CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 12

Philippe Esteban

CHAPITRE 12

 

 

J’ai la poitrine enserrée, oppressée. Ça me fait mal d’avoir envie de pleurer et de ne pas y arriver. Plusieurs fois, j’ai cru que les larmes allaient sortir, surtout quand je pensais à des moments heureux qu’on a passés ensemble,  toi et moi. La douleur est tellement forte qu’elle m’étouffe. Je n’émets que des spasmes secs qui me brûlent la poitrine.

Je fais un nouvel arrêt chez moi avant de repartir chez papa et maman. Je sors la chemise grise de mon armoire, elle ira très bien avec le costume. Tu ne m’en veux pas si je ne prends pas de cravate. De toute manière, tu détestais ça.

J’ai décidé de rester en noir pour cette première veillée funèbre. Je garderai juste ton blouson… C’est sûr, ça jure un peu avec le reste de mes fringues, mais j’ai besoin de ta présence symbolique avec moi ce soir.

J’essaie de grignoter quelque chose… L’appétit me fuit. J’ouvre le frigo, rien de ce que je trouve à l’intérieur ne me fait envie. Je finis quand même les deux tranches de blanc de poulet qui restaient dans un paquet déjà ouvert. Ca ne veut pas passer. Je me force un peu en espérant que je ne vomisse pas. Si j’ai vraiment faim, je mangerai en rentrant.

 

J’appelle à la maison. Roland qui décroche cette fois… Je me demande bien de quel droit, d’ailleurs.

 

-          Oui, c’est Raphaël. Est-ce que je pourrais parler à ma mère, s’il-te-plaît ?

-          Ah Raphaël. Tu as du nouveau depuis tout à l’heure ?

-          Je t’ai  demandé de me passer ma mère… merci…

-          Bon ça va… Je l’appelle… Christine ! C’est pour toi ! C’est ton fils.

 

-      Allo, maman ?

-      Oui, Raphaël… Où es-tu là ?

-      Là, je suis à la maison. Je ne vais pas tarder à partir. Je reviens de chez Fanou. Je suis passé chez lui pour ramener ses affaires du bureau et la moto. J’en ai profité pour fermer les volets, étendre son linge et vérifier que tout allait bien. J’ai parlé à Didier, faudra qu’on voie ce qu’on va faire pour lui niveau boulot. Je sais que ce n’est pas la préoccupation principale du moment, mais on va devoir s’en occuper aussi. Quand je vois la masse de choses qui reste à faire, je me demande comment on va s’en sortir. 

-      Oui, je sais… Benjamin est arrivé. Il s’est mis tout seul dans un coin, il ne parle à personne… Il m’a raconté ce qui s’est passé ce matin au téléphone…

-      C'est-à-dire ?

-      Ben qu’il a reçu deux messages de ta part lui annonçant d’abord la mort de ton père, puis plus tard celle de ton Fanou. C’est quoi cette histoire ?

-      Je t’en reparlerai maman, mais au départ il y a eu un malentendu aux urgences, et j’ai cru que c’était papa qui était mort, et pas Fanou… Bon, j’y vais. Je serai là d’ici une petite vingtaine de minutes si ça circule bien.

-      D’accord… Bon tu es prudent, tu ne roules pas trop vite. De toute façon, vu l’assistance ce soir, il n’y a pas de raison de se presser…

-      A ce point ?

-      Ben ils sont tous là …

-      Je crains le pire… Bon maman, je t’embrasse et à tout à l’heure.

 

Le jour commence à décroître. Quand je reprends la route, je vois les lumières de la côte s’allumer dans mon rétroviseur. Ça fait de jolis reflets avec la mer juste en-dessous. Il y a une demi-douzaine de  voitures garées devant la maison, mais cette fois ma place de parking est libre. Maman a dû faire passer le message. Ta connasse est toujours garée sur la tienne. Je lui refais l’aile gauche en sortant, pour l’assortir avec la droite. Maintenant elle a deux grandes rayures parallèles, sa Clio ressemble presque à  un modèle sport. J’espère que je n’ai pas niqué ma clé de voiture, car j’y suis allé un peu fort cette fois. Je jette un coup d’œil aux autres bagnoles… maman avait raison, les chacals sont là. C’est vrai qu’on en a déjà connu des soirées comme ça, quand les grands- parents sont morts. On était plus jeunes aussi, et puis je pense que ça ne nous touchait pas aussi directement que ce soir. Et puis, t’étais là avec moi pour se foutre de la gueule de tous ces cons qui venaient jouer les hypocrites et se montrer à la famille… Je peux te dire qu’en ce moment, je hais la famille.

