CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 1
Philippe Esteban
CHAPITRE 1
Je reste paresseusement allongé sur le ventre, et si je pouvais me regarder dans un miroir, je suis sûr qu’un de mes sourires béats se dessine aux coins de mes lèvres. J’essaie de regarder l’heure sur le radio-réveil, mais mes yeux sont encore collés. Il faut que je fasse un petit effort pour les ouvrir : six heures cinq. D’ordinaire je sauterai du lit pour aller bosser, mais ce matin, pas question. J’ai décidé de rester couché… jour de grève. Humm, que c’est bon de se retourner dans son lit… vous avez vu le geste capiteux de star hollywoodienne ? C’est encore mieux quand j’accompagne ce geste d’un petit grognement gourmand. Mais je sens déjà que je me rendors. J’entends même ma respiration devenir paisible. Dans quelques secondes je vais refermer les yeux, et je m’excuse d’avance si je ronfle un peu.
Les lueurs du jour passent maintenant à travers la jalousie de ma chambre. Elles s’écrasent sur les voilages diaphanes, couleur lavande. A première vue, j’ai bien du dormir encore une heure ou deux. Nouveau regard vers le cadran bleu du radio-réveil : neuf heures ! Il est grand temps que je me lève. D’abord j’ébouriffe mes cheveux (Je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais bon il parait que ça fait viril). Ensuite, je place ma main devant ma bouche et je souffle un peu… c’est effrayant de sentir son haleine au réveil, il y a toujours une odeur de caillé franchement désagréable. Je cherche mes lunettes avant d’étirer mes muscles endoloris par ma séance de musculation de la veille. Dernier rituel avant de descendre du lit, je m’ébroue comme un jeune chevreau sorti du sein de sa mère. Mince, je ne me souviens plus si j’ai posé en premier le pied droit ou le pied gauche, mauvais signe.
J’ai mes petites manies de vieux garçon… Je marche toujours pieds nus le matin. Même l’hiver quand le sol est froid. En fait, j’aime bien sentir le contact des différents revêtements de mon appartement. Dans ma chambre, c’est du stratifié flottant blanc, plutôt agréable au contact, et quand j’entre dans le séjour, je passe à de la moquette écrue épaisse, de la vraie merde à nettoyer en plus. Pour la cuisine un super carrelage d’un blanc de calcédoine (pour les non-initiés, c’est du blanc laiteux, mais ça fait mieux de dire « calcédoine ») qui garde bien le froid. Idéal pour les petits matins de janvier. J’ai les mêmes carreaux dans la salle de bains et les toilettes et de la moquette aussi dans mon bureau, où je prépare mes cours.
Au moment où je vous parle je me trouve devant la grande baie vitrée de mon séjour. En toute saison je ne descends jamais le store. Même si elle est orientée plein ouest, j’aime bien me planter devant le matin pour regarder le jour s’installer sur la mer en face de moi. Je ne suis pas un garçon exigeant, je m’extasie aussi bien devant les levers ensoleillés que devant les ciels grisâtres ou plombés par la brume maritime. Ce qui me plaît le plus, c’est de regarder les tempêtes et les éléments déchaînés alors que je reste tranquille derrière ma fenêtre à siroter un bon thé vert bien chaud. Il n’y a rien de tel que le bruit sec et mat des grosses gouttes de pluie contre la vitre.
Tous les jours je découvre un spectacle différent, les couleurs n’ont jamais le même ton, la même luminosité. Par exemple, ce matin, le ciel est d’un turquoise limpide et il s’immisce avec harmonie dans les reflets lapis de la mer étale. Je viens de rentrer dans la cuisine pour boire d’un trait deux grands verres d’eau minérale, je la consomme toujours à température ambiante. De retour dans le séjour, j’ouvre la baie vitrée pour laisser entrer le soleil.
J’aime bien ces matins où tout va au ralenti. Pour ne rien vous cacher, d’ordinaire, je n’aime pas les mardis. J’ai six heures de cours ce jour-là, et je vois toutes mes classes. Autant vous dire qu’à la fin de la journée, je rentre souvent sur les rotules. C’est vraiment épuisant ces petites bêtes à cet âge-là. En plus je dois souvent faire du psittacisme (Monsieur ça veut dire quoi psittacisme ?) et répéter le même cours à plusieurs classes. Mais bon, aujourd’hui c’est différent … je n’irai pas au lycée.
