CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 10
Philippe Esteban
CHAPITRE 10
Je ne sais pas si je pourrai me lasser un jour de regarder la mer de mon balcon. Même quand il pleut, il m’arrive de sortir me mouiller pour voir de plus près ses reflets grisâtres pleins d’écume. J’ai les deux coudes posés sur la murette de briques blanches et je viens de coincer une cigarette entre mes lèvres. La flamme du briquet n’a pas vacillé et j’ai pu facilement l’allumer. Quand j’ai tiré sur la première bouffée, la fumée de la Rothmans m’a presque étouffé. C’était brutal, brûlant, mais agréable au final. C’était nocif, mais pourtant ça m’a fait du bien.
J’écrase le mégot dans le terreau encore humide de ma grande jardinière en terre cuite. Mes doigts sentent le tabac et quand je mets ma main en paravent devant ma bouche, mon haleine n’a plus ce goût de menthe que lui donnent les nombreuses pastilles que j’avale chaque jour.
Je me suis assis à la table du séjour et j’ai étalé toutes les feuilles et les documents que l’on m’a remis depuis ce matin. Je classe ça par thème avant de tout mettre dans un porte-documents vide. A mesure, je pointe les tâches que j’ai déjà accomplies et celles qu’il me reste à faire. Finalement je ne m’en suis pas trop mal sorti pour le moment ; tu vois j’ai même le temps de souffler un peu avant de passer récupérer tes affaires à ton bureau.
J’appelle Didier. Il décroche au bout de la seconde sonnerie. Sa voix n’essaie même pas de dissimuler sa tristesse. Nous n’avons pas besoin de nous lancer dans de grands discours, je serais incapable de toute façon d’engager une conversation téléphonique avec qui que ce soit. On décide de se retrouver à ton bureau dans une demi-heure, le temps que je pose ma voiture chez toi et que je prenne un taxi, car il faut que je ramène ta moto dans ton garage.
Je retourne dans ma chambre pour me changer une nouvelle fois. Le contenu de la housse de plastique posée sur mon lit est toujours aussi tentant, mais je ne céderai pas à mon envie morbide de te porter sur moi. Je repasse mes vêtements de ce matin. Je sais, j’aurais pu en mettre d’autres, mais ils sont tellement associés à la nouvelle de ta mort, que j’ai besoin de les garder encore un peu. Les odeurs de sueur se sont imprégnées dans les fibres de mon sweat-shirt… avec la chaleur de mon corps, elles vont se réveiller et se raviver. L’essence forte et masculine de mon épiderme reste encore figée, elle ne va pas tarder à ressusciter. Je cire une nouvelle fois mes bottes avant de les chausser pour les débarrasser des traces de pollen jaune sur les talons et les flancs. J’ai plié soigneusement mes autres vêtements, que je remettrai chez toi, avant de repartir chez papa et maman. Je les ai posés soigneusement au fond de mon sac à dos, pour ne pas qu’ils se froissent… surtout ma chemise. J’ai protégé mes mocassins à lacets dans un sac plastique, comme çà ils ne saliront rien.
Par curiosité, j’ai regardé par la fenêtre de ma chambre si je pouvais voir l’emplacement de ta tombe, avec cette fois une vue inversée et forcément plus panoramique avec la hauteur. J’avais raison, tu seras juste dans mon champ de vision quand je fermerai ou j’ouvrirai les stores. Je t’aurai à l’œil comme ça. Je verrai si tu t’es fait des copains parmi les morts, ou alors si tu les emmerdes en faisant le zouave, comme t’as l’habitude de le faire.
J’ai laissé la Polo garée sur l’avenue en plein soleil. Je vais encore me taper une bonne suée pour aller chez toi. Je roule toujours vitres baissées, coude sur la portière et sans la radio. De toute façon, avec le bruit de la circulation et de l’air qui traverse l’habitacle, je ne vois pas trop l’intérêt de mettre de la musique.
Ta rue est déserte, alors je pique une petite pointe de vitesse avant de me garer au frein à main. Finalement c’est bien pratique ce gravier sur le parking en face de chez toi. Ta voisine d’à côté m’a entendu arriver, elle a relevé son rideau, mais ce n’est tellement pas discret que je vois juste le coin de son visage d’oiseau de proie me guetter par-dessous. Je lui fais un petit coucou. Ça a dû la vexer, car elle a aussitôt disparu de sa cuisine.
