Ce soir, j'avoue tout

Victor Jlln

Une histoire de perche de selfie, de prêt immobilier, de gâteau marbré et de couche culotte. Mais par pitié, ne vous arrêtez pas au premier mot.

Ce sera ce soir, c'est décidé. Après tout, c'est Noël non ? Tout le monde devrait être apte à encaisser la nouvelle. Même ce bon vieil oncle Fernand qui doit avoir 3 sourires forcés à son compteur en 2015. En même temps, son année n'a pas été facile. Sa boîte l'a licencié en avril. Bon, faut dire que ce n'est pas une lumière ce Fernand. Et apparemment il s'est mis en tête de se lancer dans la réparation de perche de selfie. Il va falloir que je lui touche 2 mots ce soir. Après tout, s'il avait eu l'intention de monter sa boîte à Paris, pourquoi pas. Mais je ne pense pas qu'à Calais ça soit le meilleur plan.

Il y aura aussi la tante Francine ce soir. Elle va nous ramener son fameux gâteau marbré. Je ne sais pas si quelqu'un aura un jour le courage de lui dire qu'un gâteau marbré ne doit pas forcément être aussi dur que la pierre. C'est Papy qui va encore se casser les dents. Et quand est-ce qu'on mangera une bûche de Noël, comme dans toutes les familles ? Et non, nous, on doit toujours faire différemment des autres. Et pourtant, on est la famille la plus ordinaire que je connaisse. Une tante alcoolique, un grand père sourd, un oncle qui enchaîne les blagues graveleuses et une cousine qui en est à son troisième mariage à tout juste 36 ans.

Bref, je me suis toujours demandé ce que je faisais dans cette famille. Et dire qu'ils pensent que je suis le parfait petit dernier. 25 ans, un style vestimentaire passe partout, ingénieur et en couple avec une nana passe partout. D'ailleurs, ils n'ont toujours pas pigé dans quoi je bosse. Quand ils me demandent, ils ne s'intéressent jamais vraiment à ce que je fais. Je pourrais aussi bien être spécialisé dans le transfert de fluide des couches culottes que dans la recherche contre le cancer du sein. Eux, ils s'arrêtent au premier mot, ingénieur.

Oui mais voilà, j'en ai ma claque de ce boulot. Passer sa journée dans un bureau à traiter les demandes des clients toutes plus urgentes les unes que les autres. Etre sous les ordres de ma patronne qui pense que mettre 3 tonnes de parfum chaque matin lui donne plus d'assurance. Ecouter les 23 complaintes quotidiennes de mon voisin de bureau. Devoir participer aux 7 pots de naissances mensuels. Non mais sérieusement, il y a un baby-boom dans ma boîte, ça ne s'arrête plus. A ce rythme, on va devoir établir la politique de l'enfant unique. Et aussi, il y a la pause du midi. A croire que mes collègues n'ont que leurs histoires de prêt immobilier et leurs problèmes de nounou dans leur vie. Je me souviens de leurs têtes dubitatives quand je leur ai dit que je n'avais pas de télé.

Je deviens de plus en plus aigri dis donc. Où est-ce que j'en étais d'ailleurs ? Ah oui, ce soir je déballe tout. J'ai hâte de voir leurs têtes quand je leur avouerai que j'ai l'intention de démissionner et que je pars le 17 février faire un tour du monde. Je connais déjà leurs questions : qu'est-ce qu'elle va dire ta copine ? Où vas-tu trouver l'argent ? Ta retraite, tu y as pensé ? Tu vas quitter une situation stable par les temps qui courent ? Tu n'as pas peur ? Mais bien sûr que je suis mort de peur. Mais qu'est-ce que j'ai à y perdre ? Ma vie ne me ressemble pas. Je ne sais pas qui je suis. J'ai bêtement suivi le chemin bien sage et rangé qui s'offrait à moi. Et aujourd'hui je me pose enfin les vraies questions.

Bon c'est le moment je crois. Ca fait déjà 25 minutes que je suis devant la porte. Je ne sens plus mes orteils.

« Aaaah, le voilà l'ingénieur qui se faisait attendre ».

Je sens que la soirée va être longue…

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