Ce matin, pas besoin de me presser pour faire mes abdominaux, j’ai le temps. Je change de tenue pour passer mon short de sport en satin bleu et mon débardeur en coton marine. Les premières séries sont souvent les plus difficiles et généralement je m’accorde une petite pause entre deux pour lire mes courriels de la nuit. Comme d’habitude mon crétin de petit frère m’a envoyé n’importe quoi, des phrases sans queue ni tête. Il est comme ça mon frère ; mais faut pas y toucher, je l’adore. Il y a aussi un message de Benjamin. Benjamin, c’est mon petit copain, il aime qu’on l’appelle Ben, mais comme je trouve ce diminutif idiot je suis le seul à l’appeler Benjamin… Il m’a encore écrit une série de haïkus qu’il a dû composer avant d’aller se coucher. Il a du talent, et lui aussi je l’adore.
J’ai bientôt fini mes exercices et je commence vraiment à bien transpirer ! J’essuie d’un rapide revers de main les petites gouttes de sueur qui perlent sur mon front et qui commencent à tomber sur mes yeux. Ca pique ! J’ouvre le fichier Excel où je note toutes mes performances sportives pour faire mes statistiques. Je m’en suis pas mal sorti ce matin.
Il y a une espèce de clameur inhabituelle dans la rue. Je n’entends presque plus le CD de Peter Gabriel, que j’ai mis un peu en sourdine pour faire mes exercices. Plus je monte le son, plus le bruit dehors se rapproche de mes fenêtres. Les mains serrées sur ma serviette éponge, je me rends sur le balcon et je m’accoude pour regarder ce qui se passe dans la rue. C’est carrément impressionnant. Une marée humaine compacte se meut lentement sur des kilomètres. On dirait un long serpentin qui se tord comme une chenille, mais le rythme est irrégulier, presque saccadé. J’ai toujours été nul pour évaluer les distances et les affluences ; mais au bas mot, le cortège compte facilement dix mille personnes qui remontent l’avenue principale pour crier leurs revendications. Plus elles avancent, plus j’ai l’impression de voir un cortège trichrome où sortent de la masse : le rouge, le jaune et le blanc. Le mélange des slogans, qui varient selon les organisations syndicales, ne forme plus au final qu’une note monocorde et uniforme, comme un « Om » indien. J’écoute, pour les comprendre, les cris des leaders syndicaux, mais les mégaphones rendent leurs voix tellement nasillardes que je ne saisis pas grand-chose. On dirait des mantras, pareils à des incantations de shamans, que leurs disciples dociles reprennent à l’envi. J’ai presque peur devant cette masse compacte effrayante de passivité qui coule au pied de mon immeuble. Je n’y vois rien d’autre que le défilé sectaire d’hommes et de femmes qui reprennent d’un ton angoissant, des slogans inventés par leurs gourous. J’ai vraiment la sensation qu’ils sont tous sous hypnose et qu’ils n’ont plus de contrôle sur ce qu’ils disent ou font. Je suis terrifié par la force collective qui ressort de ce composite humain.
Je n’ai manifesté qu’une seule fois… pour voir. Je dois dire que je suis quand même admiratif devant ceux qui ont le courage de se battre pour leurs opinions ou leurs convictions. J’avais tellement peur de me faire charger par les CRS pendant la manif, que je me suis juré de ne plus jamais redescendre dans la rue. Et puis j’aime garder mon libre-arbitre. Pour moi, les syndicats sont de véritables machines de propagande, et l’autisme de mes collègues syndicalistes m’a dégoûté à vie de m’engager dans une action militante. De toute manière, je ne suis ni un meneur, ni un suiveur, mais je ne nie pas que mon indifférence insinue parfois de désagréables frissons dans mon corps.
Je rentre de nouveau dans le séjour, monte encore une fois le volume de la chaîne hi-fi et je retourne dans la cuisine pour préparer mon petit-déjeuner.
