CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 11

Philippe Esteban

CHAPITRE 11

 

Finalement je me suis décidé à traverser ta rue. La serrure du portail ferme toujours aussi mal, tu n’as pas encore eu le temps d’en acheter une autre pour la changer. L’allée pavée qui monte jusqu’à chez toi est tellement recouverte de mousse, que j’ai du mal à en deviner la couleur d’origine. Je récupère ton courrier dans la boite: tu as reçu deux lettres. Une d’Amnesty International, et l’autre qui doit être ta facture de portable. J’ouvre la porte d’entrée avec le trousseau de clés que j’ai ramené de ton bureau tout à l’heure. J’aurais pu prendre le mien, mais je l’ai oublié quand je suis repassé à la maison.

Tu as à peine eu le temps de profiter de ta maison : juste quelques semaines en fait. Tu as emménagé quand déjà ? Fin mars ? Début avril ? C’était dans ces eaux-là de toute façon. Au début, tu me disais que tu regrettais un peu ton appartement parce que  tu ne pouvais plus voir la mer de tes fenêtres. Tu passais même chez moi avant de rentrer pour regarder le soleil se coucher. Enfin, tu ne l’as pas fait très longtemps…

Ça me fait bizarre de déflorer l’intimité de tes dernières heures ici. J’ai l’impression de profaner ton sanctuaire. Chaque objet que je vais trouver, chaque trace de toi va immanquablement me conduire à me poser des  questions dont je ne pourrai que supposer les réponses.

Le silence de la maison m’effraie. On distingue à peine le ronronnement sourd du réfrigérateur dans la cuisine. On devait la refaire ensemble cette cuisine. Tu trouvais la couleur des meubles trop sombre,  à la place du marron chocolat,  tu avais choisi une teinte « bleu grec » pour les repeindre.

Juste derrière la porte fermée, je trouve la paire d’Adidas avec laquelle tu cours. Des socquettes de sport de coton marine sont bourrées à l’intérieur. Je les touche, elles sont encore humides de transpiration. Je remarque la trace de tes pieds nus sur les carreaux noirs. Tu as dû aller directement dans la salle de bains, pour te doucher, ou te changer. Quelle heure était-il ? Qu’as-tu fait après ? Ca restera un mystère. J’aurais du mal à reconstituer le fil de ta dernière nuit. Tu as laissé davantage d’indices sur le déroulement de ta matinée.

 

Dans l’évier de la cuisine, je trouve les restes de ton petit-déjeuner. Ta tasse de chocolat avec un peu de lait au fond, et des grains de cacao qui ne se sont pas dissous. Tu ne l’as pas lavée, tout comme ton verre de jus d’orange où un peu de pulpe s’est collée sur le bord où tu as posé tes lèvres. Juste à côté, dans un pot de yaourt vide, la petite cuiller que tu as utilisée et  un bol de müesli à moitié plein.

On dirait que tu as pris ton petit-déjeuner en toute hâte, pressé par le temps. Tu t’es peut-être rendormi après la sonnerie du réveil, à moins que tu ne l’aies pas entendue.

J’inspecte le plan de travail, sans rien toucher, sans rien déranger. Tu as laissé un autre verre, plus petit, avec à coté, un tube d’aspirine vide.  Je ne sais pas combien de cachets tu as pris, ni même quand tu les as pris… Je suppose que tu as dû te coucher hier avec la migraine et que ce matin au réveil, elle était toujours présente.

Ton repas de midi a fini de décongeler dans le micro-ondes. Du riz, des légumes et du blanc de poulet coupé en dés.

Je pose tes deux lettres à coté du soliflore où trempent les deux tiges rabougries de pommes d’amour complètement défraîchies.

Je me retourne vers la porte-fenêtre de la cuisine, et je remarque que le carreau du bas n’a pas été changé. Une longue fêlure le traverse toujours en diagonale.

A côté de la fenêtre, tu avais placé une table à roulettes du même design que ton mobilier de bureau : verre dépoli et acier. C’est là que tu rangeais tes alcools forts pour nos soirées du jeudi. C’est vrai que tu préférais qu’on les passe chez toi depuis que tu avais la maison, car on pouvait mettre la musique un peu plus fort et profiter de la terrasse. Je me souviens bien de notre première soirée ici : t’avais insisté pour qu’on reste dehors jusqu’à la tombée de la nuit. Certes, il avait fait soleil toute la journée, mais ça a avait vite fraîchi. On avait fini tous les deux en parka dans le jardin, tout ça  parce que monsieur Fanou voulait  prendre l’apéro sur sa nouvelle table en bois de chez Botanic. Il me reste encore de quoi me faire quelques cocktails au gin ou à la vodka, la  tequila et le whisky ont pris une bonne claque !