 

Ils sont vraiment tous venus, ils ont l’air d’être tous là, car ils ont entendu le cri… Que la fête commence Fanou !

Comme ce matin, je rentre par la porte du sous-sol. Autant te dire que l’accueil est plutôt glacial. Je perçois comme un silence…gêné. Je retourne embrasser papa et maman. Les autres attendront. Je vais tout de suite vers Benjamin. Je le serre dans les bras, fort, très fort. Notre étreinte est douloureuse, presque brutale. Je ressens sa chaleur contre moi, son cœur qui bat sur ma poitrine. Il commence à pleurer dans mes bras. Je lui caresse les cheveux, j’en suis presque à le consoler. J’ai envie de l’embrasser et je ne me retiens pas. D’ordinaire, je me serai contenté d’un baiser subreptice et discret, mais là je n’ai pas envie de me cacher. J’ai besoin du contact doux de ses lèvres sur les miennes. Je force un peu le passage entre ses dents, pour que nos langues se touchent un instant. C’est la première fois que je l’embrasse en public, devant nos parents, devant la famille. Je crois même que c’est une première devant toi. J’ai plaqué ma main sur sa nuque pour le rapprocher de moi. Je sens son souffle dans ma bouche, la saveur presque effacée d’une pastille à l’anis qu’il a dû sucer avant que j’arrive. Il m’interroge du regard, surpris par mon haleine chargée de tabac. J’acquiesce d’un petit signe de tête  et je ne rajoute rien. J’essaie de lui faire comprendre ma tristesse et mon chagrin, malgré mes yeux secs et éteints. Il approche sa bouche de mon oreille et murmure :

 

-          Je n’arrête pas de penser à ton frère. On avait le même âge…  J’ai l’impression qu’une partie de moi est partie avec lui.

-          Je comprends tout à fait ce que tu peux ressentir. Pour moi, c’est ma vie entière qui fout le camp. Trente putains d’années réduites à néant par une saloperie d’anévrisme qui s’est rompu ce matin. Me laisse pas cette nuit Benjamin, j’ai envie que tu dormes à la maison.

-          Je n’allais pas t’abandonner, bébé… Bien sûr que je vais venir ce soir…

 

Je ne lâche plus sa main, je m’accroche à elle comme à une bouée de sauvetage. Benjamin m’accompagne au moment où je commence à aller saluer les vivants. Jean-Yves et Mircea sont les plus proches de moi. Comme Martine, c’est difficile de croire que Jean-Yves puisse être le frère aîné de papa. Faut être honnête, papa n’est pas trop rock’n’roll… tant sur le fond que sur la forme. Aujourd’hui, Jean-Yves a mis le perfecto, ce qui est tout à fait normal, vu qu’il l’a fait greffer sur sa peau depuis Woodstock. Faudrait quand même qu’il pense à tailler sa crinière, car sérieusement il ressemble de plus en plus à Guy Gilbert. Il me bredouille ce qui doit être des condoléances. Je n’ai pas trop envie de traîner vers lui, car d’ici cinq minutes, il va commencer à me parler de ses potes morts d’overdose dans les années 70 et à me dire que c’était mieux de mourir à son époque. C’est pas croyable d’être autant accroché au passé, à croire que plus rien ne s’est passé depuis la mort d’Hendrix.

Bien entendu je ne comprends pas un traître mot de ce que me dit Mircea. Ça fait plus de trente ans qu’elle a quitté l’URSS, mais elle n’est toujours pas foutue d’articuler une phrase correcte en français. A un moment,  j’ai cru saisir un « Mon Dieu, c’est affreux », mais j’en suis pas sûr. En tout cas, son chagrin est sincère : elle pleure en posant ses mains sur mes joues. Elle  me raconte un truc en russe, et j’aimerais bien comprendre ce qu’elle me dit.

Les jumeaux sont restés dans leur coin. Kelig ne lâche pas sa sœur. Ils ont eux aussi les yeux rougis et ils me regardent avec la même tristesse. Plus ça va, plus leurs visages ressemblent à celui de leur mère, avec leurs traits circassiens et leurs cheveux de jais. Ils sont tous les deux en noir. Kelig ressemble à un personnage de Matrix avec son long manteau de cuir et ses cheveux tirés en catogan. Gwen a encore changé la couleur de ses lentilles et ses iris sont désormais bleu turquoise, je crois même qu’elle a de nouveaux piercings sur l’arcade.  On communie tous les trois : ils m’ont pris dans leurs bras et Gwen craque complètement en essayant de me parler. Elle n’arrive même plus à reprendre son souffle tant elle pleure. Tu connais Kelig, il est très pudique, il ne me dira rien qui puisse me faire de la peine. Il se contentera certainement d’un geste, et ça suffira amplement pour  transmettre son message.