Ça me fait du bien de ne pas travailler aujourd’hui. Je ne suis pas du genre à me complaire dans la routine. Je me changerai après avoir mangé mes céréales et bu mon thé. Les auréoles de sueur sur mon débardeur ont maintenant séché et je ne vais pas tarder à me doucher. J’aime bien cette odeur virile et musquée que je sens au niveau de mon entrejambe. Si Benjamin était là, il aurait déjà mis sa tête entre mes cuisses pour y passer sa langue et inspirer longuement les effluves de ma sueur. Après mon petit-déjeuner, j’allume toujours la télé quelques minutes, histoire de m’énerver sur l’indigence des programmes matinaux. Télé shopping, lutte contre les hémorroïdes, psychologues pour enfants débiles (les psychologues, pas les enfants…) qui donnent des conseils d’une voix de demeuré pour qu’on ne brusque surtout pas nos chères têtes blondes et qu’on les laisse nous écraser la gueule quand ils auront quinze ans, jeux musicaux aliénants (retrouvez le nom de ce chanteur qui s’appelle Enrico et qui a chanté « Enfants de tous pays »…), tout y passe. Comme dit Zazie, je garde les images sans le son, et je prends mon Studio Magazine pour choisir les films que je vais aller voir ce week-end. Au bas mot, je devrais en voir trois ou quatre.
Je me claque le visage pour me motiver à me lever et à filer sous la douche. Je me déshabille toujours avant d’entrer dans la salle de bains. Quand on habite comme moi au septième étage d’une tour sans vis-à-vis, se balader nu dans son appartement est un luxe dont j’use et j’abuse régulièrement. Je prends toujours ma douche tiède, immobile pendant quelques secondes sous le jet drainant, ensuite je me savonne le corps à mains nues. Le contact crémeux du gel douche sur mon sexe me donne un début d’érection ; mais je préfère garder ma jouissance pour Benjamin, s’il vient à passer ce soir. Je ne vais même pas me laver l’entrecuisse pour que l’odeur presque sucrée de mes poils collés macère jusqu’à cette nuit. Quand je sors de la douche, j’aime m’enrouler dans une serviette éponge moelleuse, et je me sèche méticuleusement. Ensuite, je me plante devant le miroir entouré d’appliques blanches, au-dessus du lavabo, et je me regarde droit dans les yeux. Ma barbe de deux jours attendra encore un peu pour que je la rase. Benjamin aime bien quand je ne suis pas rasé.
J’ouvre l’armoire dans ma chambre pour choisir une tenue confortable et légère pour cette belle journée de mai : ma chemise marine à manches courtes en stretch mettra bien en évidence mes épaules et le galbe de mes pectoraux de nageur, encore fermes pour mon âge. Par-dessus mon Calvin blanc, j’enfile mon 501 le plus délavé et déchiré aux genoux après une chute à moto. J’assortis mes chaussettes à ma chemise, et cherche une paire bleu marine unie dans mon tiroir. Pour finir Je choisis de lacer mes Asics de ville jaune et noire. Comme aurait dit une de mes collègues, qui me fait un rentre-dedans indécent : « Oh Raphaël, tu es vraiment super tendance aujourd’hui ». J’enfile l’anneau d’argent que m’a offert Benjamin pour fêter le premier anniversaire de notre liaison. Cet anneau c’est mon bouclier contre les attaques de certaines de mes collègues et de mes élèves, le moyen d’avoir la paix et surtout de les faire s’interroger sur l’identité de Madame Guillet, que je cache jalousement et dont je ne parle jamais. Les pauvres, si elles savaient qu’à la place de la jeune fille qu’elles imaginent être mon épouse, je sors depuis plus d’un an avec une petite boule d’amour de bientôt 30 ans, tout en muscles, aux cheveux bruns très courts et au regard marron intense et rieur, elles ne seraient pas déçues.
Je retourne m’habiller dans la salle de bains et je me brosse soigneusement les dents, sans oublier de passer du fil dentaire et de me rincer les gencives avec une lotion mentholée. Je pose un peu de cire de coiffage sur mes paumes et l’applique sur mes cheveux fraîchement coupés, pour leur donner un air négligemment ébouriffés, et je m’avachis sur mon canapé clic-clac pour regarder les informations de 13 heures. Les manifestations de ce matin contre le projet de retraites ont visiblement mobilisé beaucoup plus de personnes que prévu. Si j’avais encore TF1 sur ma télé, j’aurais bien aimé voir la tronche de Pernaud, qui doit s’étrangler de rage derrière son bureau. Mais bon, comme tout être doté d’un intellect normal, j’ai banni cette chaîne de mon écran. Je préfère éteindre la télé et remettre le nouveau CD de Peter Gabriel avant d’aller me promener en centre ville.