 

Je rentre dans le petit cellier à côté de la cuisine. Tu avais mis une lessive à laver ce matin. J’appuie sur le bouton du lave linge et j’ouvre le hublot frontal. Il faudra que je pense à étendre tes vêtements avant de partir. Je regarde tes réserves de conserves. C’est effrayant ce que tu pouvais emmagasiner. Et tu reprenais les mêmes produits chaque semaine… au cas où. Pour ça, tu tiens aussi de maman. Mais qu’est-ce que t’allais faire de quatre litres d’huile d’olive ? Je ne compte même plus les paquets de pâtes, de riz, de nouilles chinoises ; les tablettes de chocolat, les cartons de jus de fruit… Il y a de quoi nourrir une famille pendant au moins une semaine.

Je retraverse la cuisine pour pénétrer dans ton grand séjour. Tes bibliothèques monopolisent tout le pan de mur de gauche. Tes livres de poche sont classés par collection et par auteur. Comme moi tu n’as que très peu d’éditions brochées. Je retrouve sensiblement les mêmes bouquins que chez moi, avec une différence notoire : toi tu lis des auteurs français contemporains, moi non.

Les deux coussins de ton grand canapé rouge sont restés en désordre. Tu n’as pas pensé à les ranger.  D’après leur position, tu as dû t’allonger hier soir et les utiliser comme oreillers, peut-être pour calmer ta migraine. Sur la table du salon, en chêne clair, tu as posé des livres d’art et de déco. Il reste des coquilles de pistaches dans une coupelle, la trace d’un verre humide incrustée dans le vernis… Un seau à glaçon vide et un gant de toilette humide et froid.

Le bouquet de roses blanches dans le petit vase de cristal posé juste en face est en train de faner et les pétales morts de certaines fleurs sont tombés sur un livre d’architecture.

La télévision est restée en veille. Tu venais juste de la changer. C’est vrai qu’il est beau ton écran plasma. Tu n’as pas eu l’occasion d’installer l’ampli et le lecteur DVD de ton home cinéma. Tout est encore emballé dans les cartons.

J’éteins quand même la télévision. Ce n’est jamais très bon de laisser des ondes se propager dans la pièce.

 

Entre les deux portes-fenêtres qui conduisent à la terrasse, tu as accroché une lithographie de Madame de Récamier allongée lascivement sur un divan. Je ne te l’ai jamais dit, mais je déteste ce tableau. Je trouve qu’il jure avec le reste de la décoration.

Tu as gardé une unité de tons et de matières pour la salle à manger. On reste dans une ambiance verre et métal, tant pour le vaisselier que pour la table. En y regardant de plus près, tes meubles ressemblent à ceux de la salle d’autopsie : froids et chirurgicaux.

Tu as privilégié les éclairages indirects par des lampes et des spots. Je trouve ça aussi plus joli et plus pratique, comme ça on peut jouer avec les ambiances et les  effets de lumières.

La porte de ton bureau est restée ouverte. Mes pas craquent sur le parquet tout neuf que tu as fait poser la semaine dernière. L’odeur du vernis est encore tenace, mais bien plus supportable que les premiers jours. J’aime beaucoup cette pièce, je la  trouve très propice au travail et à la réflexion. Tu as gardé le store électrique baissé sur la gigantesque baie vitrée qui donne sur la rue. Les tentures rouges épaisses sont aussi tirées. L’endroit est sombre et frais. J’approche de ton bureau, le même modèle que celui de ton cabinet et j’allume la lampe en forme d’étoile de mer posée dessus. Là encore, toute ta rigueur professionnelle se retrouve dans le rangement clinique de tes affaires. Rien ne traîne, tout est d’une propreté immaculée. Je ne remarque aucune trace de doigts sur le verre dépoli, pas un grain de poussière sur les étagères et le grand porte-documents où tous tes dossiers sont méthodiquement et méticuleusement rangés. L’éclairage de ta lampe de bureau ne diffuse qu’une faible lueur rouge, presque anémique. Ton ordinateur et son écran plat sont aussi en veille. Je clique sur la souris pour revenir aux applications, et je ferme les programmes avant de tout éteindre. Encore une autre surprise m’attend quand je vois la photo de ton  fond d’écran… Je dois avoir tout juste quatre ans, toi tu marches à peine et je t’aide à tenir debout pour que tu ne tombes pas. Je me demande où tu as trouvé ce cliché. Personnellement, je ne l’avais jamais vu. Tu me surprendras toujours Fanou…

Sur ton téléphone sans fil, tu as collé un Post-it sur lequel tu as écrit : URGENT !! APPELER RAPHAËL CE SOIR. Je ne saurai jamais si tu as écrit ce message hier soir ou ce matin avant de partir. Ton répondeur clignote : tu as reçu trois messages. Je les écoute… A chaque fois j’entends ma voix. Elle devient plus angoissée à chaque appel. Je te demande d’abord de venir me rejoindre aux urgences, puis je t’annonce la mort de papa, enfin, sur le dernier je m’inquiète que tu ne sois pas encore arrivé au funérarium… Mais bon, nous savons tous maintenant que tu y étais déjà.