Je viens d’appeler un taxi. Normalement il devrait être là d’ici dix minutes. Je vais pouvoir m’en griller une autre en attendant. J’aurais parfaitement pu rentrer chez toi au frais ; mais Fanou, je ne sais pas pourquoi, je n’arrive pas physiquement à traverser la route. Je vais mettre ça sur le compte de l’appréhension.
Le taxi arrive plus tôt que prévu. J’ai juste le temps d’écraser mon mégot du talon quand sa Mondéo débouche du coin de la rue. Je lui demande d’aller dans la zone artisanale, en lui précisant l’adresse et le nom de ton bureau d’études. Il faut dire que si on ne connaît pas bien le coin, on peut facilement tourner un bon moment. Il a mis Nostalgie en fond sonore, et on arrive juste devant ton bureau au moment où Nicoletta finit de brailler que le soleil est mort. Chanson de circonstance…
Ta CBR trône fièrement sur le parking, toute rutilante de rouge. Je la regarde avec fierté, mais aussi une certaine appréhension, car il va falloir que je la ramène chez toi tout à l’heure.
Le carillon argentin dans l’entrée avertit Didier de mon arrivée. J’entends le bruit de sa chaise qu’il repousse et celui des semelles de caoutchouc de ses tennis sur le linoléum. Il avance vers moi lentement. Son visage est littéralement décomposé.
C’est lui qui t’a accompagné aux urgences. C’est lui qui t’a vu vivant le dernier. Tout s’est passé devant ses yeux, et je peux facilement comprendre le traumatisme qu’il a dû subir ce matin. Je ne ressens plus la fraîcheur agréable de la climatisation dans le hall. A la place, l’atmosphère feutrée est devenue lourde, presque pesante. Je devine sa très forte son envie de me parler, mais aussi sa réticence à tout me raconter, sans doute pour me ménager.
- Bonjour Raphaël. J’aurais aimé qu’on se revoie dans d’autres circonstances. D’abord je voudrais te présenter mes condoléances pour la mort de Stéphane.
- Je te remercie Didier. C’est gentil.
- Si tu savais comme c’est dur depuis ce matin… C’est arrivé tellement vite. Je n’ai rien vu venir. Stéphane s’est pointé avec la migraine. Il s’est mis tout de suite au travail. Il m’a demandé de lui préparer deux aspirines, et après on a fait le point comme tous les jours pour planifier la journée, fixer les rendez-vous… La routine quoi. Au moment où il a eu son malaise, il était en train de me raconter une blague. Il s’est mis à rire avant la chute, ce qui fait que je ne la connaîtrai jamais, et puis il s’est pris la tête dans les mains et là il m’a dit un truc bizarre : Didier, appelle une ambulance, c’est la fin. Après, il a essayé de se lever, et il est tombé tête la première sur son bureau. A un moment, j’ai cru qu’il avait explosé le tableau de verre de sa table, mais c’était un cadre qu’il avait sur son bureau qui venait de tomber. Je l’ai relevé, puis je l’ai assis sur son fauteuil. Il avait les yeux grands ouverts, les pupilles complètement dilatées. Je voyais qu’il avait du mal à respirer. J’ai sauté sur le téléphone, j’ai appelé les pompiers et après, j’ai dû rester seul avec lui en attendant qu’ils arrivent. Je voyais ses yeux devenir rouges, les vaisseaux lâchaient l’un après l’autre. Je lui maintenais la bouche ouverte pour pas qu’il avale sa langue. Comme je ne sais pas faire le bouche à bouche, j’avais peur qu’il s’étouffe. Les pompiers sont arrivés dix minutes après mon appel. J’ai fermé le bureau, je suis parti derrière eux avec le portefeuille de Stéphane et ses papiers. Et une fois qu’il est entré aux urgences, je l’ai plus revu. J’ai attendu un moment dans la salle d’attente et quand le médecin est sorti, j’ai tout de suite compris… Il n’a même pas eu besoin de me dire que Stéphane était mort. Le plus difficile, ça a été de prévenir tes parents. J’avais espéré tomber sur ton père, pas de chance c’est ta mère qui a répondu. Je ne sais pas si tu imagines ce que ça représente d’annoncer à une mère que son fils est mort. Tu sais Raphaël, il y a deux choses que je n’oublierai jamais je pense, c’est le regard de Stéphane au moment où il m’a dit que c’était fini, et le cri qu’a poussé ta mère quand je lui ai appris la nouvelle.