 

Roland reste fidèle à lui-même, à croire qu’il n’a pas retenu la leçon de ce matin. Il profite de l’assistance pour essayer de reprendre la main. Ça ne va pas être facile maintenant que je suis revenu. On dirait un gros bourdon qui se déplace de fleur en fleur pour butiner. C’est poétique, hein ? Il va voir tout le monde pour s’inquiéter de leur confort. Bien entendu, il n’arrête pas de dire qu’il est là depuis qu’on l’a prévenu et que c’est le rôle de la famille de soutenir papa et maman… Je précise bien papa et maman, parce que de moi, il ne fait pas grand cas. Après tout, je m’en tape. Il régente ce qu’il peut encore régenter, c'est-à-dire le choix musical… Je ne sais pas si tu entends, mais il a amené son redoutable disque de musique instrumentale à l’orgue Bontempi. Tu sais, celui qu’il nous a servi pendant des années au repas de midi pour le Nouvel An. Le pire c’est qu’il existe maintenant en version CD…

Là, il est en représentation, c’est normal il y a des têtes inconnues pour lui. Alors il en profite… Tout est bon pour se faire mousser, crois-moi…

 

-          Dis-moi Raphaël, puisque tu es là maintenant, tu es allé chez quel imprimeur pour les faire-part ?

-          Quels faire-part ?

-          Comment ça  « quels faire-part »? Ben ceux du décès de ton frère… Comment tu comptes prévenir les gens ?

-          Les « gens », comme tu dis, qui doivent être prévenus, l’ont déjà été par téléphone... Et puis demain, l’avis de décès va paraître dans le journal. Je crois que ce sera suffisant. En tout cas, je ne ferai rien de plus.

-          Dans la famille, on a toujours envoyé des faire-part de décès…

-          Peut-être dans la tienne… Et puis c’est pas parce qu’une tradition est conne qu’il faut la garder. Mais si tu tiens vraiment à faire imprimer des faire-part, ne te gêne pas. De toute façon, tu voulais acheter le cercueil, c’est ça ? Je pense que quelques bouts de bristol, ça devrait être dans tes prix…

-          Raphaël, on ne va pas recommencer comme tout à l’heure. Je te demandais ça gentiment… et toi faut que tu t’énerves…

-          Je ne m’énerve pas du tout, tu sais… Je te dis seulement qu’il n’y aura pas de faire-part, sauf si tu t’en occupes… et si tu les finances.

 

La tante Evelyne me regarde avec ses yeux de veau. Putain, celle-là aussi, elle n’a pas inventé l’eau chaude. C’est à croire que les spermatozoïdes de pépé Guillet ou les ovules de mémé ont foiré à un moment où un autre. On sent vraiment la fin de parcours. Ils l’ont eu à quel âge déjà ? Trop tard, en tout cas…

Tu m’avais fait remarquer une fois qu’il y avait toujours une tante Evelyne dans chaque famille, parfois elle s’appelle Maryse ou Brigitte… Qu’est-ce qui caractérise une tante Evelyne dans une famille, hormis le fait d’être née sous une mauvaise étoile ? En gros, pour schématiser, on les reconnaît par leurs aptitudes à être toujours dépassées par les événements, par leur tendance chronique à l’aigreur, leur jalousie maladive envers les autres et leur capacité hors du commun à se foutre dans des galères pas possibles. Si on rajoute à ça qu’elles sont en général des « losers » patentées, on a un joli portait de « notre » tante Evelyne. Et puis avec elle, le ramage se rapporte bien au plumage… Tu parles d’un phénix ! La tendance du moment, c’est le retour aux mèches blondes décolorées… sur des racines bien noires, je te dis pas l’effet. Bien entendu, elle est en colère, après qui ou après quoi, je n’en sais rien ; mais une chose est certaine, elle n’est pas venue pour toi ce soir. On peut comprendre qu’elle ait l’impression d’avoir raté sa vie, mais bon, personne ne l’a poussée non plus à faire les choix qu’elle a faits. Et puis, c’est pas notre faute si elle a été veuve à 19 ans. Tu ne dois pas te souvenir de Gilles, son mari. Je n’en ai que de vagues souvenirs. D’après mémé Guillet, il était du genre dépressif. D’ailleurs, elle était persuadée qu’il avait jeté sciemment sa 204 contre le platane, en fonçant directement dedans, sans freiner.