14 heures. Il est temps que je me bouge un peu. Il fait vraiment beau dehors et ça va sûrement être agréable de marcher dans les rues piétonnes de la vieille ville. Je vais chercher mon sac à dos dans mon bureau, je prends deux pommes et une bouteille d’eau minérale dans la cuisine. Au cas où, j’emmène avec moi un sweater que je roule en boule dans le sac. Je vérifie que tout est en ordre et je ferme la porte derrière moi. J’appelle l’ascenseur, qui met du temps à venir et je me retrouve maintenant au pied de mon immeuble, dans une atmosphère tiède et baignée de soleil.
Les rues sont de nouveau accessibles aux piétons, même si j’entends encore quelques échos lointains des derniers manifestants qui exigent une dernière fois que Fillon se foute son projet au cul (François détends-toi, ça ne fait pas mal quand c’est bien fait).
La brise marine souffle délicatement. Elle prend en enfilade les pavés des rues piétonnes. J’évite les zones ombragées, beaucoup plus fraîches qu’elles n’en ont l’air. Le gris du granit des maisons de pierre et des toits d’ardoise se reflète sous le soleil. Le ciel bleu, ce petit vent agréable, les cris des goélands me rendent à la fois euphorique et mélancolique. J’entre dans ma librairie habituelle, que je dévalise au moins une fois par mois. A chaque visite, je repars avec au moins une demi-douzaine de livres, qui s’entasseront sur les étagères déjà très fournies de ma bibliothèque. Là encore, j’ai mes manies de vieux garçon : je n’achète et ne lis que des livres de poche. (Ne m’offrez jamais d’éditions brochées, car je ne les lirai pas.) J’explique souvent à mes élèves qu’un livre n’a absolument rien de sacré, et je leur montre les miens, abondamment surlignés et annotés quand je cherche à isoler une citation ou un mot que je ne connais pas et dont j’irai chercher la signification dans le dictionnaire (Je vous montrerai comment je procède tout à l’heure). Au début, je ne jurais que par les poches Folio, puis j’ai découvert la collection « Domaine Etranger » chez 10/18 et depuis quelques mois, je n’achète que de la littérature traduite et principalement anglo-saxonne. Une fois que j’ai fini un livre, je le passe à mon frère, qui le passe à Benjamin et on en discute tous les trois. Ils me remercient de leur avoir fait connaître Michael Cunningham et Edmund White… C’est curieux, ce ne sont que des auteurs gays.
Je remonte chez moi en croquant dans ma granny, et je relève la tête comme à chaque fois pour regarder la tour de quinze étages dans laquelle j’habite. Elle domine toute la ville et surplombe la vallée en contrebas. J’ai de la chance d’avoir un appartement spacieux, très bien conçu, sans angle mort, et surtout orienté est-ouest, ce qui me permet tous les jours de regarder le soleil se lever et se coucher. Quand le soleil darde vraiment, il éclaire l’appartement toute la journée et ses rayons, contre la baie vitrée du séjour, chauffent entièrement la pièce et permettent à mes nombreuses plantes vertes de s’épanouir.
Je suis très fier de mes acanthes, de mes delphiniums et surtout de mes roses trémières dont je m’occupe avec une rigueur monacale.
Ce soir, le coucher du soleil sera certainement magnifique, et j’ai déjà hâte que la nuit tombe pour voir ce spectacle. Après une journée de travail (bon, aujourd’hui, c’est un mauvais exemple car je suis en grève, mais on va faire comme si …) je me plante encore devant ma baie vitrée, ou je sors même carrément sur le balcon pour regarder l’agonie rougeoyante des rayons du soleil dans l’azur bleu cobalt de la mer scintillante (c’est beau, hein ? Et c’est de moi en plus… Bon je sais j’ai une âme de midinette, et ça fait toujours rire Benjamin).
