenouille) et aussi au tien (en montrant le chien) et aussi au tien (en montrant l'ours) et au tien aussi, et aussi au tien…bref à tous les problèmes de cette salle. Ne nous décourageons pas ! Ne dispersons pas nos forces ! Nous savons qui est notre bourreau ! Nous pouvons agir ! Comment ? Je laisse la parole à mon amie pour qu'elle vous suggère son plan d'action.

La cigale comprit au bout de quelques secondes que c'était d'elle dont il s'agissait. Avec beaucoup d'étonnement. Puis, la fierté reprit le pas et elle s'approcha au devant de l'estrade. Elle salua le loup d'un hochement de tête plein de gratitude. Elle était devant un public tout ouïe à sa cause. Elle avait longtemps rêvé de cette situation. Elle avait un tempérament de meneuse de troupes et des talents d'oratrice. Elle n'allait pas tarder à le montrer :

-                                 Je vous ai compris, commença-t-elle en agitant ses deux avant-pattes après avoir fait trois pas tête baissée. Après m'être renseigné sur vous, victimes de La Fontaine, après avoir étudié les conséquences des actes de La Fontaine, après avoir passé du temps auprès de vous…je pense avoir trouvé une solution à nos problèmes. Pour qu'enfin cessent ces histoires racontées de père en fils et qui nous enferment, génération après génération, dans le mauvais rôle : celui du méchant, du débile, du vicieux…j'en passe et des meilleures ! Qui dans cette salle se sent encore capable d'endurer les moqueries journalières que nous subissons ?

-                                 Personne, répondit la salle.

-                                 Qui se sent capable d'élever ses petits en sachant qu'ils revivront les mêmes mésaventures que nous ?

-                                 Personne, reprit la salle.

-                                 Qui donnerait tout ce qu'il lui reste de forces pour inverser son rôle, pour devenir le héros d'une fable et non plus le faire-valoir ?

-                                 Moi, moi, moi…, reprirent en cœur les militants de la salle.

La grenouille bandée était peut-être la seule à ne pas répondre avec autant de convictions aux questions de la cigale. Non pas parce qu'elle ne se reconnaissait pas dans ces propos. Elle était passée maintes fois sur le billard pour être recousue et savait donc, mieux que quiconque, à quel point sa destinée était douloureuse. Si elle était plus imperméable au discours de la cigale, ce n'était que par pure jalousie. La cigale lui avait volé la vedette et ce rôle qu'elle aimait par dessus tout de rassembleuse. Elle se sentait mise en danger sur un terrain où jusqu'à présent elle n'avait jamais eu de concurrents à sa hauteur. Vexée, elle monta sur l'estrade et s'empara du micro de la cigale, surprise. Elle s'avança devant la salle et grogna, visiblement mécontente :

-                                 C'est bien beau les grands discours mais le constat ici tout le monde l'a fait par ses propres expériences. Ce qu'il nous faut ce sont des solutions ou au moins des idées !

-                                 C'est vrai ça ! Qu'est-ce que tu proposes la cigale ? Suivit la salle comme un troupeau de moutons.

-                                 J'allais y venir, cria la cigale en reprenant le micro.

 

La cigale, qui avait habilement préparé son discours, revint sur la vie de celui qui était la cause de ce meeting révolutionnaire : Jean de La Fontaine. Le fabuliste était mort à Paris en 1695, 27 ans après avoir mis en vers ses premières fables, 27 ans après avoir fait ses premiers bourreaux animaliers. Plus de trois siècles plus tard, le mal n'avait fait qu'empirer. La faute au succès de ses fables. A travers le monde, les animaux ne jugeaient qu'en son nom et qu'en ses morales. Les bêtes ridiculisées dans ses fables, étaient mises au ban du royaume animal, contraintes de servir ceux qui jouissaient d'une belle renommée auprès du poète. Un ordre animal s'était ainsi mis en place fonctionnant sur le modèle monarchique. Tous les révolutionnaires de la salle faisaient bien évidemment parties du camp des opprimés, sorte de tiers état animal, et même de la partie la plus pauvre de la société compte tenu de leur rôle indigne dans les Fables. A l'heure où l'on combat toutes les formes d'injustice, une n'a jamais éveillé l'esprit de révolte des grands philosophes, a traversé les siècles sans qu'aucun humaniste ne s'apitoie dessus, a survécu aux grandes révolutions sans même qu'un sans-culotte ne pense à le remettre en cause : le cliché animal.

 

Comment s'en débarrasser ? La cigale avait sa petite idée. Forte de son physique discret, elle avait pu recueillir ici et là des informations. Tout se passait dans le château qui avait donné son nom à la ville de naissance de La Fontaine, Château-Thierry. L'auteur y avait passé le plus clair de sa carrière au point que la belle bourgade de l'Essonne devait toute sa renommée à son prestigieux résident et à ses Fables. C'est ici que résidait le nouveau roi des animaux, celui qui de l'avis général jouissait du meilleur rôle dans les Fables: le renard ! Il se disait qu'il avait reçu la grâce divine de La Fontaine. Il avait alors constitué sa cour et s'était doté d'une garde rapprochée de cerfs, les animaux les plus redoutés dans la forêt champenoise. Même si personne n'avait pu approcher le château, trop bien gardé, tous les animaux du royaume était au courant de son existence et du règne du renard. Y compris les affiliés du CMF, attentifs au plus haut point à ce genre de renseignements sur leur bourreau. Autant dire que la ménagerie maudite attendait un scoop d'une toute autre nature pour accorder sa confiance à la cigale. Notamment la grenouille toujours sur le qui-vive, guettant la moindre erreur de son successeur sur l'estrade pour reprendre les rênes de la révolution.

-                                 Je connais un moyen de réécrire les Fables, reprit la cigale, coupant court à toute tentative de putsch.

-                                 Et d'où tiens-tu tes sources, d'une soirée mondaine où l'on dit tout et son contraire ? Tenta la grenouille pour reprendre la main.

Non, d'un dissident du camp de La Fontaine !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La cigale et le lion

 

 

 

-     Non !

-     S'il vous plaît !

-     Non, c'est non. N'insistez pas !

-     Ne me laissez pas ainsi. J'ai erré une année. J'ai bien failli y passer. L'hiver est terrible par ici. Je ne suis pas sûre de vous revoir l'an prochain. Ou plutôt, je suis sûre de ne pas vous revoir si vous ne m'aidez pas…

Ses propos, aussi lourds de sens, n'étaient pas des mots en l'air. L'hiver dernier avait été un des plus rudes du siècle. Les météorologues du monde entier s'accordaient à dire que celui qui s'annonçait serait de la même trempe. Peut-être même pire. La belle saison avait été trop courte pour que les champs puissent donner des réserves dignes de ce nom. Deux, trois mois tout au plus, et les planchers des greniers allaient apparaître. La communauté ne pourrait pas à elle seule nourrir tout le monde. Seul un élan de solidarité générale des plus fortunés pouvait sauver les plus maigrelets de la famine annoncée.

 

Cultivée, à l'écoute des informations nationales et surtout ayant une certaine expérience des mois hivernaux, la fourmi savait que les températures allaient prochainement descendre bien en dessous de zéro. Pour y camper un long, très long moment. Elle savait aussi que celle qui venait de frapper à la porte de sa résidence secondaire voyait certainement juste. Pas assez robuste, les cannes aussi fines que des aiguilles, elle ne lui donnait pas trois mois avant de la voir tomber et se faire doucement mais irrésistiblement ensevelir par la neige. Seul le bout de ses antennes dépasserait à la fin du printemps prochain. L'été prochain, la charrette des cadavres bestiaux passerait ramasser les restes et entasser ses ailes à côté du pelage d'un ours qui aurait mal calculé ses besoins pour l'hiver, du bec d'une cigogne qui aurait loupé le bon vol vers les terres chaudes africaines ou de la queue d'une taupe qui n'aurait pas pris le soin de creuser assez profond. Pour tous ces démunis, le froid aurait raison d'eux, sans distinction. La cigale avait l'avantage de connaître sa destinée si elle ne trouvait pas une âme charitable.

 

-           Je vous en supplie, tenta-t-elle, les deux mains réunies et tendues vers l'hôte tant espérée. Je vous jure que vous n'aurez pas à vous plaindre de moi. Dès la fin de l'hiver, je retrousserai mes manches et vous rembourserai le double de l'emprunt hivernal. 

-           Le double ? Reprit la fourmi surprise par cette possibilité de faire des affaires qu'elle n'avait jusqu'ici pas envisagée. La cigale eut un léger regain d'espoir.

-           Oui, la quantité de nourriture empruntée multipliée par deux. Assez de bois pour vous chauffer les deux hivers prochains. Et la rénovation de votre toit qui, à ce rythme, va bientôt vous lâcher. 

La cigale fut la première surprise par ses propos. Sans l'ombre d'une hésitation, d'une seule traite sèche et convaincante, elle venait de formuler une proposition aussi alléchante qu'irréfléchie. Jamais elle n'avait pensé à un marché. Jusqu'ici, elle frappait aux portes pour recueillir la pitié et voilà qu'elle se retrouvait à offrir un deal, telle une VRP chevronnée. Elle en tira une certaine fierté. Se demanda si ce n'était pas en fin de compte son instinct de survie qui venait de parler. Son espoir venait de grimper d'un échelon. Elle s'imagina dans le rôle inverse. Aurait-elle accepté cette compensation si une fourmi désespérée était venue pleurnicher sur son paillasson ?

Le bruit sourd d'une porte qui claque la fit tressaillir. Et mit fin à ses supputations. Dur retour sur terre, au point de départ, devant une porte close.

-           Je vous le répète : allez-vous en où j'emploierai les grands moyens, reprit cinglante la fourmi. Les bonnes intentions, c'était avant qu'il fallait les avoir. Je ne peux rien pour vous. Ou plutôt, votre sort m'est totalement indifférent !

            La cigale avait affronté des tempêtes de neige, avait lutté contre des températures polaires à ne pas mettre un manchot dehors, avait survécu aux plus longues périodes de gelée. Et pourtant elle n'avait jamais senti son sang à ce point glacé. Le fait de savoir que sa mort laisserait indifférente une compatriote insecte mit son moral plus bas que terre. Elle ne put, ne sut, quoi répondre. A quoi bon de toute façon. La fourmi ne changerait pas d'avis. Prolonger leur conversation ne ferait que saper un par un ses derniers espoirs et abaisser un peu plus son moral. Pourtant du courage, il allait lui en falloir pour résister le plus longtemps possible. 

 

La cigale reprit sa route tête baissée, les épaules avachies. Une goutte fraîche s'écrasa sur son front. De toute sa vie, elle n'avait jamais senti une goutte de pluie aussi froide. Cette goutte devait venir tout droit de l'Antarctique. Ça faisait des années qu'elle arpentait les sentiers battus de la forêt mais cette goutte avait un parfum particulier. La goutte de trop, celle qui fait déborder le vase, celle qui allait définitivement enfoncer la cigale dans la détresse.

La goutte fut suivie par sa sœur jumelle. Puis, par d'autres grandes sœurs. Et se fut bientôt un déluge. La cigale ne chercha pas à s'abriter. Elle ressassait les propos de la fourmi. Elle n'avait plus de forces. Plus d'envie. Elle en oublia même que le chemin emprunté était inondable et dangereux. Quand elle réalisa sa faute, il était trop tard. La route en terre s'était métamorphosée en torrent boueux. En quelques secondes, les flots se transformèrent en vagues insurmontables pour un insecte. La cigale n'avait plus pied, elle se laissait transporter par le courant. De toutes ses forces, elle essayait de maintenir sa petite tête au-dessus de la surface de l'eau. Lorsque dans le creux de la vague ses pattes touchaient le fond, elle prenait un appui bref et puissant pour remonter à la surface et se donner un peu d'air. Elle répéta son geste. Une, deux, trois fois. Mais bientôt les forces commencèrent à manquer. Elle ferma les yeux et vit la fourmi quand d'autres voient défiler leur vie dans les instants qui précèdent leur mort. Cette satané fourmi qui en quelques secondes a mis fin à son envie de vivre. Bientôt, la boue atteignit ses lèvres, puis sa cloison nasale. D'un réflexe, la cigale prit une profonde respiration et se laissa ensevelir. Elle pensait profiter de son apnée pour rebondir une nouvelle fois sur le sol et se redonner une nouvelle bouffée d'air. Mais une fois engluée dans la boue, elle se dit que ça n'en valait pas la peine. Elle allait de toute façon mourir. Aujourd'hui ou demain, ici ou ailleurs. Ne pas accepter la mort alors qu'elle se présentait sur un plateau engendrerait de nouvelles souffrances. A quoi bon ? Ses antennes coulèrent lentement, à un rythme mortellement régulier. Puis, la surface du torrent redevint lisse de tout signe de vie. Il n'y avait plus de cigale.

 

Quand la cigale rouvrit les yeux, elle eut un effroi jamais ressenti sur terre. Elle en venait déjà à regretter sa vie d'avant, à regretter de ne pas avoir tout mis en œuvre pour vivre encore quelques jours. Qu'avait-elle donc fait pour mériter un tel sort au paradis ? Elle s'était éteinte noyée dans la boue (avouez qu'il y a pus belle mort !) et elle se réveillait sous les yeux d'un lion gigantesque avec des canines d'une taille impensable à l'échelle d'un insecte. Aussitôt, elle pensa que le bilan de sa vie ne lui avait même pas permis de passer devant St-Pierre, que son cas était indéfendable, qu'elle faisait partie d'un wagon, avec les criminels de guerre et les pires bandits, directement dirigé en enfer. Et que son enfer avait pour l'heure la couleur jaune et marron du pelage d'un fauve.

-          Qu'ai-je donc fait pour mériter ça ? Se lamenta-t-elle à voix haute.

-          Pardon ! Sursauta le lion qui n'avait pas vu que la cigale avait ouvert les yeux.

-          Que vas-tu me faire maintenant ! Tu ne crois pas que ma peine sur terre a été suffisante ? N'ai-je pas le droit de reposer un peu en paix ?

Le lion eut un air étonné. Il fronça les sourcils avant de remettre les choses dans l'ordre de leur déroulement pour comprendre les dires de la cigale. Il l'avait repêchée inconsciente dans cette boue épaisse. Il l'avait réanimée en lui faisant un massage cardiaque avec la griffe de son petit doigt. Elle avait vomi des millilitres d'eau mélangée à tout un tas de saletés amassées par la flotte. Sans avoir repris ses esprits, elle s'était endormie avec une respiration lente mais régulière. Le lion comprit qu'à aucun moment la cigale ne l'avait vu en sauveur et qu'au moment où elle avait perdu connaissance, elle n'avait plus aucune chance de survie.

-          Je ne sais pas si ça va te réjouir mais tu es toujours sur terre, reprit le lion.

La cigale ne comprit pas tout de suite les propos du lion. Elle se redressa. Constata qu'elle était couverte de boue. Or, elle avait toujours imaginé, naïvement, qu'une fois morte elle retrouverait la fraîcheur de sa jeunesse et sa plus belle enveloppe corporelle. Un corps lavé et léger pour s'envoler aux cotés des anges. Autre élément étrange, elle reconnaissait le lieu où elle se trouvait. Pas de doute, cette végétation tempérée, cette lumière feutrée, cette odeur forestière, le chant des oiseaux…elle était dans sa chère forêt de Château-Thierry. Elle en déduisit qu'effectivement, elle n'était peut-être pas morte.

-          Tu m'as sauvée ? Demanda-t-elle au lion.

-          Oui, répondit le lion sans aucune férocité. Avec au contraire une voix douce semblable à celle qu'emploie une infirmière lorsqu'un patient revient à lui.

Le lion lui raconta ensuite comment il l'avait sortie de la crue et comment il avait redonné vie à son minuscule organisme. La cigale eut un regard admiratif et s'inclina en signe de remerciement. Elle éprouva une profonde admiration pour ce puissant lion, appartenant à l'ancienne lignée royale, qui s'était penché sur le triste sort d'une bête aussi insignifiante qu'elle. Elle le fixa, sans bouger, ni prononcer le moindre mot. Elle le contemplait comme une œuvre d'art. Dans les moindres détails. Elle en oublia même sa condition d'avant son rendez-vous manqué avec la mort. Elle ne songeait plus au fait que sa noyade était presque un suicide, au fait que le lion était allé à l'encontre de sa volonté de mourir.

-          Pourquoi m'as-tu sauvée ? Demanda la cigale.

-          Parce que je n'ai jamais aimé voir un animal souffrir. Parce que contrairement à ce qu'on dit, j'ai les mêmes valeurs que celles de mon grand-père, jadis roi des animaux. Un lion intègre qui s'était donné pour mission d'arbitrer les relations entre les animaux, toujours dans la plus grande loyauté.

 

La cigale comprit que le lion souffrait lui-aussi d'un déficit de reconnaissance. Elle comprit qu'il avait perdu l'estime que les animaux portaient à sa race, que les commérages avaient eu raison de sa réputation. Elle n'eut aucun mal à recueillir les confidences d'un lion qui en avait apparemment gros sur la patate. Elle n'eut pas plus de difficultés à comprendre que les malheurs du fauve découlaient des mêmes Fables que ses propres ennuis. Le lion entama l'histoire qui le liait à La Fontaine. L'histoire de la chute de sa lignée royale.

 

Le bon roi des animaux. Le titre de son grand-père avait traversé les frontières et les siècles, symbole de puissance, de règne, de pouvoir. Toujours employés dans la plus grande droiture. En bon gouverneur, il ne laissait personne sur la touche de son arche de Noé. Chaque animal, quelle que soit sa taille, sa force, sa nature…trouvait place dans le royaume des animaux où il trônait en garant de la paix. Mais chaque royaume a son lot de détracteurs, aux dents longues et aiguisées, qui n'ont qu'une idée en tête : renverser le pouvoir pour mieux se l'accaparer. Le putschiste du royaume du lion se nommait maître renard. Il n'en pouvait plus de vivre dans l'ombre du lion, de ses exploits et de ses actions louées par tous. Lui aussi voulait son heure de gloire. Jouir du pouvoir d'un roi. Mais comment renverser un ordre si bien établi ? Comment discréditer un roi aimé de tous ? Le renard avait sa petite idée. Il avait compris que le seul moyen de faire chuter le roi était de l'attaquer sur le fondement même de son règne, les Fables de La Fontaine. L'ordre hiérarchique établi chez La Fontaine pouvait difficilement être remis en cause. Or, le lion jouissait d'une place de choix chez le fabuliste. La meilleure. Celle qui vous confère une légitimité incontestable.