Je l’ai laissé parler sans l’interrompre. Il avait trop besoin de tout me raconter. Je ne suis pas encore rentré dans ton bureau, mais je sais qu’à la seconde où j’y pénétrerai, je vais revivre la scène comme si j’en avais été témoin moi aussi.
- Raphaël, c’était quelqu’un ton frère. Je l’aimais beaucoup… C’est dur de parler de lui au passé. Je n’y arrive pas encore. Au boulot il n’était pas toujours facile à vivre. C’est le propre des patrons exigeants avec eux-mêmes. Mais il savait bien récompenser aussi. C’était un faux méchant. Et puis fallait toujours qu’il déconne pour détendre l’atmosphère. Je ne sais pas où il trouvait ses jeux de mots à deux balles, ses blagues vaseuses, mais bon quand c’était lui qui les racontait, ça me faisait toujours marrer.
Et puis, il me parlait tous les jours de toi. C’est marrant il t’appelait rarement par ton prénom. Il disait presque toujours : mon grand frère. Et puis fallait voir comme il était fier ... Ça frisait l’idolâtrie. Je suis fils unique, donc je ne connais pas ce genre de rapports entre frères ou sœurs. Mais quand je l’entendais parler de toi, ça me filait la chair de poule.
Je suis incapable de lui répondre. Les mots que je voudrais lui dire restent bloqués dans ma gorge. Moi aussi je t’appelais rarement par ton prénom quand je parlais de toi. J’évoquais « mon petit frère », pas Stéphane, et encore moins Fanou. J’avais certainement la même fierté dans la voix, la même lueur dans les yeux… comme quoi on était presque pareils toi et moi. Je n’arrête pas de déglutir pour ne pas que ma gorge sèche. Ce que Didier m’a dit m’aurait ému aux larmes dans un autre contexte, mais je suis tellement sous le choc que je n’arrive toujours pas à pleurer, et Dieu sait que j’en ai envie. Il me conduit dans le bureau, et j’ai un léger mouvement de recul avant d’entrer. Rien n’a été touché, il a tout laissé en l’état, la chaise repoussée, le cadre à terre sans qu’on puisse voir la photo qu’il contient. Un désordre sur le panneau de verre dépoli sur lequel tu travaillais. J’ai les images qui défilent maintenant, j’ai l’impression de vivre ce que Didier m’a raconté.
Je suis à sa place et je lutte avec toi pour te garder en vie. C’est curieux, mais je m’imagine en pleurs devant toi, à hurler « Meurs pas Fanou ! », à te serrer dans mes bras pour te donner ma chaleur et ma vie. Je crois que j’aurais été incapable de te lâcher pour qu’on t’emmène à l’hôpital. Ça me rappelle un trop mauvais souvenir, un jour où je t’ai vu partir en pleine nuit, aux urgences. Il y a si longtemps…
Je serais monté avec toi dans le camion du SAMU, je t’aurais tenu ta main jusqu’au bout. Et puisque l’issue finale a été fatale, alors j’aurais voulu que tu expires ton dernier souffle dans mes bras. Jusqu’à la fin, Fanou, j’aurais pu jouer mon rôle de grand frère. Tu m’as épargné le romantisme de cette mort, et finalement ce n’est pas plus mal. Je n’ai pu voir que ton visage presque paisible dans la housse mortuaire, tes yeux clos sans les ravages du sang, tes lèvres peut-être un peu pincées, mais toujours avec cette moue charnelle dont je n’ai pas hérité.
Didier reste sur le pas de la porte et me laisse entrer seul.
- Je ne peux pas encore entrer dans son bureau, et pourtant, j’y suis venu souvent quand il n’était pas là… Je n’arrive toujours pas à le croire. Je bosse dans le bureau juste en face, et chaque fois que je lève la tête, j’ai l’impression qu’il est là… Mais c’est qu’une impression. Tu sais si la date des funérailles a été fixée ?