 

Sur le mur en face du bureau, tu as installé ton petit musée avec tous tes objets collectors de U2. Je sais que pour rien au monde tu ne t’en serais débarrassé. Et je te revois encore me montrer la photo de toi avec Larry Mullen après le concert au Fleet Center à Boston en 2001. Je ne compte plus les posters dédicacés, les places de concert, les billets d’avion que tu as gardés. Ta discothèque est aussi fournie que la mienne, et là encore, on a quasiment les mêmes goûts. Par curiosité, je regarde les disques que tu as mis dans le chargeur CD de ta chaîne : Back of my mind de Christopher Cross, Fantaisie Militaire de Bashung, le Best of de Fleetwood Mac, Full moon fever de Tom Petty et deux compilations maison de U2. On peut difficilement faire plus éclectique comme choix.

Les portes de l’armoire vitrée derrière ton bureau sont restées ouvertes : c’est là que tu rangeais tes affaires de moto. Je dépose ton casque et tes gants sur l’étagère qui leur est réservée. Tu vois, je viens juste de réaliser que je porte encore ton blouson sur moi.

J’ai besoin de sortir prendre l’air. Ce retour chez toi m’épuise. Les lieux ne me sont pas très familiers, mais les objets me renvoient à des souvenirs bien précis. J’ouvre l’une des deux portes-fenêtres pour accéder à la terrasse qui commence à s’ombrager. Je m’assois sur la chaise longue en bois où tu ne liras plus. Plus loin sur la pelouse, la table de jardin où nous avons pris notre premier verre et où nous aurions dû manger cet été, à côté du barbecue en dur. Le bassin rempli d’eau de pluie et de feuilles mortes grouille toujours de grenouilles et de têtards. Les grosses jardinières en terre cuite attendent leurs fleurs. Je devais d’ailleurs t’aider ce week-end pour faire tes plantations.

J’allume une énième cigarette, que je fume en regardant cette maison que tu auras quittée si vite. Je tire la dernière bouffée jusqu’au filtre et j’avale la fumée jusqu’à me faire tousser.

De retour dans la maison, je commence à fermer les volets des portes-fenêtres du séjour et je traverse la pièce principale jusqu’au petit décrochement sur la droite devant la chambre d’amis. Enfin, tu avais décidé que cette chambre serait la mienne et que personne d’autre n’y dormirait. Je me souviens bien de ta tête quand tu me l’as montrée, car tu l’avais décorée essentiellement pour moi. T’étais fier de ta réalisation, mais aussi inquiet que cela ne me plaise pas. L’affiche de Moulin Rouge où Ewan Mc Gregor embrasse Nicole Kidman rend nettement mieux maintenant que tu l’as fait encadrer. Le tintement du carillon est toujours aussi agréable, même quand il retentit en pleine nuit dès qu’il y a un courant d’air. Quand je ne dors pas là, tu te sers de cette pièce pour faire du sport. En face du lit, tu as disposé tes appareils de musculation, ton vélo d’appartement. Il reste une serviette éponge humide sur le guidon, et une bouteille de Contrex presque vide. Je prends la serviette avec moi pour la mettre au linge sale dans la salle de bains.

 

La porte est ouverte. Le drap de bain que tu as dû utiliser ce matin est roulé en boule au pied de la cabine de douche. Il a dû glisser du porte-serviette chauffant. Je la remets à sécher pour éviter qu’il y ait trop d’humidité. J’inspecte le lavabo : tu t’es rasé ce matin. Je trouve quelques poils de barbe mêlés à la mousse sur le bord de la vasque. Tu n’as pas rebouché la bombe de mousse. Je récupère le capuchon transparent par terre près du meuble bas. Les lames de ton rasoir sont mal nettoyées et tu ne l’as pas rangé dans son étui.

Ton gant de toilette est accroché au mélangeur du robinet de la douche. Tu ne l’as pas rincé : j’ai trouvé quelques poils collés dessus. Ces négligences ne te ressemblent pas tu sais. J’aimerais les comprendre, les interpréter. Sont-elles dues à un retard ? A un début de malaise ? Je ne pourrais compter que sur mon intime conviction pour me faire une opinion. Mais entre nous, il y a trop de désordre dans cette maison pour que je puisse avoir une vision sereine de tes dernières heures ici. Je sens la migraine qui bat contre tes tempes, le sang qui commence à s’écouler doucement dans ta tête, au point de t’empêcher de dormir. Ce matin, le réveil t’a sans doute saisi au moment où tu trouvais le sommeil pour de bon. Tu as regardé l’heure, tu étais en retard et tu as paré au plus pressé.