Mais c'était sans compter sur la roublardise de l'animal le plus futé de la forêt. Le renard trouva le talon d'Achille des Fables, celui de nombreux textes fondateurs d'une croyance d'ailleurs : l'interprétation ! En changeant l'interprétation des Fables, le renard était persuadé de pouvoir arriver à ses fins, faire aller les fables dans son sens et dans celui de la chute du roi. Autre atout, le renard disposait du rang de vizir dans le royaume, autant dire qu'il pouvait compter sur une sphère d'influence non négligeable. Ces cartes en main, le renard, savant calculateur, laissa agir sa ruse. Il avait bien compris qu'on ne remettait pas en cause des siècles de bons et loyaux services, qu'on ne renversait pas du jour au lendemain un roi aimé et apprécié de tous…ou presque. Il se concentra donc dans un premier temps a caressé le fauve dans le sens du poil sans qu'une once de révolte ne plane sur la forêt de Château-Thierry. Et sans éveiller les soupçons. Il louait dans les dîners la solidarité du roi lion quand autrefois, partant en guerre, il insistait pour que tout le monde, y compris le lièvre et l'âne, trouvent une place au sein de son armée. Il mettait en avant dans les cercles de réflexion la force du roi et même son invincibilité face à l'homme. Il le présentait enfin comme quelqu'un de sensé et de profondément gentil lorsqu'il épargna le rat qui, sorti de son trou, s'était retrouvé entre ses pattes à quelques centimètres de sa gueule. Mais était-ce de la gentillesse ? Le renard tenait là sa seconde interprétation. Personne ne se doutait à cet instant, pas même le lion, que cette fable sur la fraternité animale n'était qu'une faille ouverte sur d'éventuelles faiblesses du roi quand le rat lui rendit la pareille en le libérant des filets d'un chasseur. Le lion n'était donc pas invincible ? Un modeste rat pouvait lui être salutaire ? Le début de la fin. La belle réputation du lion allait peu à peu s'effilocher. Le renard et ses soldats allaient appuyer là où ça fait mal pour le renverser : son âge ! Au fil des fables revues par le renard, le lion perdait de sa glorieuse. Il se montrait hargneux face au moucheron et avare avec la génisse, la chèvre et la brebis en leur refusant de partager son repas. Il se faisait manipuler en tombant amoureux et finissait peu à peu sénile, malade, dépassé par les événements. Quelques pages plus loin, il reconnaissait même la faiblesse de l'âge en réclamant au loup et au renard un remède contre la vieillesse. L'idée de son âge avancé faisait peu à peu son chemin, et derrière elle, l'idée que le lion ne pouvait plus gouverner. Les prémices d'un renversement se dessinaient. La Fontaine n'était donc pas un farouche défenseur du lion. Le renard, prophète de cette vision des fables, répandait sa parole. Il allait apporter les premières pierres d'une révolution en citant Les obsèques de la lionne et en conseillant les plus farouches dissidents de la dynastie des lions : « Amusez les rois par des songes, flattez-les, payez-les d'agréables mensonges…Ils goberont l'appât ; vous serez leur ami. »

 

-          Et alors ? Intervint la cigale, impatiente de connaître la suite alors que le lion, ému à l'évocation de son grand-père, tardait à reprendre le fil de son histoire.

 

Le lion se ressaisit et poursuivit son récit. A la fin du 18e siècle, le vizir renard mit les conseils de La Fontaine à exécution. Il sut tirer profit à merveille des moments de faiblesse du roi pour peu à peu étendre son influence dans la Cour. « Trop vieux, trop vieux... », répétait-il sans cesse à qui voulait l'entendre. Comment le lion pouvait-il se douter que le vizir, l'un de ses plus fidèles lieutenants et un ami de trente ans, pouvait le poignarder ainsi dans le dos sans changer son comportement en sa présence ?  Personne n'avait imaginé sa fin de règne. Jusqu'au jour où, fort de ses soutiens, le renard mena de main de maître le renversement de la dynastie, alors que le roi était en voyage d'affaire à l'étranger. A son retour, la Cour entière, par conviction ou par opportunisme, avait choisi son camp, celui du renard. Les quelques fidèles du roi avaient plié bagage, chassés par les nouveaux locataires du pouvoir. Le lion dut faire de même à son retour dans l'épisode le plus humiliant et le plus éprouvant de sa vie. Le plus dur à avaler était sans conteste le fait que désormais, après cette terrible épreuve, il était à coup sûr trop éprouvé pour renverser à nouveau le pouvoir et reprendre son trône. Il imaginait que le renard se servait de cet argument pour justifier son coup d'état dans des tirades du style « vous voyez, je ne vous avais pas menti, le lion était trop vieux ! Sinon, comment expliquez-vous que le roi des animaux ait cédé son trône aussi facilement et n'émette aucune volonté pour le récupérer. Imaginez si la révolte était venue des hommes. Le royaume animal de Château-Thierry serait entre leurs mains et nous serions à l'heure actuelle leurs esclaves. » Cette pensée énervait considérablement le roi déchu. S'il ne se voyait pas mener une bataille interne pour reprendre son trône, ce qui n'aurait fait qu'affaiblir le royaume animal qu'il chérissait par dessus tout, il se sentait tout à fait capable de continuer à exercer ses fonctions et entretenir de bonnes relations diplomatiques avec les hommes comme il l'avait fait jusqu'ici. Mais c'était trop tard. Le mal était fait. Il présageait du pire pour son royaume connaissant la vanité de la bête qui en était à sa tête. Et si son sort le préoccupait au plus haut point, c'était bien le sort de son royaume qui l'empêchait de dormir, de passer à autre chose, de vivre…Peu de temps après, il mourut de chagrin. Quant au renard, il avait pris les rênes du royaume et son héritier était, à l'heure actuelle, encore sur le trône.

 

-          Alors, il n'y plus rien à faire ? Demanda la cigale, toujours aussi impatiente.

-          Si, répondit le lion avant de marquer un silence. Le règne des renards et de leurs partisans ne vaut que parce qu'il s'appuie sur les écrits de La Fontaine. Les défauts attribués à certains animaux, les soi-disant qualités affichées par les autres, justifient l'ordre hiérarchique actuel. Avec ses textes ambigus, La Fontaine a semé la zizanie entre les animaux. On pourrait créer un nouveau mouvement, fondé sur une nouvelle interprétation des Fables pour renverser à nouveau le renard. Mais à quoi bon ? Un nouveau coup d'état nous fera tomber dans quelques années. Et ainsi de suite. Je ne vois qu'une solution valable : réécrire les Fables ! Les réécrire d'une façon plus juste et moins arbitraire, sans mettre à l'amende certaines races et en mettre d'autres en avant sur des critères fantaisistes. Cela permettrait de repartir sur des bases saines. De fonder une société plus équitable. D'instaurer une paix durable !

-          Mais comment réécrire les Fables qui sont diffusées chaque jour en nombre considérable dans le monde entier ?

-          En réécrivant Le Livre, celui à partir duquel tous les exemplaires des Fables de La Fontaine sont imprimés avant d'être diffusés au quatre coins de la planète.

-          Mais où est donc ce fameux liv…

La cigale s'interrompit avant la fin de sa question comme touchée par la grâce.

      -     …dans le château du sultan renard, là où régnait avant La Fontaine ! Déduit-elle avec perspicacité.

-          Dans le donjon plus exactement. Dans sa fuite, mon grand-père a laissé les plans du château à mon père qui, à son tour, me les a légués sur son lit de mort. Voici la situation : il y a dans la tour une imprimerie avec une rotative révolutionnaire, parfaitement huilée et fonctionnant seule. Cette machine inébranlable est programmée pour imprimer à l'identique et éternellement les Fables. Personne ne peut l'arrêter.

-          Que peut-on faire alors ?

-          En construisant cette rotative, La Fontaine a pris soin de pouvoir la mettre sur pause une et une seule fois de manière à ce que l'on puisse modifier le livre. Il avait pris ce soin au cas où l'on décèlerait une erreur, une incompréhension, une faute d'orthographe ou une quelconque autre coquille dans ses Fables. Mais une fois le Livre changé et la rotative réenclenchée, on ne pourra plus jamais intervenir !

-          Les renards n'ont jamais utilisé ce joker, s'étonna la cigale. Ils auraient pu bloquer à jamais la machine et pérenniser ainsi tous leurs privilèges.

-          Non ! Les connaissants, je suis sûr qu'ils gardent ce droit au cas où quelqu'un de leur entourage leur fasse de l'ombre. Rajouter ou modifier une fable leur permettrait d'asseoir à nouveau leur autorité et réaffirmer l'hégémonie de la descendance.

-          Sais-tu comment faire pour mettre la rotative sur pause ?

-          Il y a un bouton rouge caché sur la gauche de la machine. Une fois pressé, la machine se ralentira avant d'observer quelques minutes d'arrêt. Le bouton déverrouillera également pendant quelques minutes la salle où repose le Livre. Il suffira de le remplacer. Une fois le livre posé sur son socle, le mécanisme se remettra en route définitivement. Mais attention ! L'imprimerie est extrêmement bien gardée, juste à côté de la suite du renard.

-          Je suis prête à relever le défi !

-          Je te donne les clefs pour changer l'histoire, à toi d'en faire bon usage. Réunis les mécontents de La Fontaine et tu pourras monter une armée assez grande pour changer le cours de l'histoire. Tu trouveras assez de qualités dans les maudits de La Fontaine pour renverser le renard et établir une justice sociale. Choisis bien tes compagnons d'aventure.

 

Le lion s'en alla au loin à bout de force. Il n'aspirait plus qu'à une chose : trouver une grotte pour se coucher et méditer la peine de sa famille déshonorée. Quant à la cigale, elle avait repris espoir. Le pas décidé, elle partit rejoindre le Cercle des Mécontents de La Fontaine auquel elle était affiliée. Elle s'aventurait dans la forêt champenoise lorsqu'elle entendit un choc sourd, celui d'un lièvre, lancé à pleine allure, venant de culbuter de plein fouet un animal aussi fort et puissant qu'un loup.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'espoir renaît

 

 

 

La cigale salua une dernière fois les membres du CML venus les encourager sur le pas de la porte, avant de rattraper le lièvre et le loup qui ne s'étaient pas éternisés dans les adieux. Elle sa pavanait sous les remerciements, les « bonne chance » et les applaudissements révolutionnaires qui rythmaient chacun de ses bonds. Elle se sentait à la hauteur des espoirs qui reposaient sur ses frêles épaules. Ce costume d'héroïne lui sied à merveille. C'est du moins ce qu'elle pensait. Après tout, c'est elle qui était à l'origine de cette folle escapade. C'est encore elle qui avait mené les débats dans la grange du CML. Toujours elle qui avait convaincue l'assemblée de lui faire confiance pour venger le sort de tous ces infréquentables selon La Fontaine. Surtout, elle avait gagné le respect du loup au cours de cette rencontre, et ce n'était pas là le moindre de ses mérites. C'était d'ailleurs son but caché lorsqu'elle avait franchi le seuil de la grange : finir de le convaincre du bien-fondé de leur périple. Elle savait que la route allait être longue et tortueuse et qu'un loup à demi convaincu rebrousserait chemin à un moment ou un autre. Mission accomplie. De voir tous ces animaux fous de rage envers La Fontaine, haineux envers le renard et sa cour, avait donné un nouvel élan au loup. Sa fierté s'était requinquée et il s'était fait un honneur de redonner espoir à tout ce pauvre bétail qui souffrait du même mal que lui. Il ne se rendait pas compte à quel point il avait été manœuvré par la cigale. Pour preuve : toutes les informations sur le donjon de Château-Thierry provenaient de la cigale. Tous les renseignements sur le renversement du roi lion et la prise du pouvoir par le renard avaient comme unique source la cigale. Comment changer le cours de l'histoire ? La réponse avait été apportée par la cigale. Et comment se rendre au château ? Suivre la cigale. Au final, leur crochet par le CML n'avait que peu d'intérêt. Si ce n'est de donner plus de poids à la thèse de la cigale et apporter un soutien populaire à leur affaire. Ce qui était déjà beaucoup !

 

Le rassemblement avait aussi permis de mettre un visage sur les futurs adversaires, ceux qui gardaient les Fables et qu'il faudrait bientôt affronter. Chaque participant avait apporté sa propre expérience pour essayer de cerner la personnalité, les forces et les faiblesses des garants de l'ordre du royaume des animaux. Un corbeau détailla toutes les ruses utilisées jusqu'ici par le renard pour arriver à ses fins, pour gravir un à un les échelons qui l'avaient ensuite mené au trône. Vif, malin, cruel…peu d'animaux avaient une réelle chance de vaincre ce coriace adversaire. A bien y réfléchir, il n'y en avait même qu'un dans la salle : le loup ! Le loup était aussi le mieux placé pour combattre le tigre et le léopard, les grands seigneurs qui sévissaient auprès du roi avec force et autorité. Quand le moment fut venu de choisir les animaux qui feraient partie de l'épopée vers le donjon, tous les yeux se tournèrent naturellement vers le canidé, flatté. Restait à définir qui l'accompagnerait. Dans une simulation d'assaut réussi, où la bande arriverait jusqu'en haut du donjon avec en point de mire le Livre, les sages du CML avaient calculé qu'il faudrait à cet instant précis un être rapide et habile pour arracher le livre et s'enfuir sans se faire remarquer. Plusieurs candidats s'étaient proposés pour accomplir cette mission. Pour les départager, ces mêmes sages avaient alors décidé de les tester à la hâte, dans la salle, en posant un bouquin en haut du pupitre, sur l'estrade. En partant de la porte d'entrée, les candidats devaient s'emparer du Livre, le remplacer par un simulacre des Fables, avant de faire demi-tour et le chemin inverse. Le parcours était bien évidemment chronométré et durci par plusieurs obstacles. Le gagnant fut sans contestation possible le lièvre. La puissance du loup, la vitesse du lièvre, il ne manquait plus qu'une touche d'intelligence pour compléter le bataillon. Avant même que le jury ne songe à une autre épreuve sélective, la cigale s'avança et convainquit son auditoire. Elle était en effet la seule à connaître le chemin pour se rendre au château et puis, elle était à l'origine du stratagème et elle, plus que quiconque, avait une vengeance à prendre sur la nouvelle autorité en place et notamment sur la fourmi qui gérait les finances du château et notamment la collecte très impopulaire des impôts. Le dernier passe-droit lui revint légitimement. La grenouille, qui convoitait la place en misant sur son esprit vif, ravala une nouvelle fois sa bave. L'équipe de trois était formée. L'âne proposa après coup ses services, les trois déclinèrent poliment l'offre. Il ne leur servirait pas à grand chose. Par sa corpulence et sa lenteur, il serait plus un boulet que d'une quelconque utilité. La pie fit valoir l'avantage d'avoir un équipier volant pour intégrer le groupe. Les trois déclinèrent poliment l'offre avec un léger sourire et un œil complice. Ils savaient qu'aucun d'entre eux ne supporterait les jacassements perpétuels de l'oiseau. La cigale était même sure qu'elle finirait dans la gorge du loup avant même d'avoir atteint les portes du donjon. De toute façon, trois combattants était le bon nombre pour assiéger le château. Il fallait limiter le bataillon par soucis de discrétion. Avant de partir, l'équipe reçut des victuailles et une salve d'encouragements qui leur allèrent droit au cœur. Le lièvre, très ému, versa même une larme. Le cortège prit ensuite la porte non sans promettre une énième fois de venger l'honneur de la salle.

 

Ils étaient arrivés à trois et repartaient pour la suite de l'aventure à trois. Les mêmes. Ça aussi la cigale l'avait prédit avant même d'entrer en contact avec le CML. Dès qu'elle avait rencontré le lièvre et le loup dans la forêt, au moment de leur choc frontal, elle s'était dit que ce trio était assez complémentaire pour affronter seul le donjon. Une nouvelle preuve que sa désignation en tant que cerveau du groupe n'était pas usurpée. La seule différence entre le moment où ils avaient franchi maladroitement le seuil de la porte du CML et le moment où ils l'avaient franchi triomphalement dans l'autre sens, venait de l'attitude des trois complices. La cigale traînait cette fois-ci volontairement la patte en se prosternant devant tous ses supporters pour les saluer. Elle jouissait de ce costume de samaritaine qu'elle n'avait jusqu'ici jamais endossé. Elle prit quelques mètres de retard par rapport aux deux autres, partis plus furtivement. Quand elle eut fini ses courbettes, elle se rendit compte du terrain perdu mais n'haussât pas le pas. Le loup l'attendait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le loup qui aimait les plantes

 

 

 

-          Stop ! J'en peux plus.

      Le lièvre déposa son baluchon et s'assit. Ça faisait maintenant plus de cinq heures qu'ils marchaient. La monotonie du paysage, les routes caillouteuses qui font mal aux pattes et la chaleur malgré l'ombre de la forêt, avaient eu raison de sa patience et de son courage.

-          Faisons notre camp de nuit ici. Nous en avons eu assez pour la journée, reprit la cigale pas mécontente non plus de se reposer.

      Le loup ne broncha pas. Il scruta s'il n'y avait pas dans les parages une rivière, un lac ou même une flaque pour s'abreuver. Mais rien de tout ça. Il se contenta d'aller vers la base du tronc des plus grands chênes et de lécher la mousse verte qui conservait quelques gouttes d'humidité.

-          Ramassons quelques branches, je vais préparer un feu. Il y a plein de glands ici. Ce sera parfait pour notre repas du soir, reprit la cigale.

-          Je me charge du bois, lui répondit le lièvre qui regroupa ses quelques forces restantes pour se remettre sur ses quatre pattes et repartir au boulot.

      Le loup ne broncha toujours pas. Il prit même sur lui pour ne pas laisser transparaître ses sentiments mitigés sur le menu du soir.

      Après quelques minutes à regrouper combustible et victuailles, les trois associés formèrent une ronde au milieu de laquelle, ils allumèrent un feu. La nuit tombait.