Alors pour patienter avant l’arrivée du crépuscule, je m’installe sur le balcon, dans ce que j’appelle mon jardin d’été. Depuis quelques jours, j’ai ressorti mon fauteuil en alpha que je rends plus moelleux avec d’épais coussins kaki que m’a gentiment faits ma maman. Sur le fauteuil, j’ai aussi placé une longue toile protectrice, d’un mélange de jute et de lin, semblable à la robe que portent les moines Chartreux (On se croirait dans Modes et Travaux, non ?). Sur mon fauteuil, de fines ciselures de marqueterie en entrelacs ornent les accoudoirs et les flancs (vous voyez à quoi ça ressemble ? car je n’ai pas la possibilité de mettre de photos pour vous montrer…). En clair, mon fauteuil ressemble à une chaise longue directement importée de l’Empire des Indes. Chaque fois que j’y assois, j’ai l’impression de me retrouver dans un des ces comptoirs anglais des Indes, comme un personnage d’Agatha Christie (En plus d’être midinette, je suis aussi romanesque et presque romantique… Vous êtes toujours là ?).
J’ai sorti mes livres de leur sac plastique pour les marquer, comme Benjamin m’en a donné l’habitude. Sur chaque couverture, je note mon nom (on ne sait jamais, si je le perds…) la date et le lieu de l’achat, et une fois que j’aurai terminé le roman, j’indiquerai la date de fin de lecture. Je relis les quatrièmes de couverture des poches que j’ai achetés cet après-midi pour savoir par lequel je vais commencer. A priori, ce devrait être le dernier Patricia Cornwell. Je laisse le livre sur la petite table, à coté du fauteuil, rentre les autres pour les poser sur l’étagère « livres à lire » de ma bibliothèque et je vais me préparer un grand bol de thé vert pour plus tard (Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’aime bien boire un thé vert à petites gorgées en lisant un bon bouquin…). J’attends que l’eau frémisse dans la bouilloire électrique (jamais d’eau bouillante pour mon thé, c’est une règle) et je la verse dans mon grand bol noir et rouge de chez Casa pour que mon sachet de thé infuse.
Je retourne sur mon balcon, me cale dans mon fauteuil et j’ouvre le livre en cassant d’un coup sec la reliure. Comme ça, le livre devient plus maniable et je peux le tordre à ma guise. J’ai sorti aussi deux surligneurs de ma trousse : le jaune pour le vocabulaire, le rose pour les citations. Mon portemine est lui aussi prêt pour noter sur la couverture les références des pages, enfin, j’ai coupé en deux quelques feuilles de format A4 pour noter les définitions des mots que j’aurais peut-être à rechercher.
Les heures passent mais je ne m’en soucie pas. Je sens seulement les prémices de la nuit tombante qui commencent à rafraîchir l’atmosphère. Je me suis levé pour aller passer mon sweater gris Quechua en polaire que j’avais pris avec moi pour ma balade de cet après-midi ; mais là le tissu devient de moins en moins imperméable à l’humidité crépusculaire. Je n’ai pas d’autre choix que de rentrer, mais avant de retourner dans mon séjour, j’avale une dernière fois une bonne bouffée d’air marin en regardant la Manche se retirer à marrée basse. Je me dégourdis un peu les jambes, en réalisant que j’ai oublié d’aller à la piscine ce soir, et tout ça à cause de Patricia Cornwell. Tant pis, je referme ma baie vitrée, et je me prépare à m’installer sur mon autre fauteuil de lecture, beaucoup plus vieux celui-là. Malgré les années, le contact du cuir souple et blond est toujours aussi agréable ; il a même conservé son odeur si particulière. Je ne me lasse pas de caresser ce fauteuil, qui jure complètement avec le reste de mon mobilier.