Le sac de linge sale déborde d’affaires à laver. Les indices s’accumulent. La manche de la chemise que tu portais hier dépasse du sac de toile. Je la sors, ainsi que la paire de chaussettes unies que tu avais assorties. Le tout est roulé en boule, et quand je déplie la chemise, ton boxer de coton tombe à mes pieds. J’essaie de renouer le contact avec toi par le biais de tes odeurs et de ton parfum. Ta chemise est un véritable livre ouvert où les différents chapitres de ta journée se sont écrits dans les fibres du tissu. Le déodorant du matin s’est peu à peu effacé, les essences de l’eau de toilette que tu as vaporisée sur ton torse et ton cou ont laissé la place à l’odeur si particulière de ta peau et de ta sueur. En dernier lieu, les arômes de pêche plus discrets de ton assouplissant donnent une touche presque enfantine à ce concentré de masculinité. Je ramasse ton boxer, resté humide à l’entrejambe. Tu as dû courir avec hier. Il exhale ce parfum musqué qui rend Benjamin complètement fou à chaque fois que je retire le mien.

 

Je prends les vêtements avec moi avant de rentrer dans ta chambre. Tu as posé le même parquet que dans ton bureau, et je sursaute un peu à cause du bruit que font les semelles de mes bottes sur les lattes de bois. C’est curieux comme ta chambre manque d’unité et d’harmonie. On sent qu’il s’agit de la chambre d’un homme seul, car tu as tout acheté en un seul exemplaire : une seule table de nuit, une seule lampe de chevet. Sur le côté où dort Nadège, il n’y a qu’une chaise sur laquelle elle doit poser ses vêtements avant de dormir.

Je regarde ton radio-réveil : il a servi ce matin. Tu l’as fait sonner à 6 heures 45, mais Dieu sait à quelle heure tu t’es effectivement levé. Sur la table de nuit, je trouve le livre que tu étais en train de lire : un Michael Cunningham en version originale, un verre d’eau avec une boîte de somnifères. Je vois qu’il manque deux comprimés à la plaquette… du Stilnox en plus, je comprends mieux maintenant.

La couette est juste rabattue sur le lit, tu ne l’as pas bordée et le traversin porte encore la trace de ton sommeil. Je me penche pour sentir l’odeur de tes cheveux, c’est la même que celle que j’ai pu respirer dans ton casque. Devant le lit, la grande penderie vitrée où Nadège aime se regarder quand tu la sautes.

 

C’est le moment pour moi de choisir ta dernière tenue, celle que tu porteras pour toujours.

Je sais que sur tes volontés tu m’as demandé de faire le choix entre ton costume en lin gris de Tom Ford ou ta première combinaison de moto. Je préfère opter pour le costume. Toi-même tu me disais qu’il faisait bien ressortir tes yeux bleu-gris. Je l’assortirai avec une de mes chemises, tu sais celle que Benjamin m’avait offerte pour la Saint Valentin. Je sais que ça ne va pas lui faire plaisir que je te la donne ; mais tu vois Fanou, je veux que tu portes pour l’éternité quelque chose qui m’a appartenu. C’est peut-être vaniteux, mais je pense qu’on se doit bien ça…

J’ai mis ton costume dans sa housse, j’ai aussi choisi aussi tes sous-vêtements… T’inquiète pas, tout sera parfaitement assorti. J’ai même choisi la bonne paire de chaussures, celles que tu mettais toujours avec ce costume.

Il est temps pour moi de partir. Je repasse dans chaque pièce pour refermer les volets et les portes. J’ai tout laissé  en l’état. Je reviendrai certainement demain soir pour voir si tout va bien, et puis il faudra que je dépende ta lessive de ce matin. Le séchoir à linge n’est pas très esthétique dans le séjour, mais je ne pouvais pas le mettre ailleurs.

J’en profite aussi pour arroser les plantes et jeter le bouquet de roses blanches fanées.

Je remets mes vêtements de deuil pour aller chez maman et papa, je laisse les autres ici avec mon sac à dos. Je ne vais pas m’encombrer inutilement. Si tu le permets, je vais garder ton blouson sur moi… Avec la soirée qui m’attend, j’ai besoin de te sentir contre moi, au plus près.

Le soir commence à tomber. J’ai verrouillé la porte et je sors de chez toi sans regarder derrière moi. La serrure du portail ne se ferme toujours pas… Il faudra que je prenne le temps de la changer. J’en profiterai aussi pour nettoyer les pavés de l’allée.

 

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