 

Le loup prit du feu une brochette garnie d'une dizaine de glands alignés et tous transpercés au cœur. Délicatement, pour ne pas se brûler, il souffla sur le morceau de bois avant de l'enfoncer entièrement dans sa gorge à la manière d'un fakir qui avale son sabre. Il retira ensuite de son corps la brochette, d'une traite, se cura vite fait une dent avec et la jeta au feu. Son repas du soir était terminé. Il allongea ses deux pattes avant et prit une position plus confortable en regardant ses deux acolytes. Le lièvre et la cigale, aux dents moins tranchantes, étaient toujours en plein repas. Ils décortiquaient avec les moyens du bord leurs glands. En mettant du cœur à l'ouvrage. Ils faisaient tourner le gland sur lui-même jusqu'à lui trouver une faille, un endroit où ils pourraient glisser leurs petites incisives et commencer à arracher l'écorce. Ils engouffraient alors leurs museaux dedans pour tirer un maximum du gland. La scène amusait le loup. Tant d'effort pour un gland. Il profita du mutisme des deux, trop occupés à leur tâche, pour prendre la parole.

-          A vous voir, je crois que je ne deviendrai jamais végétarien…

      Avant de se reprendre conscient de sa bourde :

-          …Je crois que je ne m'habituerai jamais à être végétarien. Jamais je n'aurais le plaisir que vous avez à déguster ce qui tombe des arbres ou pousse de la terre.

-          Ça viendra, laisse le temps à ton palais de s'habituer à ce nouveau genre d'alimentation, répliqua la cigale.

-          Non, je n'aurai jamais plus plaisir à manger. A présent, je me nourrirai juste pour survivre. C'est l'essentiel, j'en suis conscient. Mais j'aurai toujours au fond de moi une envie de côte d'agneau. Ce sera un manque jusqu'à la fin de ma vie. Je suis intoxiqué à la viande depuis mes premières tétées, je ne pourrais jamais sortir cette drogue de mes pensées. Chaque jour, je me lèverai avec comme seul objectif d'éviter la rechute.

-          Tu te débrouilles pas mal jusqu'à présent, répliqua le lièvre qui avait une totale confiance en lui alors qu'en cas de rechute, il était directement menacé.

-          Oui, mais j'y pense à chaque minute de mes journées ! S'énerva le loup en soufflant ses mots si forts qu'il en éteignit presque les flammes devant lui.

      Il reprit son calme avant de continuer :

      -     A chaque repas, j'y pense. En m'endormant, j'y pense. En me réveillant, j'y pense. Je pense à la viande, à toutes les viandes : les blanches, les roses, les rouges. Les bien cuites, les bleues, les saignantes. Je pense aux animaux, à tous les animaux : un agneau, un bœuf, une brebis, un mouton, une poule, un canard, un lapin…

      Ce dernier mot terrorisa le lièvre qui sentit tout à coup un vent frais lui parcourir le dos. Il regarda le loup et vit ses terribles dents éclairées par intermittence, au vent de la danse des flammes.

-          Ne te mésestime pas. Nous avons tous les deux confiance en tes capacités à résister à tes instincts meurtriers, répliqua la cigale en tentant d'apaiser un climat devenu électrique.

-          N'est-ce pas ? Continua-t-elle en interpellant le lièvre qui ne réagissait plus, le regard apeuré et fixé sur le loup.

-          N'est-ce pas ? Reprit la cigale en appuyant ses mots et en lançant une brindille au lièvre pour le faire réagir.

-          Euh oui, bien sûr que nous avons confiance en toi, osa le lièvre avec des trémolos dans la voix.

-          Je ne suis pas aussi convaincu que vous. Aucun loup n'a réussi à devenir végétarien jusqu'ici.

-          Aucun n'a jamais décidé de le devenir, répliqua la cigale.

Le loup baissa les yeux, préoccupé. Il n'osait plus regarder ses compagnons comme s'il cherchait à leur cacher quelque chose. Un silence lourd s'installa. Seul le crépitement du feu perçait le calme mortel de la nuit. La cigale perçût la gêne du loup. Elle reprit une nouvelle fois pour éclaircir la situation.

-          Jamais aucun loup n'a essayé de devenir végétarien, n'est-ce pas ?

-          Si, il y en a eu un ! 

      Le loup ne put esquiver la question. Il ne pouvait plus cacher à la cigale ses doutes face à ce secret qu'il gardait pour lui et qui lui trottait dans la tête depuis qu'il avait décidé de devenir végétarien. Ce secret n'en était pas un dans la famille des loups. Du louveteau jurassien au vieux loup blanc de Sibérie, tous connaissaient l'histoire du "loup qui aimait les plantes". Notre loup en avait trop dit. Il se résolut à raconter l'histoire au lièvre et à la cigale tout en sachant les retombés qu'il devrait affronter dans sa meute si on apprenait qu'il avait trahi ce secret de famille.

 

" Le loup qui aimait les plantes " était un idéaliste. Dans le milieu des loups où règne la cruauté, il apparaissait même comme un marginal, un hippie au cœur tendre et inadapté à la vie de carnivore. Son physique maigrelet trahissait son mal de vivre. Beaucoup de loups le croyaient gravement malade, atteint d'une pathologie que personne ne pouvait diagnostiquer mais que personne ne remettait en cause. Comment expliquer que ses côtes étaient si apparentes ? Pourquoi son pelage clairsemé laissait entrevoir, par endroit, des bouts de peau ? Ses oreilles n'étaient pas finies, ses dents peu acérées, ses griffes courtes et sa queue pendouillait lamentablement. Plusieurs louves ne laissaient pas leurs petits l'approcher de peur qu'il n'ait une maladie contagieuse. On le cachait dans les meutes comme on cache le mendiant d'un village de peur qu'il n'entame la réputation des lieux. Le pauvre souffrait bien d'un mal incurable : l'humanisme. Incurable ? Quoique. La sensibilité à fleur de poil, le loup ne savait pas faire fi de ses sentiments pour porter l'estocade à ses proies. Devant chacune d'entre elles, cette fichue sensibilité jouait des siennes jusqu'à ce que la gueule du loup fasse machine arrière. Soit parce que la proie était trop jeune pour être tuée, soit parce qu'elle était trop vieille. Soit parce qu'elle était trop mignonne, soit parce qu'elle ne l'était pas du tout et qu'elle avait déjà assez de peine comme ça. Soit parce qu'elle était sans défense ou parce qu'elle était gentille, ou encore parce qu'elle semblait fatiguée…Et il se faisait un devoir de ne pas attaquer un animal qui ne pouvait pas mourir dignement. Au final, très peu de proies réunissaient des critères suffisants pour passer à la casserole. Si bien que les repas hebdomadaires du loup se comptaient sur les doigts d'une patte. Le loup perdait régulièrement des forces. Très vite, il ne put plus s'attaquer aux bœufs, aux chamois ou aux boucs, devenus des adversaires trop coriaces pour lui. Mais peu lui importait malgré cette satanée fringale qui ne le quittait plus. Il voulait mourir en martyr pour changer l'image des loups, surtout auprès des hommes qui diabolisaient son espèce. Bien vite, le loup n'avala plus le moindre gramme de viande. Il se contentait des fruits des bois, des fougères ou de l'herbe qu'il apprit à brouter en observant les vaches. Il était devenu totalement végétarien. Et même si physiquement, il avait un peu de mal à tenir le coup, moralement, il n'était pas peu fier de réussir son pari. Au point qu'il entreprit, un jour, d'aller voir les hommes pour leur montrer à quel point le loup pouvait être une bête sympathique, voir même de compagnie au même titre que son cousin le chien. Il prit la direction du village le plus proche, il pensait qu'il était le représentant idéal de sa race car physiquement, il ne faisait plus bien peur. Et effectivement, il n'effraya personne. Le seul qui prit peur lorsqu'il arriva à un banquet d'humains, ce fut lui. Effrayé par la cruauté des hommes. Il n'avait pas encore signalé sa présence qu'il avait déjà remarqué cet agneau embroché par les bergers et en train de rôtir en tournant sur lui-même. Ces bergers qui avaient fait de lui et de sa race le symbole de la cruauté, pratiquaient sans scrupules cette même cruauté. " Le loup qui aimait les plantes " était scandalisé. Lui qui était venu dans l'optique de se faire aimer, sentit une haine l'envahir. Tant de sacrifices pour prouver à des esclavagistes et meurtriers que le loup pouvait avoir un cœur. A quoi bon ? Le leur était éteint depuis longtemps. Le loup enragea et se mit à courir en grognant vers les bergers. Alertés par leurs chiens, les bergers eurent le temps de s'emparer de leurs fusils et tirèrent sur le gentil loup. Il s'écroula criblé de balles. Un des bergers prit alors un de ses enfants sur les genoux et lui dit dans une apologie de l'hypocrisie : « Tu vois fiston, le loup a un instinct meurtrier. Un moment d'inattention et il te tuera sans hésitation. C'est pour ça qu'il ne faut jamais s'éloigner de la maison sans un adulte. » Sur ces bons mots, l'homme prit à la main une cuisse de l'agneau qu'il déchira sèchement entre ses incisives.

 

L'histoire du " loup qui aimait les plantes " rappelait étrangement au loup sa propre histoire. Sa décision de devenir végétarien, de jouer les réconciliateurs. Evidemment, le loup ne pouvait s'empêcher de penser à une fin de vie aussi tragique que celle de son aîné. Cette triste légende contrariait le loup depuis le début de leur aventure. Ses chances de réussite dans cette quête aléatoire étaient minces. Il n'avait pas envie de finir dans la mémoire des loups comme un raté, un loupé dans le jargon de sa famille. Le lièvre et la cigale virent dans cette histoire une nouvelle manœuvre des hommes et de leur égérie La Fontaine.

-          Pour sa mémoire, tu dois te battre jusqu'au bout ! Intervint la cigale. Pour ne pas que le "loup qui aimait les plantes" finissent à jamais comme un vulgaire loup qui a tenté d'attaquer d'inoffensifs bergers.

-          Elle a raison, reprit le lièvre. L'histoire détournée de ton aïeul n'a sans doute fait que renforcer la méfiance des hommes envers les animaux. Et la peur des animaux envers les loups. Crois-moi, si son histoire racontée par un homme est tombée dans l'oreille d'un chien, elle a eu vite fait de faire le tour des niches, puis des troupeaux gardés par les chiens, puis des prairies fréquentées par ces troupeaux et déjà la légende de ton pauvre aïeul a dû faire le tour de toute la région en le transformant en " loup qui aimait croquer les petits enfants ". Réécrire les Fables sera un bon moyen de lui redonner son honneur.

-          J'en ai bien l'intention ! dit le loup convaincu, en se levant d'un mouvement dynamique pour montrer sa volonté de fer.

 

      Malheureusement, bien que sur ses quatre pattes, il ne vit pas le danger débouler dans son dos. Un cerf fonçait sur lui, cornes baissées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'attaque des cerfs

 

 

 

Le choc fut d'une violence inouïe. Heureusement le lièvre, bien que surpris, glissa un léger «attention !» qui permit au loup de se retourner à temps et d'éviter une collision frontale. Face au danger lancé à pleine allure, le loup eut le réflexe de se décaler d'un pas sur la droite. Quelques centimètres qui lui sauvèrent la vie. Les cornes du cerf passèrent sur son aine gauche en emportant un bon morceau de peau et de chair. Le loup hurla de douleur. Une plaie tricolore, allant du noir lugubre du pelage au rouge vif du sang en passant par le rose pale de la chair, apparut. Le loup vola sur sa droite avant de retomber sur le dos. Instantanément, il se remit sur ses quatre pattes, boita en reposant sa patte gauche mais alla au-delà de cette douleur pour faire un tour complet sur lui même en tentant de localiser le danger. A peine eut-il fait un quart de sa rotation qu'il vit trois autres cerfs prêts à se jeter sur lui, têtes baissées et les sabots grattant la terre à la manière de taureaux prêts à se ruer sur le toréador.

 

Ces cerfs étaient la garde rapprochée du donjon. Les premiers remparts contre les assaillants. Leur grandeur, leur corpulence et leurs bois, des armes aussi tranchantes que des sabres, faisaient d'eux une armée de dissuasion efficace. Ils terrorisaient toute la forêt champenoise et plus encore les casse-cous qui s'approchaient un peu trop du château de La Fontaine. Leur brame résonnait puissamment. Un grondement terrible capable de terrifier en une seconde tous les habitants de la forêt. Un écho tel qu'aucune bête n'était capable de savoir où se situait exactement le danger. Mieux valait donc se planquer dans un terrier, sous les fougères ou sur la branche sommitale d'un châtaignier au premier signe. Ceci dit, les cerfs n'usaient que très rarement de leur colossale puissance. Ils n'étaient pas agressifs. Non pas qu'ils soient d'une nature affectueuse mais leur seule présence suffisait à faire déguerpir les animaux les plus courageux. Ils ne s'aventuraient donc que très rarement au-delà de la périphérie du château qu'ils défendaient.

Or, nos trois amis étaient encore loin des abords du château. Aucun doute possible ! Si les cerfs s'étaient déplacés jusqu'ici, c'est qu'ils étaient informés du convoi et de son objectif. Les cerfs voulaient ou plus exactement avaient reçu l'ordre de chasser au plus vite et au plus loin du château, cette menace pour le pouvoir en place. Ils savaient que ce trio n'étaient pas en excursion touristique, ni en week-end détente. Ils connaissaient parfaitement le but de cette étrange coalition. Ils savaient aussi que le réel danger provenait du loup. C'était pour cela qu'ils l'avaient ciblé. Sa mise à mort était prioritaire. L'attaque des cerfs était trop bien préparée pour qu'il s'agisse d'un acte isolé. Ce n'était pas un hasard si les trois se trouvaient sur leur passage. Les cerfs savaient. Il y avait eut une taupe. Ce qui au pays de La Fontaine n'était en soi pas si surprenant.

 

Le cerf qui avait touché le loup avait fini sa course effrénée une cinquantaine de mètres après l'impact. La distance nécessaire pour arrêter une machine de ce gabarit. Il trottina autour d'un arbre en faisant demi-tour. Puis, reprit son élan progressivement pour arriver au galop sur sa cible. Face à lui, à une dizaine de mètres de l'autre coté du loup, les trois autres cerfs étaient déjà lancés à vive allure. Le loup était pris en sandwich. La cigale et le lièvre étaient encore sous l'effet de surprise, abasourdis par la violence et la soudaineté de l'attaque. La cigale reprit en premier ses esprits et comprit vite qu'avec son gabarit, elle ne serait pas d'une grande utilité. Si ce n'est celle de radar. Pour prévenir le loup du danger qui pouvait arriver de n‘importe où. Elle prit ce rôle au sérieux. Après une course d'élan, l'insecte sauta sur une pierre pour mieux rebondir sur l'arbre qui surplombait le loup. Là haut, elle courut le long d'une branche au bout de laquelle elle se laissa tomber sur le cou du loup. De là, elle cria de toutes ses forces en mettant se mains en porte-voix : «danger à midi » pour indiquer la position des trois cerfs qui arrivaient droit devant eux. Le loup évita agilement le premier en faisant un bond latéral et en laissant le cerf s'échouer contre un chêne. Il esquiva le second en se mettant debout sur ses deux pattes arrière. Et blessa même son agresseur en laissant traîner ses griffes le long de son flanc comme des sagouins rayent une voiture de tout son long avec une clef. Quand le troisième cerf arriva à pleine allure, le loup n'eut pas le temps de l'éviter. Il lui sauta alors à la gorge, l'agrippa de toutes ses dents et se laissa pendre à son cou de tout son poids à la manière d'un chien de combat qui épuise ainsi sa proie avant de l'achever.

La cigale était secouée dans tous les sens. Elle avait enroulé les poils du loup autour de ses poignets et les agrippait de toutes ses forces tel un cow-boy agrippe les rênes de son cheval lors d'un rodéo. Au premier cerf, elle avait valsé sur sa droite, loin dans les airs, avant de revenir s'écraser sur la crinière du loup. Sonnée, les antennes pliées en quatre, elle trouva néanmoins les forces pour annoncer : « attention, deuxième cerf ! Arrivée imminente…» A peine eut-elle le temps de prononcer ses quelques mots, que le loup s'était mis debout comme un homme et l'avait projetée en arrière. Sa survie ne tenait toujours qu'à ces quelques poils auxquels elle s'accrochait de toutes ses forces. Ils commençaient néanmoins à lui scier les poignets. Le saut du loup à la gorge du troisième cerf n'arrangea pas les choses. Au final, la cigale pendait le long du corps du loup qui était lui-même suspendu à la gorge du cerf. Heureusement la mâchoire du loup tenait bon malgré le balancement de la tête du cerf qui tentait de faire lâcher prise à ces parasites. La cigale valdinguait dans le même sens au rythme du cou du loup avec une hauteur décuplée du fait de sa position en fin de chaîne. Puis, sous le coup de la fatigue, le cerf diminua la force et la fréquence de ses hochements de tête pour bientôt s'immobiliser. Le danger était maîtrisé. Enfin, pas tout à fait. Le quatrième cerf, qui avait assisté de loin aux ébats, reprit sa marche en avant. Le loup lui tournait le dos au moment où il commença sa folle course de kamikaze. En bon soldat, le cerf n'avait qu'une idée en tête : foncer dans le tas sans penser à son sort, ni à celui de son partenaire à la gorge duquel pendait le loup. La cigale fit le compte des cerfs écartés avant d'en déduire qu'il en restait un en état de nuire. Elle se retourna aussitôt et sonna d'urgence le clairon en voyant le quatrième larron débouler sur eux. Le loup ne réagit pas, trop occupé à achever la proie qu'il avait entre ses dents. La cigale fit sa prière.