- Oui, je suis passé à la mairie, aux pompes funèbres et à l’église cet après-midi. Logiquement je devrais retourner au funérarium ce soir avec les vêtements de Stéphane, mais je ne crois pas que j’aurai le temps, ni la force surtout d’y retourner. Pour les funérailles, ce sera vendredi matin. Dix heures trente pour la cérémonie religieuse, à l’Eglise Saint Mathieu et onze heures quarante-cinq au cimetière. C’est peut-être prématuré de te poser la question, mais tu comptes garder le bureau d’études ?
- Ça je ne sais pas encore. L’affaire est au nom de Stéphane, et je ne suis qu’employé. Mais je connais bien le travail, j’ai traité certains dossiers, donc je pense que je pourrais liquider les affaires courantes pendant un moment. Pour le reste, je ne sais pas comment ça va se goupiller administrativement. Disons que depuis ce matin, j’ai deux choses en tête, la mort de ton frère, et l’avenir du cabinet. Je vais te laisser un moment pour que tu récupères ce que tu juges nécessaire. Si t’as besoin de quoi que ce soit, je suis en face. Raphaël… Quand je te vois comme ça, j’ai l’impression de voir Stéphane, et pourtant vous n’avez pas du tout le même visage. C’est troublant… A tout à l’heure…
C’est la première fois que je rentre dans ton bureau. Tu n’as jamais voulu me montrer l’endroit où tu travaillais. Je peux le comprendre, c’est quand même un lieu très intime. Tu n’as mis que des photos de voyages au mur. Et ces souvenirs de voyages, on les partage aussi, vu qu’on les a faits ensemble. De l’acier et du verre dépoli partout, une décoration presque industrielle, en tout cas très froide. Ça frise même le dépouillement total. Toutes tes revues professionnelles sont classées dans des porte-documents et posées sur les étagères contre les murs. Ton bureau n’a pas de tiroir, comme si tu cherchais à montrer que justement tu n’avais rien à cacher. Ton minimum vital était posé sur cette grande vitre en forme de lune : tes stylos, une radio, ton ordinateur portable. Il restait la place pour ce cadre, qui est toujours à terre, la face contre la moquette d’un bleu délavé. Je me suis assis dans ton fauteuil et j’ai ramassé la photo pour la remettre à sa place. Je sens encore une bouffée d’émotion me traverser les tripes, sans pour autant parvenir à me faire pleurer. Tu as gardé avec toi cette photo qu’on avait prise à Memphis pendant les vacances de Noël 97, quand tu étais venu passer les fêtes avec moi. Tu te rappelles ? Il faisait un froid pas possible, et tu tenais absolument à ce qu’on soit photographiés devant le portail de Graceland. Je me rappelle que c’est une Japonaise, qui n’articulait pas un mot d’anglais, qui avait pris la photo.
J’ignorais que ce cliché avait autant d’importance pour toi. Cela me touche tellement de nous voir tous les deux ici dans ce cadre. C’est vrai qu’on est bien sur cette photo, en plus on a un beau sourire, t’as l’air heureux d’être là.
Je récupère les clés de ta maison, celle de la moto, la télécommande pour ouvrir ton portail et la porte de ton garage. Comme tu es toujours bien organisé, tu avais tout déposé dans un vide-poche en métal à côté de ton pot à crayon. C’est marrant, j’ai exactement les mêmes fournitures de bureau.
Je ne sais pas si je dois prendre l’ordinateur ou pas. Je préfère le laisser à Didier pour l’instant. Il va peut-être en avoir besoin pour consulter tes dossiers. En tout cas, je le préviens que je le lui laisse.
Je sors du bureau sans regarder derrière moi, ni même fermer la porte. J’ai mis tes affaires dans mon sac, et protégé la photo entre ma chemise et mon pantalon. Dans l’entrée, sur le grand portemanteau, je décroche ton blouson, ton casque avec tes gants bourrés dedans. Le blouson est trop grand… Je le sais c’est moi qui te l’ai acheté pour Noël, et j’avais dû l’essayer avant. T’avais fait un peu la gueule quand tu avais ouvert le paquet, et ça m’avait fait un peu de peine… Tout ça parce que Nadège ne t’avait offert que d’affreuses pantoufles fourrées en forme de singe et le DVD d’un film que tu avais déjà. Je ne sais pas si j’oscille entre le malaise et la griserie au moment où je remonte la fermeture de ton blouson. Ton odeur me saisit, celle du cuir presque neuf et encore un peu âcre, mélangée à celle de ton eau de toilette qui s’est déposée sur l’encolure et la doublure.