Si vous venez chez moi, vous noterez les influences extrême-orientales très marquées, tant au niveau des meubles, que des objets décoratifs et des tableaux au mur. C’est ce qui a tout de suite plu à Benjamin, qui ne jure que par les philosophies et le mode de vie asiatiques. Il ne comprend pas que je puisse garder ce fauteuil, cette touche d’artisanat nord africain, qui ne va avec rien dans cette pièce. Comme je lui réponds à chaque fois : il va avec moi…
Il n’est pas le seul à être dérouté par cette espèce de verrue dans l’unité décorative de mon intérieur. Mes amis, très au fait de ma maniaquerie presque obsessionnelle pour l’harmonisation des tons, des couleurs et des styles, n’en reviennent pas plus (Au cas où vous auriez encore des doutes, je suis un névrosé chronique doté d’une personnalité paradoxale. En gros je suis plein de préjugés et de contradictions … Ça vous dit toujours de passer du temps avec moi ?). D’ordinaire, tout doit se fondre dans une unité décorative. J’ai choisi et disposé chaque objet dans mon appartement pour laisser circuler les énergies intérieures. A de nombreuses reprises, j’ai expliqué que la présence de mon fauteuil tunisien se justifiait plus par sentimentalisme et confort que par esthétisme. Je n’ai jamais rien trouvé de mieux que ce fauteuil et son pouf assorti pour lire. Allez, je vous le dis, pour être vraiment très honnête avec vous, j’ai pu me payer ce fauteuil grâce à mon premier job d’été. J’avais passé deux mois sur le quai d’un transporteur routier à travailler comme débardeur. Alors en souvenir de mes deux tendinites aux coudes, j’attendrai que ces deux reliques, qui affichent maintenant quinze ans au compteur, ne tiennent plus que par un fil pour m’en débarrasser (je suis aussi un grand sentimental, maintenant vous commencez vraiment à me cerner, non ?).
Je me suis installé nonchalamment, et à la fin de chaque page que je lis, je regarde le ciel encore dégagé et vierge de tout nuage. La nuit sera sûrement très claire. La baie commence enfin à s’endormir et à tomber dans un paisible sommeil rougeoyant et nacré. (Pas facile à se représenter tout ça… en résumé, le soleil couchant laisse des ombres orange et nacrées sur la mer, et comme le jour tombe, c’est comme s’il s’endormait.)
J’inspire une nouvelle fois très longuement, presque heureux. J’aurais envie d’arrêter ma lecture un moment, mais Cornwell, avec ses intrigues alambiquées m’a pris dans ses filets. Pourtant, je me lève à contrecoeur pour aller préparer mon dîner, dont le menu est invariable chaque soir. En attendant que l’eau nécessaire à la cuisson de mes nouilles chinoises ne bouille, j’en profite pour lire une nouvelle page. Mon potage de légumes, que j’ai préparé avec soin et amour, finit de chauffer dans le micro-ondes et je viens de faire macérer mes nouilles dans le bouillon aromatisé aux saveurs de poulet. Je dois avouer que je m’alimente plus que je ne mange, et je sais, qu’à dîner aussi vite, je vais avoir des crampes d’estomac plus tard dans la soirée. J’ai un estomac très rancunier. En trois coups de cuiller, j’avale mon yaourt allégé à la cerise et je décide de laisser ma vaisselle sale dans l’évier pour ce soir. Je la laverai demain matin.
J’imagine que ma maman serait absolument furieuse si elle venait à voir ces deux bols ridicules et cette petite cuiller blanchie par les filaments de yaourt abandonnés dans leur crasse jusqu’au lendemain. Mais en tant que fils rebelle, je trouve toujours quelque chose de jouissif à transgresser les lois de l’enfance. C’est comme quand je porte mes sous-vêtements deux jours de suite et que je les échange avec ceux de Benjamin pour garder son odeur sur moi (mais non ce n’est pas sale, surtout quand il s’agit des vêtements de son amoureux… forcément c’est surtout un truc d’homos, on peut difficilement concevoir le même échange dans les couples hétéros !).
La nuit est tombée et je me suis de nouveau installé dans mon fauteuil anachronique, pour lire à la lueur du petit spot halogène que j’ai clippé sur le pot de mon gigantesque philodendron (C’est un ami qui m’a donné l’idée de cet éclairage très efficace et facile à réaliser même pour le piètre bricoleur que je suis). En plus de m’éclairer, la morsure vive de l’ampoule diffuse une chaleur très agréable. Le reste de l’appartement dort paisiblement dans la pénombre rassurante de ma présence. Plus aucun bruit ne perturbe ma lecture. J’ai coupé la sonnerie de mon téléphone, mis mon portable en position silencieux, et surtout hors d’atteinte de mon champ de vision (Autre manie de vieux garçon, je ne peux lire que dans le plus grand silence et rien ne doit me perturber ou me déconcentrer, surtout si je lis du Cornwell). A deux reprises j’entends quand même mon répondeur se déclencher et ma voix à peine audible débiter mon message de bienvenue, que j’ai mis une bonne demi-heure à préparer et à enregistrer. Je verrai bien, au moment d’aller me coucher qui m’a appelé. A priori, mon frère Fanou et Benjamin.