C'est le moment que choisit le lièvre pour entrer en jeu. Face à la puissance du cerf, il ne pouvait rien. Il choisit donc de jouer sur sa vitesse et sa ruse pour éviter le carambolage. Après un démarrage véloce, il redoubla d'effort pour atteindre sa vitesse maximale et rattraper les quelques mètres de retard qu'il avait pris sur le cerf. Il se porta à ses cotés. Le cerf détourna son regard pour l'observer. Quand il vit que ce n'était qu'un lièvre, il fixa à nouveau son objectif sans prêter une quelconque attention à ce si petit adversaire. Qu'à cela ne tienne, le lièvre continua sa folle remontée pour arriver au niveau des pattes avant du cerf. Arrivé là, dans un timing parfait, il fit un bond latéral pour s'immiscer sous son concurrent, entre ses quatre pattes. Le cerf, toujours en pleine course, souffla pour montrer son agacement face à cet obstacle qui risquait de le faire trébucher. Le lièvre tenta alors de le mener en bourrique. Il accéléra en diagonale pour s'approcher de son sabot avant gauche avant de ralentir un poil pour se laisser rattraper par le sabot arrière. Malgré la vitesse à laquelle se déroulait la parade, le lièvre tournait la tête pour contrôler au mieux la faible distance qui le séparait du sabot. Et éviter ainsi de se faire piétiner. Puis, il fit un bond colossal en diagonale pour frôler le sabot avant droit. Avant de décélérer pour observer de plus près la quatrième patte. La parade tournait au numéro d'acrobate sans filet. Au moindre faux mouvement, au moindre dérapage, à la moindre erreur de timing, il finissait écrasé ou percuté de plein fouet par un sabot. Autant dire qu'il risquait sa vie.

En première loge, la cigale assistait au spectacle avec les deux protagonistes qui fonçaient sur elle. En fait, elle ne voyait pas grand chose si ce n'est un cerf et un énorme nuage de fumée au niveau de ses pattes avec de temps en temps un museau ou une queue de lapin qui dépassait tantôt par la droite, tantôt par la gauche. Elle ne comprenait pas tout à la tactique du lièvre et doutait quant à son efficacité. D'autant que le danger se rapprochait. Ils n'étaient plus qu'à une dizaine de mètres. Elle préféra fermer les yeux en attendant une mort certaine, désormais à cinq petits mètres.

 

Au bout d'une trentaine de secondes, la cigale rouvrit ses yeux. Elle scruta son corps toujours suspendu dans le vide. Rien à signaler. Tout était en place, tout était à sa place. Elle regarda alors droit devant et eut un mouvement de recul dicté par la peur. Juste devant elle, à une dizaine de centimètres cette fois-ci, l'extrémité d'un bois du cerf pointait vers elle. Aussi pointu qu'une aiguille et aussi long qu'un bambou tortillé dans tous les sens. Elle n'avait jamais vu la mort d'aussi près. Et ce n'était pas une image. Derrière cette corne, à l'échelle d'une cigale, reposait un cerf gargantuesque mais totalement immobile, le museau dans la terre, les pattes avant emmêlées et les pattes arrière en l'air. A ses cotés, le lièvre finissait sa course en trottinant, comme le font les marathoniens, et en essuyant la poussière accumulée jusqu'au bout de ses oreilles encore raidies vers l'arrière. Il avait fini par embrouiller le cerf qui en voulant l'éviter pour ne pas trébucher, s'était fait un auto croc-en-jambe avant de chuter. Les pattes presque nouées, il avait alors glissé sur sa poitrine jusqu'à la cigale. Ou plus exactement - et l'exactitude dans ses moments-là revêt toute son importance - jusqu'à une dizaine de centimètres avant la cigale, sans quoi l'insecte ne serait plus de ce monde pour témoigner de cette folle cascade.

 

Bientôt le cerf auquel était pendu le loup s'écroula, les quatre pattes sur le coté, et ferma définitivement les yeux. Une mare de sang grandit autour de son cou. Le loup retomba sur ses pattes et la cigale sur le dos de son canasson. Elle dénoua de ses poignets la touffe de poil qui l'avait retenue pendant le combat acrobatique. Les trois autres cerfs se remirent péniblement sur pieds et partirent en boitillant, en traînant la patte ou carrément en rampant pour le plus atteint des trois. La vision de leur défunt compatriote leur avait passé l'envie de retourner au combat. De toute façon, leur état physique ne le leur permettait plus. Ils disparurent lentement dans le cœur de la forêt champenoise. La cigale profita de l'accalmie pour descendre du loup en se laissant glisser le long de son corps. Dans la précipitation et l'inattention d'après combat, elle frôla les blessures du loup. Ce dernier grogna de colère avant de se coucher la langue pendante de fatigue et de douleur. Les excuses de la fautive n'y changèrent rien. Le loup était au plus mal, il perdit dans la foulée connaissance.

-          Reste avec nous, lui ordonna la cigale en tapant sur sa poitrine avec des sanglots dans la voix.

      Mais le loup ne réagissait plus. La cigale monta sur son museau et releva sa paupière gauche avec le peu de forces qui lui restaient. Mais rien n'y faisait, dès qu'elle lâcha la paupière, celle-ci retomba lourdement. Le lièvre assistait à la scène sans bouger, paralysé, et les yeux rougis.

-           Va chercher des fougères et un peu de lichens, lui demanda la cigale pour panser les plaies du loup et stopper l'hémorragie.

      Le lièvre s'exécuta et ramena en quelques secondes les végétaux demandés. La cigale les ponctionna sur les blessures. Après quelques minutes, le sang s'arrêta de couler. Le loup ne reprit pas connaissance pour autant.

-          Son pouls bat toujours, tenta de se rassurer le lièvre.

Mais tous les deux savaient qu'à cet instant sa vie ne tenait plus qu'à un fil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'enlèvement

 

 

 

Le lièvre tenait fermement la patte du loup entre les siennes. Il tâtait sans cesse son pouls qui tantôt s'emballait, tantôt s'arrêtait. Le lièvre se demanda si, en fait, ces variations n'étaient pas le fruit de sa propre imagination. Peu importe. De toute façon, dépourvu de solution, il ne pouvait rien d'autre que se cantonner à cet état d'observation.

 

La cigale agissait sur le front du loup. Munie d'une mousse fraîche cueillie au pied d'un arbre, elle essuyait les grosses gouttes de fièvre qui perlaient sur le loup. Les unes après les autres. Bien vite, la mousse fut gorgée d'eau et la cigale, impuissante, dû laisser les autres gouttes faire leur chemin sur la gueule du loup.

 

Absorbés par leur tâche, ni l'insecte ni le lièvre ne virent arriver une couleuvre dans leur dos. Derrière elle, une dizaine d'autres serpents suivait. Bien vite, une autre dizaine rejoignit la première. Puis, une centaine qui rampait sur l'herbe, s'enroulait autour des branches, se faufilait entre les fougères et les champignons. Il y en avait de toutes les tailles, de toutes les couleurs et de toutes les origines. Une diversité extraordinaire. A croire qu'un représentant de chaque espèce de serpents présents dans le monde était là. La troupe reptilienne s'approcha sans faire de bruit. Quant le lièvre se retourna alerté par un léger sifflement, une vipère lui octroya un lourd somnifère en lui enfonçant ses deux canines dans son mollet. Le lièvre fit un tour sur lui-même avant de s'évanouir. La cigale se retourna à son tour mais à peine eut-elle le temps de s'étonner d'un tel attroupement qu'un serpent à sonnette, perché sur le chêne surplombant le loup, lui attrapa une patte. Il la tira d'un coup sec. La cigale tomba à la renverse et se retrouva suspendue, la tête à l'envers, dans un mouvement si rapide qu'elle n'eut pas le temps de toucher le sol. De peur, elle perdit connaissance et rejoignit ainsi ses deux compagnons au royaume des rêves.

-          « Z'est bon, on les z'emmène », dit la couleuvre, la cheftaine du groupe encline à un zozotement très prononcé.

      Puis, elle s'approcha du loup, constata ses blessures. Elle lui cracha trois gouttes de son venin, une sur chaque plaie que les mouches étaient entrain d'envahir. Comme par enchantement, les trois plaies se refermèrent dans une parfaite cicatrisation qui ne laissa plus aucune marque visible de son rude combat.

 

La couleuvre s'en alla suivie du reste des serpents. La vipère enroula sa queue autour des hanches du lièvre et commença à tirer sa proie. Un boa constrictor, resté jusque là en retrait, s'immisça péniblement jusqu'au loup et le prit à son tour en charge. Du haut de son branchage, le serpent à sonnette suivait, en tenant la cigale en suspension au bout sa queue. La tête de l'insecte balançait de droite à gauche à chaque centimètre parcouru. Décidément, sa journée avait été bien agitée. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le mystère rampant

 

 

 

Le loup se réveilla en premier. Le regard flou, dans les vapes, il mit quelques secondes à revenir à lui. Une fois ses esprits retrouvés, il eut un geste de défense en posant à plat ses pattes avant, prêtes à le propulser en cas de danger. Sa tête balaya de droite à gauche l'environnement inconnu dans lequel quelqu'un l'avait plongé. Qui ? Il n'en avait aucune idée. Il crut sentir un signe de vie derrière lui et fit aussitôt un demi-tour au sautant. Il y avait effectivement deux êtres vivants à ses cotés mais personne d'inconnu. Et personne d'éveillé. Le lièvre et la cigale dormaient comme des loirs. Le loup continua de scruter les lieux. Fit vite le tour des choses à voir tant le décor était simple. Un trou voilà tout. Des murs boueux et deux mètres plus haut le ciel comme plafond. « Un piège de braconnier dans lequel je suis tombé », pensa-t-il. Mais de tout ça, il ne souvenait de rien. Totalement amnésique. Il s'assit pour mieux se concentrer et essayer de remettre ses idées en place. Des souvenirs de cerfs commencèrent à se bousculer. Il en vit un qu'il évita, puis un autre mort…Puis encore un qui l'avait blessé. Oui, c'est cela, il s'était fait encorné. Mais où ? Il scruta tout son corps. Ferma les yeux pour essayer de se concentrer sur une éventuelle douleur. Rien. Pas une douleur, pas une égratignure. Il continua de regarder méticuleusement toute son anatomie en commençant à songer que cela n'était peut-être qu'un mauvais rêve.

-          Tu avais bien trois graves déchirures, confirma le lièvre tout juste sorti de son sommeil. Mais ne m'en demande pas plus, je ne me souviens de rien. Nous étions entrain de te veiller avec la cigale. Tu étais dans un piètre état. Je te donnais moins d'une heure à vivre. Et puis, je me réveille dans ce trou. Tu es là, en pleine forme, sans une trace du terrible combat que tu as livré face aux cerfs.

-          Tu t'es endormi auprès de moi ? Ne put s'empêcher de questionner le loup.

-          Oui…enfin non. Je ne sais plus. Je me souviens bien t'avoir vu tomber dans le coma. Et puis…plus rien ! Répliqua le lièvre en fronçant les sourcils. Attendons de voir ce qu'en dit la cigale.

Les deux quadrupèdes n'échangèrent plus un mot. Ils s'allongèrent face à la cigale en attendant son réveil. Ils pensèrent, imaginèrent, essayèrent de déduire une logique à leur histoire en assemblant les pièces du puzzle de leur souvenir. Mais rien à faire. Ce mystère et le calme qui régnait autour de ce trou leur étaient incompréhensibles. Jusqu'au moment où…

-          les serpents ! Hurla la cigale en bondissant hors de son sommeil comme sortie d'un horrible cauchemar.

Elle était en sueur et ne dit plus un mot pendant une bonne minute en tournant sur elle-même et en allant tâter les parois du trou. Elle ignorait la présence de ses camarades. Ces derniers n'avaient pas bronché. Ils avaient eu d'abord très peur face à ce réveil brutal. Puis, ils n'avaient pas osé l'approcher ne sachant si c'était une crise de somnambulisme ou, pire, si la cigale avait complètement pété les plombs. Le loup tenta malgré tout une approche…

-           Coucou !

-          Les serpents ! On a été enlevés par une tribu de serpents.

-          Une tribu de serpents ? A Château-Thierry ? Reprit le loup certain cette fois-ci que la cigale avait vraiment pété les plombs.

-          Oui, ne me regarde pas comme ça. Ils nous ont enlevés. Une vipère a piqué le lièvre tandis qu'un serpent à sonnette, perché sur un arbre, m'a enlevée. Je suis alors tombée dans les pommes. 

      Le lièvre tenta de creuser encore dans ses souvenirs avec ces nouveaux éléments. Le loup continua d'éclaircir cette histoire invraisemblable :

-          Ils nous auraient donc anesthésiés et enlevés, résuma le loup. Avant de poursuivre : Et comment expliques-tu que je n'ai plus aucune blessures sur mon aine ? 

      La cigale regarda le pelage intact du loup.

-          J'en sais rien moi ! Je te dis que je suis tombée inconsciente après notre capture.

-          Et ils nous auraient transportés jusqu'ici ? Continua le loup.

-          Certainement. Ils étaient plusieurs dizaines. Répondit la cigale.

Le loup resta pantois. Il n'avait jamais croisé plus d'une ou deux couleuvres dans toute sa vie. Alors, la possibilité que plusieurs dizaines de serpents les aient attaqués, le dépassait. D'autant que parmi eux se trouvait un serpent à sonnette, une espèce qui vit à plusieurs milliers de kilomètres de la région champenoise. D'un ton ironique, il reprit :

-          Et combien faut-il de couleuvres ou de serpents à sonnette pour transporter un loup de mon gabarit ?

-          Il y avait d'autres espèces.

-          Et quelle espèce se charge du transport des loups ?

-          Ce genre d'espèce… 

La cigale désigna en tremblant un énorme boa constrictor qui venait de faire son apparition au bord du trou.

 

L'ombre du monstre recouvrait la moitié de la fosse où se trouvait le loup, en contrebas. La cigale et le lièvre demeuraient dans la partie encore ensoleillée, face au danger, le regard oblique. Le loup jeta un coup d'œil au lièvre qui tremblait lui aussi comme une feuille, avant de se retourner vers le boa. Le reptile était long d'une quinzaine de mètres et faisait, à vu de nez, une bonne centaine de kilos. Sa peau claire, tachetée de noir, était formée d'écailles dont la taille équivalait à des carapaces de tortues. Le serpent rampa en longeant les bords de la fosse. Sa tête rejoignit presque sa queue et mit en évidence sa taille. Gigantesque. Il fixa ensuite les prisonniers en laissant dépasser sa langue fourchue. Il replia sa queue vers l'arrière et d'un revers, balança dans le trou un amas d'aliments. Le loup, le lièvre et la cigale prirent peur et se protégèrent de l'avalanche en mettant leurs pattes sur la tête. Puis, comprirent qu'il ne s'agissait que de fruits, d'herbes, de légumes…en quantité non négligeable. Bien qu'affamés, ils attendirent quelques secondes avant de s'en approcher.

-          Allez-y ! Restaurez-vous, vous l'avez bien mérité. Nous venons vous chercher dans une demi-heure.

      La vipère qui s'était approchée du trou seulement pour prononcer ces quelques mots, repartit aussitôt. Suivie du boa.

 

Le lièvre, après un brin d'hésitation, se jeta en premier sur une feuille de laitue. Puis, ramena devant son museau carottes, courgettes, tomates et tout un attirail de légumes frais et colorés tout droit sortis d'un potager. Le loup se rabattit sur un mélange de champignons des sous-bois, avec une prédominance de cèpes et de bolets. Moins gourmande, la cigale se contenta d'un marron avec une fente au centre qui facilitait son décorticage. Les trois compagnons se délectèrent à s'en faire sauter la panse. Quand ils renoncèrent à prendre une calorie de plus, il restait encore assez de victuailles pour nourrir toute une famille de loups affamés. A condition qu'il s'agisse d'une famille de loups végétariens, bien sûr. Le repas englouti, les trois attendirent sagement le retour de la vipère comme elle le leur avait demandé. De toute façon, ils n'avaient pas le choix. Ils n'avaient toujours pas deviné ses intentions, ne savaient pas à quoi s'en tenir, à quoi s'attendre. Ils n'échangèrent aucun mot entre eux. Aucun d'eux n'étant apte à comprendre pourquoi ils étaient dans ce trou, pourquoi ils étaient si copieusement nourris et ce que faisait un boa de 15 mètres de long dans la forêt champenoise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Palais des serpents

 

 

 

Comme prévu, la vipère revint. Avec un petit quart d'heure de retard. Derrière elle, le boa suivit à nouveau la circonférence du trou dans un mouvement similaire à celui de tout à l'heure. Il descendit dans le fossé, la tête la première. A la surface, sa queue, enroulée à un arbuste, retenait le reste de son corps. Il arriva au niveau du sol en terre battue. Le loup recula en grognant légèrement pour dissuader le boa de toute attaque. Mais ce n'était visiblement pas son intention. Le boa ondula son corps d'une façon si prononcée que les vagues formèrent un escalier.

-          Montez à présent, ordonna la vipère d'un ton somme toute cordial.

La cigale s'exécuta la première, suivie du lièvre qui en trois bonds atteint la surface. Le loup prit son élan en faisant le tour du trou puis grimpa hâtivement les marches formées par le serpent. Une fois arrivé en haut, il se mit dans une position d'attente, prêt à attaquer. Il poussa un grognement en montrant ses plus belles dents. Avant de s'apercevoir qu'il était entouré d'une cinquantaine de serpents, d'espèces, de tailles et de couleurs différentes, comme l'avait annoncé la cigale. En voyant les dents du loup, six cobras, en première ligne, se dressèrent sur eux-mêmes et laissèrent à leur tour dépasser leurs deux incisives. Un moment d'observation débuta. Coupé par une nouvelle intervention de la vipère.

-          Je vous déconseille tout mouvement de révolte. Leurs crocs sont plus nocifs que les vôtres.

      Le loup fit un pas en arrière et ferma sa gueule. Les cobras baissèrent leur garde dans un mouvement lent et houleux semblable à celui d'une feuille d'automne arrivant au sol.

 

Devant les armes déposées dans les deux camps, les serpents s'alignèrent de part et d'autre des trois prisonniers en formant un chemin. Au bout de ce chemin, une grotte. La vipère inclina sa tête vers la grotte invitant ainsi les trois prisonniers à suivre l'allée. Ils obéirent sans rechigner. Le loup n'appréciait que modérément la tournure des événements et songea un instant à transpercer un serpent pour se frayer un passage hors de ce sentier battu. Après réflexion, il se ravisa. Il ne voulait pas mettre en danger la vie de ses camarades et avait moyennement envie de mener une nouvelle bataille qui s'annonçait encore plus déséquilibrée que celle menée contre les cerfs. La cigale précédait le lièvre et le loup. La cordée marchait tranquillement tandis que des deux cotés, les serpents rampaient à la même allure. Derrière eux, la vipère, seul reptile à avoir jusqu'à présent prononcé quelques mots, fermait la marche. Au fil des pas, les contours de la grotte devenaient de plus en plus lisibles, les détails plus compréhensibles. L'entrée de la grotte avait été sculptée. Elle formait une tête de serpent, en v, la gueule grande ouverte, avec deux émeraudes au-dessus de l'entrée dessinant les yeux. A même le sol, un parterre en roche taillée en M représentait la langue fourchue d'un serpent et marquait l'entrée de la grotte. Au fur et à mesure qu'ils l'atteignirent, les serpents s'en écartèrent pour ne pas obstruer le passage aux hôtes. Ces derniers s'arrêtèrent au moment d'enjamber la langue. Ils observèrent à droite, à gauche, la quinzaine de serpents qui les fixait de part et d'autre. La vipère, toujours en queue de peloton, leur fit signe d'entrer. La cigale, toujours en pole, enjamba la langue artificielle et avança dans la pénombre de la gorge. Elle aperçut, gravées au niveau des amygdales, des lettres en arc de cercle indiquant "Palais des serpents".