Elle nous a toujours fait bien rire Evelyne… Quand tu penses qu’elle s’est fait mettre enceinte deux fois pour faire pareil  que maman… faut vraiment rien avoir dans la tête. Elle avait 16 ans je crois quand Angélique est née… Je suis de juin, elle d’octobre… Elle a dû faire ça dans la foulée. Après, y a eu Geoffrey… trois ans après, bien entendu. Toi t’es né en mai, lui en juillet… On reste dans les mêmes écarts de date. Et t’imagines à quoi on a échappé quand Mircea est tombée enceinte de Gwen et Kelig… Elle nous aurait fait le coup d’une troisième grossesse. Je ne sais pas si la famille aurait pu supporter.

 

Angélique et Geoffrey…

On ne peut pas dire qu’Angélique ressemble beaucoup à Michèle Mercier. Je crois que c’est moi qui ai la photo d’elle le jour de son mariage après la cérémonie quand elle fumait sa clope avec sa canette de Kro à la main. Dommage elle n’est pas venue ce soir, il lui fallait quelqu’un pour garder Kelly et Brenda… car Jacky était de nuit. Celui-là aussi, c’est un joyeux crétin.

Tu vois Fanou, on reste dans la loi des séries : après les Angélique, on tombe sur Beverly Hills. Comment voulais-tu qu’on ne se fasse pas des ennemis avec des taches pareilles? Tu te rappelles la honte qu’elle nous foutait au collège ? Heureusement qu’elle portait le nom de son père. Et son surnom… Ses « copines » l’appelaient patte à cul tellement elle daubait de la moule. Elle a quand même réalisé l’exploit d’être dans ma classe en 6e et dans la tienne en 3e

Son sale frangin a accompagné sa mère. Là encore, on est loin de Robert Hossein. Lui il est venu avec sa femme et ses mômes… Brandon et Dylan… Quand je te disais qu’on n’avait pas de chance avec la famille. Geoffrey, c’est une énigme pour moi, un mystère. Je n’ai jamais pu le cerner, et pourtant je connais parfaitement sa capacité de nuisance. Je me suis pris assez de baffes et de punitions à cause de lui. Je t’avoue que ça m’emmerde de le voir ici ce soir. Je ne pourrais même pas te dire s’il a de la peine ou pas. Comme d’habitude, il me regarde avec son air sournois, et je t’avoue que je me retiens pour ne pas lui effacer cette espèce de sourire qu’il a au coin des lèvres. Il paraît que Réjane est encore enceinte. Je pensais qu’à son âge elle était ménopausée, même pas… En plus c’est des jumeaux. Je me demande de quelle série ils vont s’inspirer pour les prénoms… Peut-être Friends cette fois…

 

Bien entendu, la fête ne serait pas complète sans la tante Denise. LA survivante du clan Cloarec. Quasiment née avec le siècle, deux conflits mondiaux au compteur, autant de guerres de décolonisation, trois républiques… Ça, c’est pour l’histoire… Niveau santé, c’est une mutante : on ne compte plus les pontages coronariens, les infarctus, même une attaque cérébrale… Et des morts à ne plus qu’en faire : son mari, ses deux enfants, ses frères, ses sœurs, ses beaux-frères, ses belles-sœurs… et là ce soir, son petit-neveu. Elle vous aura tous eus… et c’est peut-être pas fini.

Tu l’appelais Mc Leod, ou Highlander, et tu vois, elle va te survivre et c’est elle qui va te porter en terre. Je t’avoue qu’elle me fait de la peine. Elle est dans son fauteuil roulant. Elle n’entend plus rien, elle ne voit plus rien. Elle ne doit même pas savoir où elle est et pourquoi. Je suis persuadé qu’elle aimerait être à ta place.

Sainte Eliane, sa belle-fille est allée jusqu’à lui mettre un bavoir de bébé en plastique autour du cou. C’est d’un goût…

 

Ah ben oui, bien entendu le couple infernal est venu aussi. Tu pensais bien qu’ils n’allaient pas rater une veillée funèbre. En plus de la chair fraîche, ça va les changer de leur habituel fond de commerce. Ils se sont bien trouvés quand même… Avant d’être mari et femme, ils étaient beau-frère et belle-sœur. Mais comme leurs conjoints sont morts à peu près en même temps du mal chronique des Cloarec, c'est-à-dire le diabète, ben ils se sont consolé tous les deux.