J’embrasse Didier avant de partir et il me serre fort contre lui, sans dire un mot.
Lorsque je me retrouve sur le parking, j’ai encore plus peur que ce matin pendant le trajet à l’hôpital. C’est la toute première fois que je vais monter sur ta moto en tant que pilote, la première fois aussi que j’aurai une sportive entre les mains, et pour finir avec une cylindrée supérieure à 600 cc3. Vraiment, aujourd’hui c’est la journée des premières fois, de toutes les premières fois. J’essaie de trouver la bonne position pour faire corps avec ta machine. D’ordinaire je me retrouve avec mon torse contre ton dos, mes bras autour de tes hanches pour poser mes mains sur le réservoir. Je me cambre un peu, dans une posture presque intime. J’ai tourné la clé dans le démarreur et joué sur l’accélérateur par à-coups. Une nouvelle pulsion de jouissance sexuelle me traverse le bassin pour remonter jusque dans mon ventre. Au moment où j’enfile ton casque, une autre bouffée de tes parfums se mêle à la précédente. L’odeur de tes cheveux où les effluves de shampooing côtoient celles de ta sueur me fait presque défaillir. J’ai établi une sorte de contact, de communion olfactive et tactile avec toi, et je n’avais jamais connu une telle émotion auparavant. Et pourtant on s’est tant de fois échangés nos vêtements, tu récupérais même les miens quand on était gamins, mais pour la première fois, là encore, je porte quelque chose de toi qui n’a pas été lavé au préalable et qui a gardé la marque d’un contact brut avec ta peau. J’ai l’impression de faire corps avec toi, de rentrer dans une sorte d’intimité qui devrait être interdite entre frères, et ce sentiment fort me gêne et me perturbe au plus haut point. Je ressens une pulsion incestueuse pour toi, un plaisir jouissif dans cette relation indirecte avec ta chaleur. J’aime les traces de toi que tu laisses sur moi.
Avant de prendre vraiment la route, je m’exerce quelques minutes, sur le parking désert, à passer les vitesses, à accélérer, à rétrograder, à freiner, à dompter cette moto qui me fait tellement peur. Même si je n’ai que cinq kilomètres à parcourir pour aller chez toi, je sens l’angoisse monter un peu. Je me souviens de ces virées tous les deux la nuit sur la voie rapide où tu prenais plaisir à pousser la moto au maximum et où j’abandonnais ma vie entre tes mains. Je repense à la tête de papa quand tu as débarqué avec ta première bécane à la maison. Comme il me l’a dit ce matin, il pensait que ce serait la moto qui te tuerait… Il ignore encore que c’est le sang qui a eu raison de toi.
Je n’imaginais pas que ce serait aussi facile de ramener ta moto jusqu’à chez toi, à la limite j’ai presque trouvé ça agréable. Avant d’arriver, je m’autorise une petite pointe de vitesse en guise de poussée d’adrénaline sur la ligne droite devant ta maison. La voisine refait une apparition derrière son rideau. Elle a droit de nouveau à un petit « coucou ».
Je suis au bord de l’explosion. La puissance de ta moto, ton parfum grisant, le contact indirect de ta peau contre la mienne me ramènent à toi, vivant, et je n’ai pas envie de quitter cet état de quasi- béatitude. J’ai appuyé sur la télécommande et les portes du garage se sont ouvertes.
Je coupe le contact de la moto et je la béquille à coté de ta voiture. J’enlève le casque et inspire longuement à l’intérieur pour garder encore un peu ta présence dans mes sens. Je retire les gants aussi : mes mains se sont imprégnées de ton odeur, de celle du cuir, et quand je passe ma main dans mes cheveux, il y a cette alchimie de parfums tellement violente qu’elle me plie en deux de douleur. Jamais jusque là les traces de ton absence ne m’avaient fait aussi mal.
Je sors du garage pour récupérer mes affaires dans la voiture. Avant d’entrer, j’allume une nouvelle cigarette histoire de me calmer. La première bouffée est toujours aussi brutale, brûlante, mais tellement agréable finalement. J’avale la fumée nocive en me disant qu’il n’y a pas de honte à se faire du bien en se faisant du mal.