 

Les prisonniers avancèrent jusqu'au bout de la grotte, poussés par la vipère. Ils arrivèrent devant un fossé large de deux mètres et d'une profondeur abyssale, de l'autre coté duquel trônait la couleuvre. Derrière elle, une cascade d'eau masquait le fond de la grotte. Quatre cobras, répartis équitablement autour d'elle, protégeaient la couleuvre. La cigale comprit instantanément que la couleuvre était la commandante de l'armée des serpents. A leur grand étonnement. Car son maigre gabarit et sa faible venimosité ne laissaient pas présager ce statut, surtout à coté de cobras à la morsure mortelle ou de boas constrictors aux dimensions éléphantesques. Mais la couleuvre avait d'autres arguments à faire valoir. D'abord, son âge avancé. 300 ans. A peu de choses près. Elle même s'y perdait. La couleuvre avait l'expérience des vieux sages, ceux dont on sait que les conseils seront précieux, dont on sait que les chemins tracés seront à suivre, dont on sait que les tactiques prônées seront à mettre en œuvre… un puits de science et une pluie de savoirs qui compensaient un physique banal. Et puis, la couleuvre possédait une intelligence largement supérieure à la normale. Une intelligence d'homme, disait les serpents, en pensant naïvement que la race humaine était supérieure à celle des animaux. Car contrairement à beaucoup d'hommes, l'intelligence de la couleuvre était utilisée à bon escient. Pour la paix. Comme tout sage qui se respecte, la couleuvre n'avait qu'un mot d'ordre, la diplomatie. Celle qui permettait de vivre ensemble, de vivre mieux. Elle se leva de sa pierre taillée qui lui servait de trône et s'avança vers le bord du fossé pour être plus proche de ses invités. Elle s'empara alors, à l'aide de sa queue, d'une loupe qu'elle gardait constamment auprès d'elle pour palier sa vue défaillante. Elle la porta jusqu'à ses yeux pour regarder en face d'elle. Sa vision s'éclaircit peu à peu.

-          Eh oui, ze n'ai plus mes z'yeux de 20 ans, marmonna-t-elle le temps de distinguer les trois aventuriers étonnés par la scène. Parfait ! Z'est bien vous ! Bienvenu dans notre modez'te palais. Z'e suis la couleuvre et ze parle au nom des z'erpents. Z'e suis déz'olée de l'accueil un peu brutal mais z'avais peur que vous vous z'échappiez avant d'entendre les raisons de votre enlèvement.

La couleuvre rampa le long du fossé avant de se retourner à nouveau vers eux :

-     Que penz'ez-vous des z'erpents ?

-          Ce sont des êtres froids et vicieux, capables d'attaquer des animaux blessés ! Grogna le loup encore sous l'énervement de sa capture.

-          Ce z'ont aussi des z'êtres capables de soigner un loup entrain de mourir, rétorqua la couleuvre pour lui fermer le clapet. Mais tu n'as pas tout à fait tord, z'est ce qu'on penz'e de nous la plupart du temps. Les z'erpents z'ont froids, répugnants, ils z'attaquent les plus faibles z'ans prévenir. Un peu comme les loups !

Le loup comprit alors qu'il s'était encore laissé piéger par la réputation d'une espèce animale. Accusant une nouvelle fois à charges les serpents qu'il ne connaissait que de réputation. Il l'avait lui-même reconnu : il n'avait jamais vu beaucoup de serpents dans la région. Et ceux qu'il avait croisés, étaient des espèces inoffensives. Il se retrouva un peu honteux de sa réflexion. La cigale vint à son secours:

-          Apparemment, tu connais notre combat…Qu'attends-tu de nous ?

La cigale avait bien compris que la question posée par la couleuvre au loup était une question piège. Et avait assisté impuissante à la réponse du loup qui avait foncé tête baissée. La couleuvre avait à coup sûr entendu parler de la mission de réhabilitation entreprise par les trois aventuriers. Mais ça n'expliquait toujours pas pourquoi cet enlèvement, pourquoi cette sérénade jusqu'au Palais des serpents et pourquoi cet interrogatoire.

-          Z'avais bien vu au CML que vous n'étiez encore pas prêts pour z'ette miz'ion, se dit la couleuvre à haute voix.

-          Que faisais-tu là-bas, lui demanda le lièvre sans se rendre compte que c'était une nouvelle fois la question qu'elle attendait.

-          Z'e parlais de la condition des z'erpents. Vous pleurez sur votre sort mais vous rendez-vous compte du notre ! Le premier représentant de notre espèce sur terre a été préz'enté comme un traître, comme z'elui qui poussa Adam à manger le fruit interdit dans le z'ardin d'Eden. Entre parenthèses, il ne l'a jamais obligé à goûter au fruit, il lui a z'uste donné z'on avis. Mais bon, passons. Après ce fut des siècles, que dis-z'e des millénaires, à tenter de z'anger notre statut. Nous symboliz'ons le mal, la lâz'eté, le danger. Quelle que soit l'espèce, quel que soit le pays, les z'hommes nous combattent. Et ce n'est pas un combat noble comme pourrait l'être z'elui de l'homme contre le lion ou contre le taureau. Non, nous, on nous combat z'uste pour le plaiz'ir. Parce que notre espèce ne sert z'oi-disant à rien et que c'est un z'este salutaire pour l'homme que de trancher la gorge d'un z'erpent qui passe, fuz'e-t-il inoffensif.

-          Notre combat est le même alors, intervint la cigale.

-          Certes. Mais votre méthode n'est pas la bonne. Z'est z'e que z'essayais d'expliquer à l'az'emblée du CML avant votre entrée fracaz'ante. Mais, tout z'est enz'uite emballé, vous avez mis toute la salle dans votre poz'e…

Les trois interlocuteurs eurent à l'écoute de ce dernier mot le même rictus d'incompréhension.

-          …dans votre poche ! Reprit la couleuvre énervée par ze zatané zozotement. Z'avais bien vu à ce moment-là que vous n'étiez pas prêts.

La cigale voulut lui répondre mais flairant une nouvelle fois le piège, se résigna. Le lièvre, vexé par les doutes de la couleuvre quant à leurs capacités, plongea de nouveau dans la réponse qu'attendait la couleuvre :

-          Je t'assure que nous sommes prêts ! Prêts à rétablir la vérité. Prêts à combattre les textes de ce menteur de fabuliste. Prêts à réécrire les fables. Prêts à rétablir la paix entre les animaux.

-          Vous n'avez rien compris ! La Fontaine était des nôtres, répliqua la couleuvre devant un auditoire médusé. De notre expérience aux quatre coins du monde, nous z'autres les z'erpents, avons z'ouffert le martyre. Un jour, après z'avoir reçu plusieurs lettres de mes compatriotes du déz'ert z'aharien, des forêts tropicales ou des montagnes européennes, z'ai décidé que z'ela devait cesser. Il nous fallait un plan pour arrêter qu'on nous prenne pour ce que nous ne z'ommes pas. Z'ai réuni alors toutes les z'espèces existantes dans z'ette grotte de la forêt champenoise et l'un d'entre nous, z'e ne sais plus qui, z'était il y a déjà zi longtemps, a z'uggéré d'aller voir La Fontaine. J'ai trouvé l'idée excellente, de rencontrer z'elui qui a tant utilisé l'imaz'e des z'animaux. Il devait bien z'avoir pourquoi notre espèce avait aussi mauvaise réputation.

-          Vous l'avez vu en personne, interrompit la cigale.

-          Oui, en z'aire et en os ! Et j'ai rencontré un amoureux de la nature. Nous z'avons parlé pendant des z'heures de notre reconnaissance éternelle pour tout ce que Dame nature nous a offert. Nous avons diz'erté sur z'e merveilleux mécanisme qu'est l'écosystème où z'aque espèce végétale et animale a z'on rôle dans le bon fonctionnement de notre planète. Il aimait par dessus tout les z'animaux. Tous les z'animaux.

-          Pourquoi a-t-il alors écrit des fables si méprisantes pour certaines espèces ?

-          Elles z'étaient seulement destinées aux z'hommes. Pour tenter de les raiz'onner, de les mettre face à leur propre monstruoz'ité, pour qu'ils z'entendent et retiennent les morales. Z'e n'était en aucun cas pour faire un inventaire des défauts et qualités de z'aque animal ou fonder un quelconque ordre hiérarchique. Au contraire, z'il avait une espèce en grippe, z'était bien l'espèce humaine. Z'e lui ai fait part du triste z'ort que les z'hommes réservaient aux z'erpents. Il m'a compris. Il z'est ensuite placé de mon coté pour évoquer tous les reproches que les z'animaux pourraient adresser aux z'hommes. Le plus flagrant ? Leur manque de reconnaissance envers nous. Que font-ils de la vache qui leur donne du lait ? Ils la mangent. Que font-ils du bœuf qui laboure ? Ils le battent. Que font-ils de l'arbre qui leur donne des fruits z'et de l'ombre ? Ils le coupent. Après les z'hommes osent dire des z'erpents que z'est une engeance danz'ereuse. Comme z'ils ne tuaient pas et ne s'entretuaient pas, eux. Oh, z'e m'en z'ouviens comme z'i z'était hier. Quel bon moment !

La couleuvre se tut quelques instants, émue à l'évocation du souvenir de cet être cher disparu.

-          De z'ette discussion, il a fait une fable en mon nom, afin de redorer l'imaz'e des z'erpents. Mais cette fable n'a pas eu beaucoup d'écho. Notre situation n'a que très peu évolué. A part les charmeurs, les z'ens ne nous z'aiment pas beaucoup. Quant à vous, les Fables ne vous ont pris comme exemple que pour donner une leçon aux z'hommes. En aucun cas pour moquer votre race ou pour établir un ordre hiérarchique. La Fontaine n'a jamais pensé que ses z'écrits en particulier, et ceux des z'hommes en z'énéral, revêtiraient un caractère divin pour les z'animaux. Il était encore plus loin de penser que des malotrus comme le renard s'en serviraient pour avoir la tête du lion, pour renverser le pouvoir et mettre à mal la z'ustice animale.

-          Le problème reste inchangé ! Si nous voulons rétablir la vérité, il faut réécrire les Fables. Intervint la cigale.

-          Mais vous z'êtes pas prêts… Lui rétorqua une nouvelle fois la couleuvre.

-          Qu'est ce qui te permet de dire ça ? S'énerva la cigale.

La couleuvre rampa quelques mètres avant de se retourner vers l'insecte :

-          Et qu'est ce que tu réécriras à la place des Fables ?

La cigale resta muette sentant une nouvelle question piège. C'est vrai qu'elle n'avait jamais trop réfléchi à cet aspect-là de l'aventure. Ses plans s'étaient limités à la manière d'atteindre le château et à la façon de dérober le Livre. C'était pour l'heure son principal objectif. Que faire ensuite du Livre ? Elle n'avait pas pris en compte l'après victoire. Pourtant, il faudrait à un moment ou à un autre réécrire les Fables.

-          Que la tortue est arrogante, le cerf violent et le renard, un traître ! Répondit bêtement le lièvre.

-          Z'est le meilleur moyen pour repartir dans z'une nouvelle guerre qui déstabiliz'era tout le royaume animal, lui répondit la couleuvre. Les z'animaux se z'erviront de votre nouvelle verz'ion pour mettre à l'amende tous ceux qui n'ont pas vos faveurs. Et nous repartirons pour un tour !

-          Il faudrait trouver un consensus, proposa la cigale après réflexion.

-          un conz'enz'us ! Reprit la couleuvre en pointant la cigale de sa queue. C'est également la concluz'ion à laquelle z'e suis z'arrivée. Il nous faut une verz'ion des Fables qui z'atisferait tous les z'animaux tout en conz'ervant la moralité pour les z'hommes. Z'e z'uis z'ure que vous z'êtes capables de réécrire z'ette nouvelle version. Malheureusement, si z'e vous laisse partir maintenant, z'ai peur que vous z'agissiez dans la précipitation. C'est pourquoi nous z'allons vous remettre dans le trou, le temps pour vous d'écrire de nouvelles Fables de La Fontaine. Une fois mises z'ur papier, z'e vous laisserai partir à la conquête du château.

Les gardes rampants s'approchèrent du trio pour le ramener dans le gouffre d'où ils venaient. Le loup ne fut pas de cet avis-là :

-     Nous n'avons pas besoin d'être au fond d'un trou pour y réfléchir ! Grogna-t-il.

-          Z'e serais plus raz'urée de vous voir partir de mon palais avec la nouvelle verz'ion entre vos pattes. Vous z'erez nourris et abreuvés régulièrement. Vous z'erez également dotés d'assez de papier et d'encre pour mener à bien votre tâz'e. Il me reste plus qu'à vous z'ouhaiter bonne chance !

-          L'écriture va nous fait perdre beaucoup de temps, enragea à son tour la cigale. Le renard est au courant de notre venue. C'est autant de temps gagné pour lui et son armée pour préparer au mieux sa défense. Laisse-nous partir. Nous réfléchirons aux nouvelles fables sur le chemin.

-          Non ! vous ne partirez que lorsque vous z'erez prêts. Et pour l'heure, vous z'êtes pas prêts, reprit la couleuvre comme un refrain.

-          Pourquoi ne les réécrirais-tu pas, toi, ces fables. Lui lança la cigale.

-          Z'e n'est pas moi qui ait été déz'ignée par le CML. Si on veut un état z'uste et démocratique, il faut faire confiance aux z'élus du peuple. Vous ! Mettez-vous z'au travail. Plus vite vous z'écrirez, plus vite vous partirez. Et comme vous l'avez z'ustement souligné, votre temps est compté. Appelez-moi dès que vous z'avez terminé.

Sur ces mots, la couleuvre traversa le rideau d'eau derrière elle et disparut.

 

Le loup ne se laissa pas faire. Il mit un coup de patte au cobra qui vint le chercher, puis noua entre eux, les deux autres serpents qui se trouvaient en travers de son chemin. « Fuyons », lança-t-il à ses compagnons en mettant sa belle mécanique en marche. La cigale sauta sur son dos comme elle l'avait fait lors du rude combat mené contre les cerfs. Le lièvre suivait de près, lancé lui-aussi dans cette cavale pour s'extirper du Palais des serpents. Mais, au-dehors de la grotte, toute une armée de reptiles les attendait en position de combat. Ils s'arrêtèrent net. Avant même de songer à faire demi-tour, un des fameux boas constrictors asséna un violent coup de queue sur la tête du loup. Ce-dernier vit une multitude de chandelles, tituba, puis tomba dans les pommes. Le lièvre et la cigale se rendirent sans résistance. Les serpents les menèrent au trou comme ils les avaient amenés jusqu'à la grotte. La vipère ouvrait le convoi. A l'arrière, un boa traînait le loup inerte. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nouvelle version

 

 

 

Le loup tournait au fond du trou comme un lion en cage. Au bord de la crise de nerfs. Il détestait la manière dont les serpents les avaient traités. Il détestait la façon qu'avait la couleuvre de donner des leçons. Il détestait se faire assommer par un boa. Il détestait les serpents. Pour ces raisons, et aussi parce qu'il n'avait pas beaucoup d'idées même s'il ne voulait pas l'admettre, le loup refusa de participer au projet de rédaction des nouvelles fables. Le lièvre et la cigale s'entendirent pour rédiger seuls ce nouveau pamphlet. La division des tâches était limpide : la cigale réfléchissait, proposait et dictait. Le lièvre tapait mécaniquement à la machine. Les serpents, réglés comme des horloges, leur livraient à midi et à 20 heures, de quoi se désaltérer et se nourrir copieusement. A chaque fois, la cigale et le lièvre les remerciaient timidement tandis que le loup les ignorait en simulant une grève de la fin. Avant de se jeter sur la livraison de victuailles dès que les serpents avaient le dos tourné. Au moment d'aller se coucher, la vipère venait prendre de leurs nouvelles et, le cas échéant, proposait un supplément de papier ou d'encre pour la machine à écrire. Le loup faisait à ce moment précis le malade au bord de la mort en se mettant sur le flanc, la langue pendue et en ouvrant timidement les paupières. Son état de mourant était affreusement mal joué. La vipère se pinçait à chaque fois les lèvres pour ne pas rire d'un si piteux acteur. Elle préférait l'ignorer pour ne pas envenimer la situation. Dès qu'elle quittait les lieux, le loup se fâchait contre le manque d'humanité des serpents en reprenant ses innombrables tours en long, en large et en travers du trou.  

 

Le manège dura huit jours. Huit longues journées durant lesquelles la cigale fit fonctionner son cerveau comme jamais. En plus de son travail intellectuel, l'insecte motivait le lièvre qui avait régulièrement des moments de ras-le-bol. Voir des séquelles physiques sous forme de crampes, à force de taper des pages et des pages de texte. C'est la cigale aussi qui grâce à des plantes soulageait les tendinites au poignet du lièvre. Les deux formaient une superbe paire. A force de se côtoyer, ils avaient pris des mécanismes redoutables. La cigale commençait à peine sa phrase que le lièvre la finissait, ce qui permettait à la cigale de se concentrer immédiatement sur une autre idée. La cigale pensait aux fables jours et nuits, en mangeant, en rêvant, même lorsque le duo parlait de tout autre chose, une partie de son esprit était ailleurs. Le lièvre savait pertinemment où. Quant au loup, la cigale et le lièvre en avaient fait totalement abstraction. La première journée, son agitation incessante – exception faite en présence des serpents - les irritait profondément. La deuxième journée, la parole était venue s'ajouter à son agitation. Le loup déclamait haut et fort qu'il ne s'allierait jamais à l'ennemi, que la méthode des serpents n'était pas correcte. Les nerfs du lièvre et de la cigale étaient à fleur de peau. Après mure réflexion, les deux décidèrent finalement de l'ignorer, ça ne servait à rien de provoquer un conflit qui n'aurait pas fait avancer les choses. Le loup s'en rendit compte très vite. Et très vite, ses frasques se raccourcirent et perdirent en volume sonore. A tel point que les quatrième et cinquième jours, le loup ne dit pas un mot. Le sixième, il se montra presque aimable. Et le septième, sans en avoir l'air, il demanda où en étaient ses deux compagnons dans leur travail rédactionnel. Sa patience était en train d'atteindre ses limites, sa rage envers les serpents avait laissé place à une terrible envie de sortir de ce trou.