Dans notre jargon, on les appelait les rats d’hôpitaux ; toujours au fait des dernières maladies les plus ignobles, des staphylocoques, des mastectomies… La mode du moment ce sont les maladies nosocomiales, surtout avec l’affaire Guillaume Depardieu.

Eliane en tête de cortège, toujours aussi sèche d’apparence avec sa poitrine avare et plate. Elle n’a pas changé ses lunettes depuis les années 70, ni la coupe de cheveux. On dirait une terroriste de la bande à Baader. La seule différence c’est qu’elle s’habille toujours comme une nonne ; en public en tout cas. Ce soir, elle a sorti ses habits de fête : sa jupe droite grise spéciale enterrement, et le traditionnel gilet au crochet sur le corsage en col de dentelle blanc. Ca c’est pour l’étiquette. Quand je pense qu’elle a déniaisé Didier…. J’ai cru qu’on allait s’étouffer de rire quand il nous a montré la photo d’elle en guêpière avec sa  perruque rousse. Elle avait l’air d’aimer ça en plus.

Elle avait déjà  bien cocufié son premier mari, le second ne fait pas exception non plus…

 

Ce cher André. Alors lui c’est vraiment mon pote. Chaque fois que je le vois, je pense à Patrick Chesnais… la même tronche d’abruti fini. Toujours avec son écume sèche au bord des lèvres, ses postillons chroniques et son haleine de trappeur qui ravale celle de Roland au rang de brise fleurie. Et puis il se croit toujours obligé de venir te parler à deux centimètres du visage, pour être bien sûr que tu entendes ses conneries. T’avais trouvé un très bon adjectif pour le définir… saprophyte. C’est vrai que ça résume bien le personnage.

Je suis vache avec lui… mais faut reconnaître qu’il croit en ce qu’il fait. Il en a bavé quand même avec la maladie de sa femme, et franchement, je n’aurais pas été capable de supporter le dixième de ce qu’il a vécu. Le pauvre, il pense certainement avoir trouvé réconfort et consolation dans les bras d’Eliane… mais il ne sait pas qu’elle l’a décoré de la plus belle paire d’andouillers de toute la région.

Là, il est en pleine action, devant son auditoire médusé : Réjane, Evelyne et Martine, c’est tout dire… que des cérébrales ; qui font des « ooh » et des « aah » pleins d’admiration, à chacune de ses sorties. Bien entendu, il explique dans le détail les causes de ta mort, les symptômes, et tout et tout… Si le Dr Granger cherche un remplaçant, je demanderais à André de postuler…

Mon Dieu Fanou, dans quelle galère tu m’as embarqué… Je pense qu’au niveau veillée funèbre, la tienne dépasse de loin toutes celles auxquelles j’ai pu assister.

 

Je me suis posé contre le mur du séjour avec le dos de Benjamin contre mon torse. J’ai passé mes bras autour de sa taille. Je lui tiens la main. Je l’embrasse parfois dans le cou en lui disant « je t’aime ». Je respire l’odeur de ses cheveux. Kelig et Gwen se sont installés près de nous.

Juste en face de moi, Nadège est assise sur le canapé, entouré par Eliane et Roland, qui essaient de la consoler. De temps en temps je capte des bribes de phrase… du Shakespeare, je t’assure :

 

De Roland : La pauvre Christine, elle ne sera jamais grand-mère.

Visiblement, ça le travaille. Mais bon, lui non plus, il ne sera jamais grand-père, alors je ne vois pas pourquoi il la ramène.

 

D’André : C’est terrible pour des parents de perdre leurs enfants.

On appelle ça un euphémisme… Sinon il a oublié que c’est terrible aussi pour un frère de perdre le sien…

 

D’Evelyne : André a dit que Stéphane il est peut-être mort d’un névrisme au cerveau ?  C’est une saloperie ça, c’est comme les hémorragies cérébrales, ça pardonne pas…

Un névrisme au cerveau… c’est sûr qu’au niveau cérébral, elle ne risque pas la surchauffe !