L’heure avance et je resterai bien encore un peu à lire. Je suis un noctambule, et je n’ai pas besoin de beaucoup d’heures de sommeil pour récupérer. Mon horloge biologique est réglée de telle façon que je ne peux pas m’endormir avant minuit. Mais là, je sens que mon attention devient plus diffuse et qu’il est temps d’aller me coucher (D’autant plus que demain je ne fais pas grève, et que j’ai trois heures de cours avec mes terminales BEP).
Je retire mes Asics et traîne mes pieds en chaussettes jusqu’à la salle de bains. J’enlève ma chemise et mon jean que je roule en boule pour les jeter avec désinvolture dans la panière à linge IKEA. Je n’ai plus sur moi que mon boxer de coton blanc Calvin Klein (il me fait de belles fesses d’après Benjamin) et mes chaussettes marine qui descendent un peu sur mes chevilles. Je me regarde dans le miroir et je me dis que dans quelques semaines je vais atteindre l’âge christique (enfin c’est une légende l’âge du Christ, car s’il est vraiment né le 25 décembre et mort pour Pâques, il n’avait pas 33 ans, mais 32…). Je n’arrive pas à me résoudre à cette idée, mais je vois mon corps vieillir. Si je reste quelques jours sans me raser, des poils blancs piquettent mon menton, et j’en ai même trouvé (des poils blancs bien sur) sur mon torse et autour de mes tétons. Mes tempes comment à grisonner elles aussi. Malgré tout le sport que j’avale chaque semaine, j’ai plus en plus de mal à garder mes pectoraux et surtout mes abdominaux fermes. Si je ne surveillais pas mon alimentation, je serais sûrement un de ces trentenaires adipeux qui se laissent aller, dès qu’ils perdent leur premier cheveu (Je fais partie de cette catégorie de personnes qui sont capables de grossir rien qu’en respirant. Imaginez donc l’enfer qu’est ma vie…).
Mes performances sportives ont aussi commencé à décliner un peu. Je nage maintenant une seconde moins vite mes séries de dix longueurs à la piscine. Bientôt, toutes ces secondes ajoutées se transformeront en minutes avec toutes les conséquences psychologiques sur un homme aussi anxieux que moi. Le chronomètre et mon corps sont devenus maintenant mes deux ennemis les plus féroces.
Je me brosse une nouvelle fois les dents avec la même application, et avant de les rincer encore avec ma solution dentaire, je passe l’hydropulseur sur mes gencives pour chasser les impuretés. J’ai beau me mettre au lit avec une douce fraîcheur mentholée dans la bouche, cela ne va pas m’empêcher de me lever demain avec l’impression d’avoir avalé une colonie de putois pendant la nuit.
Je retire maintenant mon boxer et mes chaussettes et je me regarde cette fois totalement nu devant ma glace.
Je me dirige jusque vers ma chambre, guidé par la petite lumière rouge clignotante de mon répondeur téléphonique. La nuit est tellement noire, qu’on dirait qu’elle a déposé une chape de plomb sur la mer. Je presse la touche qui me permet d’avoir accès à mes messages. Pas de surprise pour le premier, c’est encore mon crétin de frère qui fait le zouave au bout du fil (mais bon il est comme ça mon frère, faut pas y toucher, je l’adore… oui je sais, j’ai déjà écrit la même phrase un peu plus haut dans l’histoire. C’est un procédé narratif volontaire, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas sénile !).