 

Ce fut donc le cas en ce huitième jour. La veille, la cigale avait prévenu la vipère qu'elle avait mis un point final à l'ouvrage. La vipère l'avait félicitée, puis lui avait donné la suite des événements. Elle viendrait les chercher le lendemain pour les mener à la couleuvre. La cigale profita de la nuit pour faire ses dernières rectifications et, comme convenu, la vipère vint à l'aube se présenter à eux. Les trois furent conduits au Palais des serpents. Le loup, d'une humeur exagérément irritable, ne dit mot jusqu'à la grotte. Il fixait avec des yeux meurtriers, le même regard que lorsqu'il égorgeait les agneaux, tous les serpents sans distinction. Il montrait en plus ses dents à ceux qui le trouvaient en bonne forme pour un gréviste de la faim. Le lièvre, porteur des fables, était heureux. Heureux du travail accompli, heureux de retrouver l'air d'en haut et confiant envers la couleuvre. Il ne doutait pas de sa bonne foi. Il était persuadé qu'elle les laisserait partir comme promis. La cigale était très fatiguée par l'épreuve qu'elle venait d'endurer, par ses courtes nuits, par son travail incessant et par le stress engendré au cours de cette course contre la montre. Elle ne savait pas à quoi s'attendre.

 

Quand les trois arrivèrent au fossé, la couleuvre était déjà là, dans son fauteuil d'impératrice juste devant les trombes d'eau qui se déversaient verticalement sans discontinu. Le lièvre s'approcha du fossé avec le livre. La couleuvre fixa intensément le vide qui les séparait. Ses yeux devinrent rouges vifs et lancèrent des faisceaux lumineux en forme de lasers. Comme par enchantement, une passerelle apparut alors pour mener le livre jusqu'à elle. Le lièvre, douteux de ce qu'il venait de voir et de la solidité du pont, avança timidement, tâta le passage magique avant de le traverser à toutes jambes pour rester le moins de temps possible dessus. Il arriva sans dommages au pied du trône de la couleuvre où il se prosterna pour déposer le livre. La cigale lui fit signe de se relever et aux deux autres de traverser à leur tour le pont. Avant de prononcer ses premiers mots :

-          Bravo, z'e z'uis fière de vous. Vous z'avez mérité la confiance que le peuple animal vous z'a accordée.

Elle se retourna ensuite vers la cascade derrière elle, qu'elle fixa avec le même regard que le fossé juste auparavant. L'eau se sépara en deux dans un mouvement comparable à celui de la mer Rouge lors de sa traversée par Moïse. Les trois compagnons restèrent bouche bée. La couleuvre intervint à nouveau :

-          Allez-y ! C'est un accès direct au donjon de Château-Thierry. Bonne chance, toute la communauté reptilienne croit en vous !

Elle fit signe au lièvre de ramasser le livre qu'elle ne prit pas soin de feuilleter. Sa manière de leur prouver qu'elle avait une totale confiance en eux. Le lièvre s'exécuta et s'engouffra avec le loup dans le tunnel. La cigale les suivit, scruta le rideau d'eau qui se séparait sans une éclaboussure au-dessus de sa tête comme un rideau de théâtre. Elle s'arrêta, se retourna vers la couleuvre, joignit ses deux pattes et s'inclina en guise de sincère gratitude. La couleuvre sourit et lui rendit son geste. Les remerciements ne s'éternisèrent pas davantage. Le plus dur était à venir. La cigale rejoignit ses deux camarades. La suite était au bout du couloir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Observation avant assaut

 

 

 

Les trois assaillants passèrent la nuit à la belle étoile. Ils s'étaient mis d'accord sur le fait que la suite de l'aventure allait leur demander beaucoup d'énergie. Un bon repos ne serait pas de trop. Ils avaient commencé à évoquer également une ébauche de plan d'attaque. Le loup voulait y aller de suite, avant même de reprendre des forces, et foncer dans le tas. Le lièvre voulait creuser un tunnel pour arriver directement dans la cour du fort qu'ils apercevaient depuis leur planque. La cigale les raisonna. Foncer dans le tas était voué à l'échec et creuser un tunnel leur prendrait des années. Non, la bonne solution pour la cigale était d'étudier calmement la ronde des cerfs qui gardaient le château. Puis, élaborer un plan à partir de là. Ils avaient un avantage indéniable, leur position, en haut de la falaise, qui leur permettait de voir toute l'organisation et le fonctionnement du château. Pendant toute la journée, ils observèrent.

 

Comme dans une fourmilière, ils voyaient des petits points noirs s'agiter dans tous les sens sans pour autant distinguer la race des animaux compte tenu de l'éloignement. Seule la corpulence des cerfs leur permettaient de mettre un nom sur des points noirs. Justement, les cerfs montaient la garde tout autour du château et deux campaient en permanence devant le pont-levis, l'entrée principale du château. A l'intérieur, dans la cour, c'était l'anarchie totale : des milliers de petits points noirs remuaient dans tous les sens, à des allures différentes, et sans aucune logique temporelle. Jusqu'à la tombée de la nuit. A ce moment-là, les petits points noirs se regroupaient, formant des marques noires qui s'étalaient considérablement en tâche d'huile au point de recouvrir l'ensemble de la cour. Un peu surélevé par rapport à cette marée noire, on distinguait un autre petit point noir isolé. La cigale comprit qu'il devait s'agir du renard en train de faire un discours à l'assemblée. Tout à coup, la tâche s'effrita et se dissipa miraculeusement comme dans une pub pour une lessive. Le discours était terminé. Chaque petit point noir retourna à sa fonction et reprit son activité. Le soir, les petits points noirs se réunirent à nouveau. Puis, s'assemblèrent deux par deux et se mirent à tournoyer en couple, de plus en plus vite. Sur le côté, au même endroit surélevé où trônait le roi précédemment - qui par déduction devait être une estrade - cinq petits points noirs étaient à leur tour immobiles. Ils portaient sur eux des formes bizarres. Le loup et le lièvre ne comprenaient pas leur utilité jusqu'au moment où ils entendirent un léger son, presque inaudible à leur hauteur, mais suffisant pour comprendre qu'il s'agissait d'un orchestre et par extension qu'il devait y avoir un bal avec son lot de danseurs sur la piste. Bien plus tard, sous la lumière des torches posées sur les remparts du château et qui éclairaient la cour comme en plein jour, les petits points noirs se dissipèrent par petits groupes, les uns après les autres, heure après heure. A l'aube, il ne resta plus que quelques points noirs seuls en train de tituber ou par couple, collés l'un à l'autre. Ces derniers rentrèrent à leur tour dans les bâtisses moins rapidement et avec plus de difficultés que les premiers partis. Les premiers rayons du soleil balayèrent enfin la cour vidée de toutes formes de vie. Seuls les cerfs immuables et impassibles devant le pont-levis continuaient à contrôler chaque anomalie aux  alentours du fort.

 

Le lièvre, la cigale et le loup n'avaient rien loupé du ballet incessant dans l'enceinte du château. Ensemble ou à tour de rôle, ils scrutaient, analysaient, déduisaient tous les mouvements qu'ils avaient du mal à discerner de leur perchoir. Ils s'organisaient aussi pour ne manquer de rien. A l'heure des repas, le loup quittait son poste pour aller cueillir de la nourriture. De nature plutôt impatiente, il était certainement celui des trois le plus lassé par l'exercice. Ainsi, il prenait son temps dans les bois pour ramasser assez de champignons pour nourrir trois ventres. Puis, il s'installait tranquillement pour déguster une partie de son butin en prenant soin de mastiquer chacune de ses bouchées. Enfin, il se désaltérait sans hâte avant de remplacer l'un de ses acolytes qui à son tour pouvait se restaurer. Et ainsi de suite. Sans jamais baisser garde. Ils opéraient de la même manière pour aller au petit coin ou pour se reposer. Si bien que durant les premières 24 heures, il n'y eut jamais une seconde sans qu'une paire d'yeux, au minimum, ne surveille le château. La cigale était la plus attentive. Elle notait chacun des mouvements de chaque point noir et commençait à déceler quelques petites failles ici ou là dans la garde du château. Elle avait notamment repéré un cerf qui allait faire sa petite commission sans se faire remplacer poste pour poste. Ou encore cet autre garde qui ne détaillait pas scrupuleusement les cargaisons des convois qui arrivaient dans la cour du château en passant sur le pont-levis. Peut-être qu'il y avait moyen, pendant ces quelques courts instants, de s'introduire dans l'enceinte du fort. Mais que faire alors ? Et puis, de toute façon, les failles qu'elle avait repérées n'étaient pas assez béantes pour pouvoir les exploiter tout de suite. Il fallait encore observer attentivement la vie du château plusieurs jours pour que les chances de réussite vaillent la peine de prendre un tel risque. La patience, voilà le maître mot que la cigale tentait de faire comprendre aux deux autres et plus particulièrement au loup qui régulièrement demandait « quand est-ce qu'on y va ? », de façon aussi insupportable qu'un enfant demande à ses parents pendant un voyage en voiture « quand est-ce qu'on arrive ? »

 

Le lièvre avait pour mission annexe de s'occuper plus particulièrement du contrôle du donjon dans lequel, d'après leurs informations, était caché Le Livre, celui à partir duquel toutes les fables de la Fontaine étaient imprimées et qu'il fallait donc remplacer. Il avait décelé les cinq étages qui composaient le donjon mais avait du mal à distinguer le nombre d'habitants, le nombre de pièces et où pouvait bien être ce fameux Livre. Les fenêtres étaient très étroites et très éparses et il avait beau balayer du regard le donjon de haut en bas et de droite à gauche, il avait peu d'indices à donner à ses compères. Plusieurs fois, il perdit courage et la cigale dut user de tous ses talents de persuasion pour qu'il accepte de se remettre à son poste. Et elle eut raison. Au coucher du soleil, alors qu'il ne se faisait plus aucune illusion, un rayon traversa une lucarne au dernier étage et éclaira une forme invisible jusqu'ici. Le lièvre aperçut de nouvelles couleurs et de nouvelles formes qu'il eut du mal à interpréter. Et puis, après une longue de période de concentration, il comprit : il avait en face de lui Le Livre en haut d'un pupitre doré qui reflétait les derniers rayons du soleil. Au-dessus du Livre, une immense machine lançait des flashs sur les pages qui tournaient comme par enchantement. A coup sûr, il s'agissait d'une photocopieuse reliée à d'autres machines imposantes qui se chargeaient de reproduire à l'identique, puis à imprimer et à assembler les Fables, dans une copie du recueil que le lièvre connaissait trop bien. Il eut un vertige quand toutes les informations s'assemblèrent d'un coup. Il en bafouilla ses mots au moment d'appeler ses compagnons pour leur faire partager sa trouvaille. Le loup et la cigale, en le regardant, comprirent qu'il se passait quelque chose. Ils regardèrent à leur tour le cinquième étage. N'ayant pas l'habitude de fixer le donjon autant que lui, le tableau dépeint par le lièvre était moins évident à leurs yeux. Mais devant son enthousiasme, ils le crurent sur parole. Le loup ponctua même l'analyse du lièvre par un « bravo lapin » qui procura paradoxalement un bonheur intense au lièvre.

 

Après une nuit d'observation, la cigale prit un repos bien mérité. Le lièvre la remplaça après avoir dormi deux petites heures. Il se posta sur ses pattes arrière et riva ses yeux sur le château. Ses paupières étaient lourdes et il luttait contre le sommeil d'une nuit inachevée. Le loup avait dormi plus longtemps mais il avait très faim ce matin. Comme à chaque fois en pareilles circonstances, il se montra insupportable. Le lièvre, pas d'humeur à rester zen, lui octroya le droit d'aller chercher le petit déjeuner et prit seul la surveillance du château. Ses yeux se fixèrent sur un garde immobile. Rien ne se passait. Il scruta la cour intérieure vide de toute présence animale. Aucun intérêt. Son regard retourna vers le garde désespérément inactif. Le lièvre s'assoupit. Il eut bien un sursaut d'orgueil pour se reprendre, le sommeil était trop fort. Il s'endormit.

 

Son instinct de survie le réveilla quelques minutes plus tard. Ses narines reniflèrent une légère odeur de brulé. Comme un signal d'alarme, l'information remonta instantanément du nez au cerveau. Le lièvre avait l'habitude de dormir en famille dans un terrier. Or, il redoutait plus que tout un feu de forêt qui pouvait piéger sa seule issue de secours. En bon père de famille, il était ainsi très attentif et sensible à ce genre d'odeur. La fumée le fit tressaillir. Heureusement, il se rendit vite compte qu'il était à l'air libre et sans sa famille. Sa peur diminua instantanément…et laissa place à la colère. Il venait d'apercevoir le loup faisant un feu pour cuire les quelques aliments qu'il venait de ramasser. Le lièvre se précipita pour l'éteindre :

-           Mais t'es complètement débile ! S'esclaffa-t-il en soufflant sur les braises.

Le loup grogna, ne comprenant pas la raison d'une telle agressivité.

-           Tu veux nous faire repérer ou quoi ? Poursuivit le lièvre en haussant encore la voix.

La cigale sursauta et s'approcha du feu à son tour encore groggy par son réveil brutal.

-           Quand est-ce que tu réfléchiras avant d'agir, renchérit-elle. Il y a des gardes partout autour du château et certainement partout dans la forêt alentour. Tu n'as pas pensé une seconde qu'un feu allait attirer leur attention !

 

Le loup ne sut quoi répondre. Il était fou de rage autant par la salve d'attaques qu'il venait de recevoir de la part de ses deux compagnons, que par la bêtise qu'il venait de faire sans s'en rendre compte. Il se sentit incroyablement bête. Vexé, il alla faire un tour dans la forêt.

 

La cigale reprit son poste de garde comme si de rien n'était. L'altercation ne la déstabilisa pas plus que ça. Elle analysa toute la matinée la ronde des gardes, inlassablement. Elle décela une nouvelle faille dans leur guet mais n'eut pas le temps de l'exposer au lièvre, prise de cours par le retour du loup.

 

La longue marche du loup lui avait été apparemment bénéfique. Apaisé, il était revenu avec l'envie de se réconcilier. Il prit timidement la parole.

-           Je veux m'excuser, prononça-t-il en rougissant.

Le lièvre et la cigale furent aussi étonnés que touchés par ses excuses. Ils savaient à quel point il était difficile pour un loup de reconnaître ses torts. Ils ne l'en pensaient pas capable. Ils avaient déjà enterré la hache de guerre, sûrs que lorsque le loup reviendrait, il ferait comme si de rien était. Mais le loup voulait changer, il en donnait là une nouvelle preuve.

-           Je suis désolé, reprit-il. Il n'est pas évident de changer sa nature. Croyez-moi, je fais tout mon possible pour devenir meilleur !

 

Les visages de la cigale et du lièvre passèrent de la compassion à l'effroi. Une moue comparable à celle des anciennes victimes du loup au moment où ce-dernier les achevait de ses grandes dents. Le loup ne comprit pas la signification de ces mimiques inadaptées à ses sincères excuses. Un brin énervé, il reprit :

-           Je suis venu m'excuser ! 

Puis, il sentit une pointe dans son cou. Il se retourna doucement. Et comprit la peur de ses deux acolytes. Une armée de cerfs avec leurs cornes aiguisées comme des lames à rasoir, leur faisaient face. Aucune issue. Les trois levèrent les mains en signe de rédemption. L'un des cerfs leur ordonna de les suivre. Ils obéirent. Le loup, honteux, chuchota à ses deux amis :

-           Je suis désolé !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pacte avec le diable

 

 

 

La cigale savait que le plus dur serait maintenant d'engager la conversation avec la grenouille. Cette dernière serait certainement trop honteuse de son geste pour accepter de discuter avec ceux qu'elle avait envoyés dans un cachot et dont les jours étaient désormais comptés. Plusieurs fois la grenouille passa à côté de la grille qui permettait aux prisonniers de garder un œil sur la vie extérieure, celle des animaux libres. Plusieurs fois la cigale eut la possibilité d'attirer son attention. Elle ne fit rien. Elle préféra même se cacher au cas où l'animal vert ait un œil qui traîne, qu'elle l'aperçoive et qu'elle décide de ne plus mettre une patte dans le coin.

 

La cigale connaissait plutôt bien le caractère de la grenouille. Elle l'avait croisée plusieurs fois au CML. Elle avait observé avec quelle audace et quel toupet, elle avait pris les rênes du syndicat en jouant des coudes et en n'hésitant jamais à mettre des bâtons dans les roues d'autres camarades révolutionnaires certainement plus aptes à mener à bien la mission syndicale. La cigale avait même prévenu plusieurs hauts responsables que la grenouille - et en prenant bien soin de ne pas mettre toutes les grenouilles dans le même panier - était assoiffée de pouvoir, qu'il fallait s'en méfier comme de l'huile sur le feu. Ses avertissements étaient restés lettre morte. Et c'est démocratiquement que la grenouille était arrivée en tête des élections pour la présidence du CML en usant de toute sa démagogie et de promesses en l'air durant sa campagne. Puis, vint l'épisode de l'entrée remarquée du trio au Conseil alors que la grenouille était au micro. Après coup, la cigale comprit que la grenouille avait vécu cette intrusion comme un putsch. C'était sans doute cet événement qui l'avait convaincue de trahir son camp pour se trouver une confortable place dans la Cour du renard. Avec en monnaie d'échange, les informations sur le périple des trois compagnons et des détails sur leur intention de réécrire les Fables.