 

Je pensais avoir tout eu ce soir, et bien non. Voilà tes ex beaux-parents qui débarquent, et en plus, tes belles-sœurs sont là aussi. Bien entendu, beau-papa tient sa casquette à deux mains devant lui, il est à peine arrivé qu’il commence déjà à s’excuser. De quoi, j’en sais rien, mais en tout cas, il s’excuse… Ta belle-mère fait la gueule… normal…  mais d’après ce que tu m’as dit, c’est une maladie chronique chez elle. On peut la comprendre, je pense que j’en voudrais à la terre entière d’avoir été mariée de force à 17 ans avec un homme du double de mon âge, surtout pour une histoire de champs et de prés à cultiver. Ça peut rendre amer ce genre d’aventures. Elle m’a toujours fait de la peine depuis que je la connais ; car si tu la regardes bien, elle a dû être très belle quand elle était jeune. Chaque fois que je la vois je me demande quels ont pu être ses rêves de jeunesse quand elle était adolescente. Et dire qu’elle a trois ans de moins que maman et qu’elle en fait facilement quinze de plus.

Les trois grâces suivent docilement. On a droit à la poignée de main Benjamin et moi. Finalement c’est quand même Nadège la moins ratée des quatre. C’est clair que quand on voit Jannick, il y a de quoi se poser des questions. Combien de temps elle est restée à l’essai à ton cabinet ? Deux jours, c’est ça ? Juste le temps de ruiner le photocopieur….

 

J’ai besoin de parler un peu. Je vais voir maman, qui n’est pas sollicitée pour l’instant.

 

-          T’as prévenu nos copains au fait ?

-          Oui, bien entendu…

-          T’as appelé qui ?

-          J’ai appelé Arnaud et Didier, qui se sont chargés de prévenir les autres.

-          Ils n’ont pas pu venir ce soir ?

-          Si, ils voulaient passer, mais ton oncle en a décidé autrement…

-          Pardon ?

-          Oui Roland a décrété que pour le premier soir ce serait bien qu’il n’y ait que la famille… C’est la tradition il paraît… J’ai été obligée d’accepter pour qu’il se taise un peu…

-          Mais de quoi il se mêle celui-là ? Il a pas assez foutu sa merde depuis ce matin ? Je vais aller le choper tout à l’heure ; parce que franchement, il commence à me gonfler.

-          Raphaël, ce n’est ni le lieu, ni le moment pour faire un esclandre… Tu m’entends ?

-          Mais putain, quand est-ce que vous allez arrêter de baisser le pantalon devant ce connard ? Ça fait presque trente-trois ans qu’il me pourrit la vie… Il parle de famille… C’est nos potes notre vraie famille, pas eux. Je suis sûr que Fanou doit bouillir s’il voit ce qui se passe en ce moment. 

-          Ça, Raphaël, personne ne le sait. En tout cas, demain soir vos copains seront là. Je les ai tous invités pour dîner. Alors maintenant, tu te calmes, sors prendre l’air si tu en as besoin ; mais surtout, je ne veux pas d’histoires avec ton oncle, ni avec personne d’autre d’ailleurs, c’est clair ?

-          Ouais… Je vais essayer… Je te promets rien. Là, je suis à bout…

 

Je regarde vers l’entrée au moment où un silence de plomb s’abat sur toute la maison. Jean-Baptiste vient d’arriver… C’est clair que ça jette un froid. Personne ne sait quoi faire. Tous les regards sont fixés sur Roland… Son teint olivâtre, vient soudainement de virer au blanc. Ce n’est pas tous les jours qu’il a l’occasion de voir son fils, surtout depuis que JB est parti il y a douze ans. Y a pas à dire, l’ambiance est tendue, car Bertrand est venu aussi, et là je crois que tonton Roland va nous faire une crise.

JB tombe dans mes bras. On s’étreint longuement, il se met à pleurer sans pouvoir se retenir. Puis c’est au tour de Bertrand de venir m’embrasser. Je le sens quand même réservé, car son beau-père le fusille du regard depuis tout à l’heure.  Ils vont saluer papa et maman. Martine, assise juste à côté, ne sait absolument pas quoi faire… Je la sens hésiter entre embrasser son fils ou risquer une scène de ménage, ce soir au retour. Toute l’attention se cristallise sur elle, et finalement elle fait preuve de courage en serrant son fils contre elle. Bertrand se contentera d’une poignée de main, c’est déjà ça.

JB s’approche de son père, mais cet abruti lui tourne sciemment le dos.

 

-          Quel con ce mec…

 

Tour le monde regarde vers Kelig maintenant. C’était trop pour lui, il n’a pas pu se retenir.