Pour vous donner une idée du type de message standard de mon frère, ça commence toujours par la même blague…
Salut frangin, ça va ? Tu connais la dernière ? C’est James Bond qui se scratche en vol pendant une mission et qui parvient quand même à ouvrir son parachute et à atterrir dans la cour d’une ferme. Mais bon, tu connais James Bond, quoi qu’il arrive il finit toujours en smoking avec son brushing impeccable. Là, il avance vers la ferme où une fermière assez moche attend sur le pas de la porte. Notre James, très poli, lui dit : Hi, my name is Bond, James Bond. A ce moment là, la femme lui répond : Ben moi c’est Monde, Raymonde.
Chaque fois que Fanou (Fanou c’est le diminutif de Stéphane…) m’appelle et que je ne suis pas là, j’ai droit à cette blague sur mon répondeur.
Mais aujourd’hui après la blague, il m’annonce une excellente nouvelle :
Plus sérieusement Raphaël, j’ai décidé de larguer Nadège ce week-end. Faut que je me prépare psychologiquement pour l’épreuve. Je te rappelle demain soir, alors essaie d’être là ou décroche le téléphone même si t’es en train de lire. Bon ben je vais te laisser. Yo man, faut que j’aille me pieuter, car j’ai une rude journée demain matin. Je t’embrasse mon frérot d’amour. Yeehee !!!
Imaginez les dernières phrases prononcées avec une voix de rappeur du 9-3 et un éclat de rire dément à la fin, tout en cascade, qui atteint les aigus les plus insupportables et vous aurez une idée des messages que me laisse généralement mon petit frère. J’ai l’air de faire la fine bouche, mais si je ne lui parle pas ou si je ne l’entends pas au moins dans la journée, je deviens fou.
Le second message vient de Benjamin …
Bonsoir mon petit ange. Je suis passé en voiture devant chez toi, et j’ai vu le spot éclairé dans le salon. Je n’ai pas voulu te déranger, en plus j’ai eu beaucoup de travail aujourd’hui et je suis vraiment fatigué. J'ai préféré rentrer pour aller me coucher, même si j’avais envie d’un gros câlin contre toi. On se rattrapera vendredi soir. Je t’embrasse très fort mon amour. Dors bien et fais de beaux rêves. Tu sais quoi ? Je t’aime.
La voix de Benjamin est toujours calme et posée, une voix douce et tellement agréable. Je suis furieux contre moi et contre mon égoïsme. Benjamin ne s’est pas arrêté à cause d’un code idiot que j’ai fixé pour ne pas être dérangé quand je lis. Si ça se trouve, il est rentré chez lui triste et le cœur gros. Il faudra que j’apprenne à plus penser à lui quand je sens qu’il me manque. S’il n’était pas si tard je les appellerais tous les deux pour leur dire aussi que je les aime. Promis Benjamin, tu auras double ration de câlins ce week-end.
J’avance dans le noir encore perdu dans mes pensées, celles des deux messages des êtres qui me sont les plus chers. Je rentre dans ma chambre et je décide de dormir la fenêtre ouverte pour la première fois cette année. Il a fait chaud aujourd’hui, comme pour une journée de juillet. Je redescends le store pour assombrir la pièce, et je passe un short de sport en coton très moulant avant de me blottir sous mon épaisse couette en duvet estampillée elle aussi IKEA. J’ai beau posséder un lit de 160, je dors toujours sur le côté droit, que je sois seul ou avec Benjamin, même quand je plaque ma poitrine contre son dos pour qu’il s’endorme dans mes bras. Je règle le radio réveil sur 7 heures 30 et sélectionne une plage sur le nouvel album de Shania Twain pour me réveiller demain. Je me replonge quelques minutes dans Cornwell jusqu’au moment où je sens le livre tomber sur mon nez. Je retire mes lunettes, presse la touche SOMMEIL de mon radio réveil. La lumière de ma chambre s’adoucit peu à peu, et je vais m’endormir en écoutant la dernière heure de l’émission de Francis Zégut Pop Rock Station sur RTL2. Sa voix rauque annonce les titres qu’il va passer jusqu’à 1h du matin. J’espère que je tiendrai jusqu’à Iron Butterfly et In a Gadda Vidda, car cela fait des années que je n’ai pas entendu cette chanson à la radio.
Quoi qu’il arrive, la musique s’arrêtera à 1h, et ma chambre plongera dans un frêle silence, que seule ma respiration endormie perturbera.