En retraçant à posteriori la succession de ces événements et en se mettant à la place de la grenouille, la cigale en déduisit que le seul moyen pour réussir à lui parler était inévitablement d'utiliser la force. A l'évocation de ce mot, ses yeux se tournèrent instinctivement vers le loup. Mais comment faire prévaloir sa force quand on est bouclé dans une cellule dans les sous-sols du donjon ? Son regard se posa alors sur les cordes avec lesquelles les cerfs lui avaient lié ses membres pour l'emmener de force au château. Elle eut ensuite un sourire. Un sourire qui en dit long. Ce genre de rictus qui signifie : « j'ai une idée ! » Et une bonne !

 

La grenouille se réveilla de bonne humeur en ce matin ensoleillé. Elle habitait une petite cahute dans les murailles du château. Pleine de charme. La porte-fenêtre de son salon bien exposé au soleil avait une vue imprenable sur la forêt. Elle bénéficiait également d'une fraîcheur agréable qui se dégageait de l'eau des douves du fort. Chaque matin, elle sautait de chez elle pour faire son petit plongeon. Puis, elle entamait une nage autour du château. Elle en profitait pour saluer tous les habitants dont les maisons donnaient comme la sienne sur l'extérieur. En fin de parcours et pour travailler sa respiration, elle prenait profondément son souffle pour traverser en apnée le pont-levis. Avant de regagner par un étroit escalier son petit chez-elle. Une fois séchée, elle sortait côté cour pour aller faire ses courses dans l'enceinte du château et notamment se rendre au magasin de pêche, à côté du donjon, où elle pouvait se procurer son péché mignon : une boite de mouche ! Un petit plaisir qu'une fois en poche, elle s'empressait de retourner déguster chez elle. En ce matin ordinaire, son petit tour à la nage l'avait particulièrement épuisée. Ce fut donc avec un entrain inhabituel que bond après bond elle se rendit dans son commerce favori dans la zone commerciale. Elle passa précipitamment devant la boutique de déguisements du caméléon, très prisée les soirs de fêtes. Puis, fit un signe de salutation à la tortue qui tenait une boutique de sport. Elle passa ensuite par le marché d'alimentation dont l'intégralité des stands était détenue par une certaine fourmi, reconnue par tous pour son intransigeance dans les affaires. Son sens du commerce et son impitoyable gestion en avaient fait l'une des plus riches rentières du château. La grenouille contourna enfin le donjon. A l'atterrissage d'un de ses sauts de métronome, sa patte gauche se posa au centre d'une corde disposée en cercle. Quand elle toucha le sol, le nœud se referma subrepticement autour sa patte gauche et, avec une violence inouïe, elle se retrouva plaquée contre la grille du cachot, nez à nez avec la cigale. Sonnée par la violence du coup, elle vit néanmoins le loup à l'autre bout de la corde, qui tirait dessus pour l'empêcher de faire le moindre mouvement. La cigale l'avertit:

-          Si tu cries, je demande au loup de tirer sur la corde de toutes ses forces et tu passeras au moulinet à travers la grille.

-          Qu'est-ce que vous me voulez ?

-          Tu nous reconnais au moins ? T'as l'air surprise de nous voir, demanda naïvement la cigale.

      La grenouille avait une moue étonnée. L'information de leur capture, tenue secrète au sein du château, ne lui avait effectivement pas été transmise.

-          Si j'ai rejoint le château, c'est parce que…

-          Te fatigue pas ! Coupa net la cigale. On n'est pas là pour te juger ! On veut te proposer un deal. Tu sais mieux que quiconque pourquoi nous sommes enfermés ici. Nous avons avec nous un nouvel exemplaire des Fables. Un nouvel exemplaire qui pourrait redistribuer les cartes dans le règne animal. Par chance, les gardes ne l'ont pas trouvé dans les poils du loup lors de notre fouille. Nous pouvons encore échanger les versions. Mais nous avons besoin de ton aide pour sortir de ce trou. Pense au rôle prépondérant que tu pourrais tenir dans les nouvelles Fables ! Le principal même. Si tu nous aides à sortir de là, nous pouvons faire de toi une légende, l'animal le plus fort de la Terre. Imagines-toi en grenouille qui s'étend, s'enfle et se travaille pour réussir l'extraordinaire exploit d'atteindre la taille d'un bœuf. Tu gagnerais toute l'estime de la forêt. Mieux, on finirait à coup sûr par te craindre et tu aurais dans le royaume animal un rôle autrement plus glorieux que celui que tu as dans ce château.

-          Mais, je suis très satisfaite de mon sort ici…

-          Arrête ! Tu mérites mieux que ce quotidien monotone. Je t'observe de cette grille depuis plusieurs jours déjà et je n'ai pas l'impression que tu sois traitée à ta juste valeur. Si tu ne nous avais pas balancés, que serait-il advenu du château ? Avec le CML, nous aurions déjà renversé le pouvoir et à l'heure où je te parle, le renard croupirait en prison. Grâce à tes tuyaux, la rébellion a tourné court et l'ordre a été maintenu. Et pourtant qu'as-tu en retour ? Pas grand chose. Tu loges dans la cour. Au rez-de-chaussée. Bien loin du donjon et de tous les monarques.

-          Je ne sais pas, hésita la grenouille toujours collée à la grille. Et qui réécrirait ma fable?

-          La mieux placée pour venter tes mérites : toi ! 

-          Et si vous échouez ? Si vous n'arrivez pas à remplacer le Livre ? Que va-t-il m'arriver ?

-          On ne te dénoncera pas, tu as ma parole ! Personne n'imaginera que tu aies pu passer un accord avec nous, après ce que tu nous as fait !

La grenouille se tut. Elle réfléchissait. Pour accélérer sa réflexion, la cigale fit signe au loup de tirer un peu sur la corde. La chair du petit animal vert déborda par tous les petits trous de la grille. Sa patte était au bord la rupture. Comme prévu, la douleur la fit réagir.

-          D'accord, d'accord ! Marché conclu !

-          Parfait. Je te laisse la journée pour écrire une nouvelle fable. A la tombée de la nuit, tu nous l'apporteras avec un pied de biche et des déguisements pour notre évasion. Attention ! Si tu nous fais faux bond, je le jure sur la reine des cigales, on aura ta peau.

 

Un avertissement juste pour la forme. Le pacte semblait solide. La grenouille connaissait suffisamment la cigale pour savoir qu'elle n'avait qu'une parole et la cigale connaissait assez bien la grenouille pour savoir que sa soif de pouvoir, sa vanité et son orgueil la pousserait à accepter le marché. Et même si l'accord n'était que verbal, même si rien ne l'obligeait à revenir, même si elle pouvait moucharder une nouvelle fois, la cigale gardait bon espoir.

 

Le loup tira une dernière fois la corde, par pur plaisir, avant de lâcher prise. La grenouille profita de sa liberté retrouvée pour faire quelques mouvements et pour remettre toutes ses vertèbres en place. L'esprit encore un peu ahuri, elle reprit son chemin. La cigale lui fit signe de se frotter un peu la peau. Pour enlever les traces des barreaux de la grille qu'elle avait sur tout son profil gauche et ainsi n'éveiller aucun soupçon. Puis, elle s'éloigna.

 

Le soir tombé, la grenouille revint avec tout le matériel. Elle scia quelques barreaux pour laisser passer ce qu'elle avait apporté. Parmi les déguisements et le pied de biche, la grenouille avait mis sa fable. Celle-ci, très mal écrite, vantait grossièrement les mérites d'une grenouille avec un tel parti pris que personne ne pouvait douter de son auteur. La cigale souffla de désolation et rajouta ce pamphlet au reste du livre toujours solidement attaché au corps du loup et entièrement recouvert par ses poils. Peureuse comme tout, la grenouille avait déguerpi le plus vite possible. Sans avoir pris le temps de dire quoique se soit aux futurs évadés.

 

 

 

 

 

 

La boulette

 

 

 

Le lièvre ouvrit le sac avec leurs déguisements respectifs. Il éparpilla les vêtements et découvrit celui qui lui était attribué. Il s'agissait d'un masque avec museau long et fin semblable à celui d'un renard. Il comprit qu'il allait endosser le rôle d'un renardeau. La cigale trouva un pot de maquillage noir à son nom. Elle comprit avec effroi que la grenouille lui avait fait le terrible affront de la déguiser en sa meilleure ennemie : la fourmi. Après un sursaut d'orgueil et l'annonce faite à ses camarades que jamais elle ne se transformerait en fourmi, la cigale ravala sa fierté. C'était sa seule chance de ne pas se faire remarquer. Le lièvre la convainquit que le choix de la grenouille était somme toute logique. C'était le seul insecte avec une place de choix dans le royaume. En noir, on ne décèlerait pas ses minuscules différences anatomiques avec une fourmi. Un argument qui vexa profondément la cigale. Comment pouvait-on la confondre avec une fourmi ? Les cigales étaient selon elle, d'une nature bien plus agréable à regarder que ces chétifs insectes à l'arrière train disproportionné. Elle accepta malgré tout de s'en remettre à la décision collective et s'enduit entièrement le corps de maquillage noir. Il ne restait dans le sac apporté par la grenouille que des autocollants jaunes, plusieurs dizaine, qui par déduction étaient destinés au loup. La cigale et le lièvre entreprirent de recouvrir le loup de tous ses autocollants sans deviner à quoi il ressemblerait au final. La mission terminée, ils n'arrivaient toujours pas à mettre un nom à l'animal étrange noir tacheté de jaune qui leur faisait face. Ils reculèrent de quelques mètres en continuant à examiner le loup, gêné par la situation. Il grogna:

-          J'ai l'air d'un loup avec une varicelle jaune. Je ne vois pas trop l'intérêt de se déguiser si c'est pour se faire davantage remarquer !

-          Non, il doit y avoir une explication, tenta de le rassurer la cigale.

-          Une salamandre géante peut-être ? Essaya à son tour le lièvre.

-          Non, il n'y a pas de salamandre dans le château, lui répondit sèchement la cigale. Avant de comprendre : 

-          L'idiote ! Elle a inversé les couleurs…

      Elle s'approcha du loup et tendit la patte vers lui à la façon d'un maître de cérémonie qui lance un numéro.

-          …Voici, mesdames et messieurs, un léopard ! Un léopard albinos ! Au pelage noir avec des tâches jaunes et non l'inverse.

-          Quelle bécasse ! Reprirent en cœur le loup et le lièvre en pensant à la fautive.

-          Notre plan est foutu ! On ne fera pas trois mètres sans que l'alerte générale soit donnée si je sors comme ça !

 

Un long moment de silence suivit cette discussion. Grand dépit général. Puis, la cigale, après avoir minutieusement observé le loup, sembla reprendre espoir. Elle prit la parole :

-          Finalement, je pense qu'on peut y aller comma ça !

-          Tu es devenue folle ? Lui demanda le loup.

-          Non, pas du tout ! Nous ne faisons pas partie du château, nous ne pouvons pas raisonner comme eux. Ils vivent à huis clos, entre eux. Jamais un étranger ne s'immisce dans la cour. Les habitants des lieux n'imaginent pas que d'autres animaux peuvent entrer dans cette forteresse. Ils se regardent à peine quand ils se croisent. Je les observe depuis que l'on a été jeté dans ce cachot. On se croirait dans le métro parisien à une heure de pointe. Tout le monde s'ignore. Je suis sure qu'ils ne te remarqueront pas.

 

Le lièvre masqué en renard et le loup travesti en léopard inversé n'étaient pas convaincus par la théorie de la cigale. Mais comme elle les avait rarement déçus depuis le début de leur aventure, ils lui laissèrent le bénéfice du doute. De toute façon, ils n'avaient rien à perdre ! Ils se décidèrent donc à sortir ainsi.

Après avoir pulvérisé le cadenas de leur geôle à l'aide du pied de biche, après avoir assommé le garde derrière la porte avant qu'il puisse appeler du renfort, les trois se mêlèrent timidement à la foule. Ils marchaient à la queue leu leu, sur la pointe des pieds et sans croiser le regard des passants. La tactique fonctionnait ! Les résidents des lieux croisaient les trois intrus sans broncher. Ou tout du moins, ils remarquaient une bizarrerie dans le cortège mais sans réussir à bien définir ce qui les troublait. Alors, occupés par leurs tracas quotidiens, ils poursuivaient leur chemin en passant à coté de cette grosse anomalie comme on passe au travers du plus important lorsque l'on scrute les petits détails. Plus étonnant encore compte tenu de son poste, le cerf qui gardait l'accès aux étages supérieurs du donjon ne vit rien, lui non plus, à la supercherie. Pire, il conclut leur passage d'un « bonne journée, sultan léopard ! » Le loup étonné, ne répondit rien. Ce qui n'interpella pas le cerf, habitué à l'arrogance des souverains. Les trois entrèrent donc dans le donjon comme dans un moulin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand le lièvre devient fou…

 

 

 

Ils s'avancèrent dans le hall du donjon. Contrairement à ce qu'ils s'imaginaient, le rez-de-chaussée n'avait rien de luxueux. Ils tombèrent au contraire dans une grande salle sinistre, vidée de toute présence animale et faiblement éclairées par quelques chandelles éparses sur les murs en pierre. De grandes dalles humides, presque pourries, jonchaient le sol. Elles dégageaient dans la pièce une odeur de moisi. Le haut plafond, non éclairé, n'était pas visible à l'œil nu et donnait à la salle le côté angoissant d'une chambre noire. Mal isolées, les parois laissaient passer de violents courants d'air qui rafraîchissaient une salle à température déjà glaciale. Cette ambiance ténébreuse paralysa les trois compagnons. Ils n'étaient pourtant pas au bout de leur surprise.

En s'approchant des parois, ils découvrirent avec épouvante quelques têtes d'animaux empaillés, fermement accrochées. Les trois reconnurent l'un des leurs. Effectivement, le renard avait fait de ce rez-de-chaussée, une sorte de salle de trophées où il avait entreposé tous les animaux qu'il avait combattus pour arriver au trône, tous ceux qui aujourd'hui lui permettaient de vivre amplement grâce aux impôts qu'ils payaient, tous ceux qui avaient le mauvais rôle chez La Fontaine. La cigale s'arrêta devant la tête d'un lion aux cernes énormes, aux traits usés et au pelage dégarni. A côté de lui, un loup gisait avec une gueule menaçante et le regard perçant. Ce loup empaillé avait sa lèvre supérieure levée qui laissait entr'apercevoir une dent tranchante et dégoulinante de bave. Le loup bien vivant imagina que l'on devait se servir de cette morne réplique pour effrayer les plus jeunes et maintenir ainsi sa famille dans sa triste réputation. Le lièvre s'était lui aussi immobilisé devant son image empaillée aussi vraie que nature. Il était représenté avec un air défaitiste, ses longues oreilles pendaient le long de ses joues et le bleu de ses yeux était flouté par des larmes. Le lièvre resta muet devant ce pénible reflet. Ce trophée le renvoyait à sa propre condition, à son histoire, à l'humiliation de son ancêtre subie face à la tortue. L'animosité monta en lui. Il pensa au nombre de lièvres, hases et lapereaux qui avaient payé le déshonneur de sa race. La haine l'envahit. Il ne supportait pas qu'on puisse ainsi exposer sa douleur. Le renard et les siens n'avaient-ils pas assez fait de dégâts ? Avaient-ils besoin d'en rajouter ? Jusqu'à quel point tenaient-ils à pousser leur cruel avilissement ? Un besoin inexorable de vengeance s'empara de lui. Au même moment le loup passait derrière. Le voyant obsédé par ce trophée, il lui apporta son soutien :

-           Viens lapin, ne restons pas là ! Tu te fais du mal pour rien !

 

A peine eut-il terminé sa phrase que le lièvre, pris dans une furie, fusa vers l'escalier en colimaçon qui menait aux étages du donjon. Il n'avait plus qu'une idée en tête : foncer dans la tas ! Attraper tous ces voyous qui avaient pris le pouvoir et qui s'en servaient pour l'humilier.

Le temps de réagir, la cigale et le loup avaient perdu de vue le lièvre, déjà bien engagé dans l'escalier. La cigale voulut lui crier de les attendre mais elle se ravisa, par peur d'attirer l'attention des gardes. Elle fit signe au loup, juste derrière elle, de le suivre et s'accrocha au passage à l'un de ses poils. Elle se hissa ensuite sur son dos et lui donna une petite tape. Immédiatement, le loup passa au galop pour le rattraper. La cigale avait peur que le lièvre, aveuglé par sa rage, arrive au cinquième étage dans cet état. Or, elle voulait atteindre l'imprimerie discrètement, en se faufilant à l'abri des regards de ses adversaires. Le lièvre était parti pour les affronter un par un, oubliant même le but premier de leur entreprise : changer le Livre.

 

Le loup et la cigale atteignirent le premier étage. Pas de lièvre en vue. Second étage, pas la moindre trace de lièvre. Troisième, quatrième étage, ils n'avaient toujours pas aperçu le bout de sa queue.

-           Il est en haut, déduisit alarmiste la cigale. Dépêchons-nous, il doit avoir besoin de nous.

Le loup bien qu'essoufflé, accéléra encore son allure et avala quatre par quatre les dernières marches qui les séparaient du dernier étage...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La lutte finale

 

 

 

Le dernier étage était une longue suite très luxueuse parée d'une immense verrière pourvoyeuse d'une grande luminosité. Les rayons du soleil se reflétaient sur tout le mobilier, en or massif, et sur d'immenses miroirs, aux cadres raffinés, qui ornaient chacun des murs. La suite se divisait en deux parties. A droite, le banquet où dans une parfaite harmonie se succédaient les plats les plus savoureux, des monceaux de charcuterie et une foule de fruits aux multiples couleurs, aux multiples saveurs, qui égayaient les longues tables où reposait le festin magistralement ordonné. Au fond de la pièce, l'imprimerie renfermait les tant désirées Fables au sein d'un mécanisme que la cigale connaissait sur le bout des doigts. Enfin, l'aile gauche de la pièce était dédiée au repos. De grands lits en baldaquin étaient accolés les uns à côté des autres, au point de former une grande étendue de matelas moelleux et de coussins aux formes et aux tailles diverses. Une literie telle qu'une armée d'éléphants pouvait s'y allonger sans même se monter les uns sur les autres. De grands rideaux tamisaient la lumière et empêchaient les moustiques de venir troubler la quiétude des occupants. Mieux, une légère et agréable brume était diffusée par des tuyaux d'arrosage élégamment fixés au plafond. Enfin, de grands éventails, actionnés par des bras mécaniques, aéraient à souhait les heureux locataires des lieux. Heureux locataires, c'était un doux euphémisme ! La richesse, le luxe, l'éclat, la somptuosité de ce sixième étage, renvoyaient forcément à la condition modestes des habitants de la forêt, constamment imposés pour que les nobles puissants puissent vivre dans cette abondance. On était bien loin du règne honnête du lion, qui loin de vivre dans une grotte misérable, n'abusait pas des bonnes choses. Et surtout, le lion ne méprisait pas ses servants comme le faisaient ses successeurs. Pour preuve, une corde permettant d'actionner une cloche pendait au milieu de la pièce. Il suffisait de l'actionner pour qu'une horde de servants, entassés au quatrième étage, se précipite à l'étage du dessus pour subvenir aux besoins les plus farfelus des gouverneurs. Les plus lents étaient bannis du quatrième étage et renvoyés dans les douves du château.