 

-          Toi petit merdeux, on ne t’a rien demandé… Je fais ce que je veux avec mon fils.

 

Heureusement, Jean-Yves n’a pas entendu la sortie de Roland…

 

Maman éclate en sanglots, les mêmes que ce matin quand elle t’a vu dans la housse funéraire. C’est la première fois que je la vois perdre son sang-froid en public. Remarque, il y a de quoi. Je ne comprends pas qu’un père puisse repousser son unique fils dans des circonstances pareilles ; alors que papa et maman viennent juste de te  perdre.

De toute façon, qu’est-ce qu’on pouvait attendre d’un mec qui avait posé un ultimatum à son propre gamin quand il a su qu’il était gay ? Quand on en arrive à couper les vivres à son fils pour l’empêcher de continuer ses études, à menacer sa famille si elle venait à prendre parti pour JB et à l’aider… il n’y a rien à espérer de bon. S’il savait qu’avant d’habiter avec Bertrand, j’avais prêté ma chambre à JB quand j’étais à la fac à Rennes, je crois qu’il nous tuerait tous.

Je sors avec maman sur la terrasse pour essayer de la calmer. Benjamin m’accompagne.

 

-          Ça, je te jure maman, il va me le payer ! J’en ai plus rien à foutre maintenant. Non mais t’as vu ce qu’il vient de faire à JB ? Et devant vous en plus ? Et puis c’est quoi cette tradition à la con qui dit que la première veillée funèbre est réservée à la famille ? On faisait peut-être comme ça à Oran ; mais là on est en Bretagne, faudrait pas qu’il l’oublie…

 

Je respire un peu d’air frais. Il fait doux dehors, c’est agréable. Je sors de la poche de ma chemise mon paquet de cigarettes, et j’arrache la fine pellicule de plastique. Je porte ma Rothmans à mes lèvres. Je l’allume et je tire profondément sur chaque bouffée, et j’exhale la fumée de façon toute aussi forte. Quand il ne reste presque plus rien, je chiquenaude le filtre de l’autre côté de la clôture en grillage, et je regarde l’extrémité incandescente traverser l’obscurité. Elle tombe, dans un grésillement mat et presque imperceptible, sur le gazon fraîchement tondu des voisins.

Quand je reviens vers la porte-fenêtre, je vois de l’agitation dans le séjour. Papa est debout, un doigt menaçant pointé vers Roland, les veines du cou gonflées au maximum. Martine lance un regard pétrifié par la fenêtre vers sa sœur, l’implorant sûrement de revenir au plus vite.

Quand nous rentrons, Roland déverse son fiel sur Bertrand…

 

-          Ce pédé n’a rien à faire ici. Il n’est pas de la famille. Vous m’avez trahi, tous autant que vous êtes. Sans lui JB ne serait pas comme ça. Il aurait une femme, des enfants, comme tous les hommes normaux !

-          Roland, je ne peux pas accepter de tels propos sous mon toit. Si tu as des comptes à régler avec Bertrand ou ton fils, tu le fais ailleurs, et à un autre moment ! Tu n’as pas à nous prendre à témoin ! Je te rappelle que Christine et moi, nous venons de perdre notre fils ! Alors si tu ne te calmes pas, je vais te demander de t’en aller !

-          Tu n’as aucune compassion pour ce qui nous arrive. Tu t’imposes depuis ce matin, tu décides de tout. Tu dis à Raphaël qu’il ne pensait qu’à lui et qu’il n’aimait que lui, mais qu’est-ce que tu es en train de faire là ? Tu repousses ton seul fils, alors que le notre est mort ce matin. Et tout ça pour quoi ? Parce que tu te sens blessé dans ta virilité de macho depuis que tu sais que ton fils est homo. Raphaël l’est aussi, et regarde, est-ce que tu as l’impression qu’on le repousse ? Est-ce qu’on traite Benjamin comme un étranger ? Je mentirais si je disais que ça a été facile d’accepter la sexualité de Raphaël… mais je n’avais pas le choix, et Jean-Luc non plus. Maintenant il ne me reste plus qu’un fils et je te promets que je vais le protéger pour ne pas le perdre. Alors si tu es aussi intelligent que tu le prétends, essaie de te mettre une seconde à notre place. Laisse ton ego de côté pour cette fois et imagine une seconde que ce ne soit pas la veillée funèbre de Stéphane mais celle de Jean-Baptiste… Et si par malheur tu ne ressens rien, c’est que tu es encore plus pourri que ce que je pensais… Je suis navrée de te le dire !

-          Oui c’est clair, ma mère à raison. Franchement, pour qui tu te prends ? Tu te crois malin à te comporter comme tu le fais ? Mais laisse-moi rire ! Ça fait trop longtemps que tu nous fais chier à vouloir diriger nos vies. On en a tous marre de tes jugements, de tes menaces si on t’obéit pas au doigt et à l’œil. Et puis de quel droit tu as empêché nos potes de venir ce soir ? C’est quoi cette tradition à la con qui veut que seule la famille soit présente pour la première veillée funèbre ? Quand je vois le ramassis d’abrutis qui est venu ce soir, ça me donne envie de gerber. Pour la plupart, Fanou ne pouvait pas vous saquer, et vous êtes là comme des cafards à salir sa mémoire… Oui André, Eliane, Evelyne, Geoffrey et surtout toi Roland, c’est de vous que je parle. On n’a pas besoin de gens comme vous pour nous soutenir. Ça fait des années que vous nous pourrissez la vie, que vous nous pompez notre oxygène… Alors je vais vous demander de vous casser d’ici, mais alors à vitesse grand V. Je suis peut-être chez mes parents, mais c’est aussi ma maison, j’y ai vécu et j’ai le droit de vous mettre dehors. Alors barrez-vous ! Nadège, tu peux suivre le mouvement aussi, je ne t’ai pas oubliée…

-          Et vous laissez faire ça vous ? Mais réagis Jean-Luc ! C’est pas ton fils qui va faire la loi ici !

-          Roland, tu fermes ta gueule. Tu remontes dans ta voiture de parvenu et tu disparais. Si tu veux pas que ça se termine mal, je te conseille de partir tout de suite, et je ne veux plus t’entendre. Tu vois, tu fais comme les autres… Tu prends tes affaires, t’oublies surtout pas ton disque pourri et tu rentres chez toi.

 

Mes nerfs commencent à lâcher. Kelig et Benjamin me retiennent pour que je ne saute pas à la gorge de Roland. Je l’entends gueuler comme un veau dans la rue à faire du scandale parce que je viens de le virer de la maison. Il faut l’aide de Gwen, Bertrand et JB pour m’empêcher de sortir et d’en finir avec tous ces cons qui se plaignent dehors.

Papa et maman rentrent au bout de quelques minutes. Visiblement Jean-Yves a fait le ménage et a calmé quelques esprits agités. Comme il le dit si bien ; il a failli sortir la boîte à gifles. Je sens que je craque peu à peu mais je n’arrive toujours pas à pleurer. Je crains la colère de papa et maman vu que je ne me suis pas très bien comporté ce soir. Curieusement, ils me soutiennent, me disent que j’ai eu raison sur le fond, mais que j’aurais dû soigner la forme.

Jean-Yves essaie de détendre l’atmosphère avec ses vannes à deux balles. Il arrive à me tirer un sourire, puis un éclat de rire…

 

-          J’ai connu des veillées funèbres, mais là c’était rock’n’roll … Je suis sûr que ton frère a dû apprécier !

-          J’espère ! Je ne me suis pas mis toute la famille à dos ce soir pour rien ! J’ai un truc à vous dire, je me sens mieux maintenant que j’ai percé l’abcès... Ça fait trop longtemps que ça macérait. J’ai passé une sale journée depuis ce matin, entre l’hosto, le funérarium… puis après la mairie, les pompes funèbres, le curé, le bureau de Fanou, sa maison… Je commence vraiment à fatiguer. Je vais rentrer chez moi avec Benjamin… et on se retrouve demain soir ici, d’accord ?

 

J’embrasse tout le monde très fort. Je les serre contre moi, pour entendre leur cœur battre et sentir la chaleur de leur vie. Je remonte seul dans la voiture et je sens le chagrin monter en moi.

De nouveau, j’ai la poitrine enserrée, oppressée. Ça me fait toujours autant de mal d’avoir envie de pleurer et de ne pas y arriver.  La douleur est tellement forte qu’elle m’étouffe.  Comme tout à l’heure, rien d’autre que des spasmes secs sortent de ma gorge et me brûlent la poitrine. Je reprends la route avec la lumière blanche des phares de la voiture de Benjamin derrière moi. En redescendant sur la ville, la baie scintille toujours comme une galaxie d’étoiles qui se reflète dans la mer totalement immobile.

 

 

 

 

 

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