 

Les résidents permanents de la suite royale se comptaient au nombre de trois. Le renard, bien sûr, et ses deux grands seigneurs, le léopard et le tigre. Ces trois là étaient à l'origine du renversement du roi lion. Ils avaient à eux trois manipulé l'opinion publique et s'étaient servis de leur puissance pour établir une nouvelle hiérarchie qui leur était entièrement vouée. Leur famille et leurs amis occupaient les trois premiers étages du donjon. Ce-dernier étage leur était réservé pour gouverner en toute quiétude et à l'abri de toute oreille indiscrète. Du moins dans les textes. Car au quotidien, la suite ne ressemblait en rien à un haut lieu décisionnel et de dur labeur mais plus à un petit paradis pour épicuriens où le noble trio s'adonnait à son passe-temps favori : la fainéantise ! Le seul effort que consentait à faire le roi et ses deux bras droits était le déplacement de l'aile gauche à l'aile droite pour s'alimenter. Et encore, régulièrement, ils ne se donnaient pas la peine de ce déplacement, préférant sonner la cloche pour qu'un servant vienne leur éviter cet effort à leurs yeux inutile.

 

C'est dans cette quiétude semblable à celle d'un cimetière que le renard, le tigre et le léopard virent débouler un lièvre en furie.

 

Les trois nobles prirent peur. Pourtant, la taille de l'individu qui venait de jaillir dans la salle n'avait rien d'impressionnante comparée aux gabarits d'un tigre ou d'un léopard. Même le renard était bien plus costaud. Mais ce lièvre semblait fou. Les yeux rouges et globuleux, les oreilles raides comme des piquets, la queue en tirebouchon, les mouvements véloces et désordonnés…il semblait possédé. Sa rage s'était effectivement transformée en une frénésie meurtrière. Il voulait venger sa race. Rien ne pouvait l'en empêcher, personne ne pouvait le raisonner. Il en oublia même la férocité de ceux qui lui faisaient face. A l'entrée de la salle de repos où bullaient tranquillement les nobles avant qu'il fasse irruption, il lança avec fureur :

-           A nous quatre maintenant !

Le léopard fut le premier à réagir. Etrangement, il tremblait aussi face à cet adversaire à priori inoffensif pour lui. Mais durant ces années au pouvoir, il avait perdu son agressivité. Les animaux en captivité ont du mal à se réinsérer en milieu naturel, il en est de même pour les animaux qui ont goûté aux privilèges du pouvoir. A force d'être servis, ils en deviennent des tire-au-flanc qui oublient jusqu'à leur instinct de défense. Le léopard glissa doucement le long de son lit sans se faire remarquer et avec la grâce qu'on lui connaît, puis, précipitamment, il tenta de gagner la corde pour appeler de l'aide. Le lièvre réagit aussitôt ! La distance qui le séparait de la corde était deux fois plus importante que celle que devait parcourir le léopard. Mais le lièvre avait une revanche à prendre. Il voulait démontrer qu'il était l'animal le plus rapide de la forêt. Il déboula et parvint à une vitesse de pointe jamais atteinte jusqu'ici. Est-ce que ça allait être suffisant ? Le léopard conservait quelques pas d'avance. Le lièvre grignotait son retard. Finalement, les deux animaux prirent en même temps leur impulsion. Le léopard se jeta pattes en avant pour agiter cette foutue cloche mais le lièvre lui coupa son vol. Il l'attrapa en l'air et les deux animaux, au corps à corps, se retrouvèrent violemment projetés au sol. Ni l'un, ni l'autre, ne put s'en remettre. Ils restèrent inanimés. Le tigre vint constater les dégâts. Il n'avait plus qu'à achever le lièvre couché sur le flanc, totalement immobile. Le fauve sortit sa batterie de griffes et leva au ciel sa patte pour prendre l'élan nécessaire afin d'achever le pauvre rongeur. C'était sans compter sur le loup et la cigale, toujours fermement accrochée à son cou. Le duo venait de faire son apparition sans que le renard n'y ait pris garde et il n'eut pas le temps d'alerter son compagnon. Le loup se jeta sur la patte du tigre et l'entraîna dans une succession de roulades. Une, deux, trois... Les deux mammifères se remirent sur leurs quatre pattes, museau contre museau, les yeux dans les yeux. La cigale, bien qu'un peu sonnée, était toujours à son poste. La bataille entre les deux animaux les plus forts de la forêt pouvait commencer.

 

Elle fit rage. Les deux mammifères se rendaient coup pour coup, morsure pour morsure, en utilisant toutes les parties de leur corps, de la queue à leur tête. Le renard ne se risqua pas à entrer dans la bataille, conscient qu'il n'avait pas sa place dans ce combat des chefs. Et surtout qu'un mauvais coup d'un de ces deux mastodontes pouvait lui être fatal. Il se sentit quelque peu inutile d'autant que le combat ne quittait pas le périmètre de la sonnette d'alarme. Impossible donc de demander du renfort. Il se contenta de regarder l'affrontement en priant pour que celui-ci tourne à l'avantage de son poulain. Le tigre prit l'avantage. Sur un coup patte d'une violence inouïe, il mit le loup à terre et se propulsa pour lui donner le coup de grâce. Le loup tardait à réagir. Il allait se faire massacrer. La cigale prit alors son courage à deux mains et bondit à la rencontre du tigre, ou plus exactement à l'encontre des yeux du tigre qui faisaient à peu près sa taille. Le tigre hurla de douleur et d'un violent coup de patte l'envoya balader à plusieurs dizaines de mètres, aux côtés du lapin toujours inanimé. Le tigre clignait de l'œil et mit quelques secondes à retrouver une vue nette, le temps nécessaire au loup pour se remette sur pattes. Le combat reprit de plus belle. Le loup repensa alors à tout le chemin parcouru pour arriver ici, à tous les animaux qui portaient en lui leurs derniers espoirs d'un avenir meilleur, à toutes les souffrances qu'ils avaient dû endurer pour en arriver jusque là. Ce supplément d'âme fit la différence. Le loup porta l'estocade en adressant un violent coup de queue, enchaîné avec un coup de tête sur le museau du tigre avant de décrocher un uppercut de sa patte droite. Le tigre valsa. Il resta au sol, totalement KO. Pris dans son élan, le loup sortit les crocs pour l'exécuter. Puis, se ravisa. Il avait changé.

 

Le renard restait immobile dans son coin. Impuissant. La cigale qui essayait de réanimer le lièvre, cria au loup de finir la mission. Il s'exécuta. Rien ne pouvait plus l'empêcher de remplacer dans la rotative, les Fables par leur nouvelle version. Leur récit revisité serait ensuite diffusé sur l'ensemble du globe et leur réputation à jamais redorée. La fin des souffrances. Le loup marchait tranquillement vers leur graal, le livre coincé dans sa gueule. Quand aussi soudainement qu'inexplicablement, il s'arrêta. Entraîné par son museau, sa tête se tourna vers le buffet où le renard jouait sa dernière ruse. Il avait ouvert la fenêtre pour créer un courant d'air et glisser dans ce courant d'air un subtil mélange de graisse d'agneau, parfumé de gras de jambon et de peau de poulet. Cette délicieuse odeur, savamment dosée par le renard, ne laissa pas insensible le loup. Il lâcha le livre et se dirigea vers l'immense buffet qu'il avait à peine aperçu depuis son arrivée dans la suite, trop occupé à se battre. Le renard lui présenta tout le festin. Les cuisses de canard, les langues de bœufs, les ailes de pigeons ou les côtes d'agneau, cuisinées et assaisonnées, ne ressemblaient en rien aux animaux dont ils étaient issus. La barrière pacifiste que le loup s'imposait dorénavant n'avait pas raison d'être. Ces animaux étaient déjà morts ! En plus, ils étaient entourés de salades, d'haricots, de concombres, de courgettes... bref, d'un tas de légumes verts conseillés dans son manuel du bon végétarien. Le loup avançait, guidé par une petite voix intérieure lui disant qu'il aurait tout le temps de déposer le livre dans la rotative après s'être restauré. Il passa devant la cigale, aux petits soins du lièvre toujours inanimé. Elle lui hurlait des mots qu'il n'arrivait pas à distinguer, assourdi par sa faim. Des mots pourtant si simples:

-           N'y va pas !

Rien n'y faisait, le loup continuait sa route vers le buffet tel un somnambule. La cigale se prit la tête entre les pattes et murmura :

-           Mon Dieu qu'il est bête ! Il va tout gâcher !

Au même moment, le renard s'éclipsa sur la pointe des pattes. Il se dirigea discrètement vers le livre, que le loup avait laissé choir, pour le déchirer. La roue semblait tourner en faveur des partisans de la Fontaine et de l'immobilisme. La cigale s'en remettait une nouvelle fois à Dieu. Lorsqu'un coup de vent, venu à coup sûr d'une force divine selon elle, fit claquer la fenêtre. L'odeur que suivait le nez du loup se stoppa net. Le loup reprit ses esprits et se tourna vers la cigale qui s'agitait dans tous les sens.

-           Le renard, le renard, lui cria-t-elle.

Le loup fit demi-tour et aperçut le renard sur le point de s'emparer du livre. Le loup se lança à sa poursuite et poussa un hurlement qui fit trembler la salle, le donjon, le château tout entier et même la forêt avoisinante. Le renard fit un bond de plusieurs mètres et, voyant le loup fondre sur lui prêt à le croquer, il préféra s'échapper par la porte et s'exiler très loin. Le tigre et le léopard, boitillants, le suivirent. Ils savaient que la partie était perdue et que tous leurs privilèges allaient inexorablement être supprimés les uns après les autres. Le loup s'empara du livre, continua son chemin vers l'imprimerie, pressa le bouton rouge de la rotative, et remplaça les Fables de la Fontaine dans un mécanisme qui s'était mis sur veille le temps de quelques secondes. Puis, la machine se mit à fumer dans un raffut incommensurable. Le souffle de la rotative éjecta le loup en-dehors de la salle d'impression. Les portes de l'imprimerie se refermèrent à jamais et la rotative reprit son travail de métronome en imprimant de nouvelles Fables, comme si de rien n'était. Le loup s'empressa d'aller chercher un exemplaire. Il tourna les premières pages et éclata de joie à leur lecture.

-           Ce sont bien les nôtres, s'esclaffa-t-il en se tournant vers la cigale

Malheureusement, la cigale n'était pas d'humeur à partager son allégresse. Elle baissa ses yeux pour montrer que le lièvre était toujours inerte malgré ses massages cardiaques, malgré son bouche à bouche. Le loup se précipita pour les rejoindre. Il se pencha sur le lièvre, le secoua tendrement et le supplia d'une voix  tremblotante :

            -           Ne nous quitte pas lapin ! Pas maintenant...

La cigale semblait résignée. Elle tâta une nouvelle fois le pouls du lièvre et fit signe au loup que c'était terminé. Le lièvre n'avait pas survécu à leur aventure. Une larme coula sur la joue du loup qui alla ramasser son exemplaire neuf des Fables. La cigale le suivit sans dire un mot.

            -           Un lièv.. !

Ce son provenant de on ne sait où, stoppa net le loup et la cigale. Qui avait donc bafouillé ces mots ? Le loup et la cigale se regardèrent en s'interrogeant du regard pour savoir si c'était l'autre qui venait de parler. Les deux firent non de la tête. Puis, regardèrent autour d'eux, il n'y avait plus personne dans la pièce. Cette douce parole ne pouvait provenir que du...lièvre. Les deux se ruèrent sur leur compagnon qui effectivement avait repris connaissance et ouvert une demi paupière à chaque œil. Le loup releva la nuque du lièvre qui tentait de leur dire quelque chose. Sans réussir à articuler ses mots. Jusqu'au moment où...

-           Je suis un lièvre ! dit-il au loup. Je suis un lièvre et pas un lapin.

Le loup sanglota et ne put s'empêcher de l'embrasser délicatement sur le front. Avant de lui glisser à l'oreille :

-           Promis! Je ne t'appellerai plus jamais lapin.

La cigale les rejoignit dans ce moment de tendresse en jetant un coup d'œil aux Fables où elle apparaissait en couverture avec ses camarades. Ils avaient réussi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mauvaise fable

 

 

 

Le Palais des serpents. La couleuvre referma bruyamment les nouvelles Fables de la Fontaine et se retourna vers son peuple en ruminant dans sa barbe : « on y arrivera donc jamais ! » Sa colère ne venait pas du fait que les serpents étaient discrédités dans cette dernière version. Au contraire, les morales étaient plutôt élogieuses à leur égard en général et à celui de la couleuvre plus particulièrement. Mais à quoi bon ! Elle savait que tout ça ne durerait pas. En rampant, elle médita sa peine en se demandant si ces trois andouilles étaient seulement stupides ou si elles étaient en plus malhonnêtes. Si en relisant leurs écrits, elle aurait pu éviter ce qu'elle appelait "une nouvelle catastrophe" ou si elles avaient changé la version entre leur départ de la grotte et leur arrivée au château. Peu importe! De toute façon, le résultat était le même ! Ses grands et beaux rêves d'une réconciliation animale étaient tous tombés à l'eau…

 

Splatch !

Le loup ne se lassait pas de ses plongeons du haut de son yacht. Il s'amusait comme un vrai louveteau, peut-être même comme jamais il ne s'était amusé auparavant. Dans son bonheur, il en oubliait même la gêne qu'il occasionnait auprès de la cigale, aspergée à chaque nouveau plongeon du loup. Mais les éclaboussures ne la dérangeaient pas plus que ça. Confortablement allongée sur une mini chaise longue, en plein soleil, elle jouissait d'une vue imprenable sur la mer caraïbéenne. Les gouttes qu'elle recevait la rafraîchissaient. Au même titre que les litres de jus de fruits et de sodas, plongés dans des glaçons, qui ne demandaient qu'à être aspirés par une longue paille posée à proximité de sa gueule. De l'autre côté de son transat, elle n'avait qu'à plonger sa patte dans un seau pour se goinfrer de friandises. Elle, qui il y a peu de temps encore, pensait qu'à cette époque elle serait en train de mourir de faim. Un comble !

Derrière elle, le lièvre s'imaginait dans une cérémonie de remise de prix, ses Oscars à lui en quelque sorte. Le vainqueur est…suspense…le lièvre ! En théâtralisant sa victoire, il s'avança, prit le livre, l'embrassa fièrement et le brandit comme un trophée. Il évacuait à cet instant les années de frustration de sa race privée de ce geste triomphal que leur ancêtre aurait dû faire un jour de marathon perdu contre une tortue. La larme à l'œil, il serra fort ces Fables contre son cœur, puis, les reposa. Le vent fit tourner les pages. Le livre s'immobilisa alors sur la fable du renard.

 

Le renard déchira violemment les pages qui lui étaient consacrées. Il revenait de la chasse lorsqu'il découvrit cette dernière version à l'entrée de son modeste terrier. Depuis sa fuite du château, il avait réappris les fondamentaux pour pouvoir se nourrir et nourrir sa famille. Avec beaucoup de mal ! Le renard avait dû fuir le trône sous les quolibets des animaux du royaume. On avait découvert son vrai visage. Ou plus exactement, le visage dépeint par ces nouvelles fables. Lâche, vicieux, hypocrite…il en prenait pour son grade ! Avec lui, la ruse n'était plus considérée dans le langage courant comme une qualité, ni comme une particularité neutre mais bel et bien comme une tare. Les animaux n'employaient ce mot que pour désigner un être ou un acte maléfique. « Méfie-toi ! Il est rusé », se prévenaient entre eux, les animaux, en confondant ce qualificatif avec méchant, voir cruel ! Le renard referma les Fables. Quelques lignes lui suffirent pour savoir à quoi s'en tenir. En finissant d'émietter les pages qu'il avait arrachées, il ne put s'empêcher de lâcher :

-           Ça ne se passera pas comme ça !

Derrière lui, le tigre, lui aussi bien amoché par les Fables, concéda à son ami :

-           Ça mérite vengeance !

A côté de lui, le léopard, pas mieux loti dans cette nouvelle édition, hurla à son tour :

-           Vengeance !

Toutes les familles de ces représentants, puis les cerfs, les tortues, les fourmis et tous les autres animaux égratignés par les nouvelles morales, des milliers de mammifères, des millions d'insectes...bref, tout un peuple de damnés réunis devant le terrier leva un poing en parfaite synchronisation et en scandant à l'unisson le même refrain :

- Vengeance !

 

Vengée. Voilà le ressenti de la grenouille qui trouvait que la dernière version des Fables reflétait à merveille sa nature. A force de courage, elle avait enfin atteint la taille du bœuf. Un exploit qui avait fait d'elle le porte-étendard de valeurs aussi nobles que la volonté, le courage et l'ambition. Ne jamais douter de soi, relever toujours les défis…Just do it ! Du moins dans les textes. Sa vie de pacha qu'elle menait depuis peu avec une horde d'insectes à son service, était pour elle toute naturelle et conforme à son nouveau statut. Elle n'y voyait rien à redire. Pourtant, s'il y avait bien un avis que tout le royaume animal partageait, c'était bel et bien que la grenouille était l'animal le plus stupide, peureux et vaniteux de la Terre. Mais encore une fois la grenouille s'était retrouvée dans le bon coup…

 

La preuve qu'au royaume animal, il n'y avait décidément plus de morale !

 

 

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