CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 14

Philippe Esteban

CHAPITRE 14

 

J’ai du mal à dormir, malgré le somnifère. Je tourne et je vire dans le lit pour essayer de trouver une position qui me permettra de me reposer. Parfois, je sens que je ferme les yeux, pour tomber dans un sommeil hypnotique qui ne me conduit nulle part. Je fais des rêves nébuleux où je marche dans une forêt toute noire, entourée de longs filaments blancs, comme des toiles d’araignée. Je me précipite dans des abîmes sans fin, oppressants et je finis par me noyer dans une eau lourde et sale. Quand je reviens à moi, dans mon rêve, je me suis échoué sur une plage, toujours en pleine nuit, et j’entends la mer frapper sèchement contre  le rivage.

J’ai la vision de mes propres funérailles à l’église. Mon cercueil a été déposé sur un catafalque et je peux voir tout ce qui se passe autour de moi. Je ne reconnais personne dans l’assistance. J’ai l’impression de me retrouver à la place du personnage d’une nouvelle fantastique que je fais étudier à mes élèves en seconde. Je ne suis plus Raphaël, mais Trivulce, le damné de Ravenne, et devant moi, pour célébrer l’office, il n’y a que des prêtres et des sacristains faméliques et décharnés. J’ai peur.

Ma nuit n’est qu’une succession d’insomnies et de cauchemars. J’ai dormi en pointillé… J’ai vu défiler toutes les heures sur le cadran du radio réveil.

Benjamin s’est levé pour aller aux toilettes et fermer la fenêtre. Il est venu se coller contre moi, et j’ai fait semblant d’être endormi. Il m’a embrassé les mains, caressé la nuque.

 

On se lève avant que la lampe-réveil ne commence à s’éclairer. Nous sommes maintenant face à face et il m’enlace tendrement en m’embrassant sur la bouche. Je sais pourtant qu’il déteste faire ça le matin. J’aurais envie de lui faire l’amour mais je n’ose pas lui demander, j’ai peur qu’il ne trouve cette requête trop déplacée, vu les circonstances. Nos deux sexes en érection se touchent un bref instant. Je lui souris. Il me sourit. Je lui dis : « Je t’aime »…

Je sors du lit pour aller relever le store. Benjamin se plaque derrière moi et enroule ses bras autour de ma taille. Tous les deux nous regardons le soleil s’installer dans le ciel presque limpide. Quelques cirrus, comme des gros morceaux d’ouate inoffensifs se sont formés dans l’azur. La journée s’annonce aussi belle et aussi chaude que celle d’hier.

Je ne peux pas m’empêcher de lui montrer l’emplacement de ta future sépulture. Je vois que ça lui fait de la peine que je lui parle de ça. Il se serre de nouveau contre moi, et j’embrasse ses lèvres douces pour le consoler. Il reste un moment à regarder par la fenêtre, alors que je me dirige vers la baie vitrée du séjour. Je ne vois pas pourquoi je changerais mes habitudes… Je sors un instant sur le balcon. Une petite brise marine agréable souffle. L’air sent l’iode.

 

Quand je retourne dans l’appartement, j’entends Benjamin préparer le petit-déjeuner dans la cuisine. Je vais l’aider à mettre la table, même si je sais que je ne vais pas pouvoir avaler grand-chose ce matin. Je me force à finir mon yaourt. La compote refuse de passer. J’essaie de compenser mon manque d’appétit en buvant plus que d’ordinaire. J’avale presque d’un trait ma bouteille d’eau et je remplis un peu plus que d’ordinaire mon grand bol de thé vert.

Benjamin me regarde, presque gêné de pouvoir manger.

 

-          Je suis désolé pour hier soir. Je suis tombé comme une masse. Je n’ai pas été d’un grand secours.

-          T’inquiète pas bébé… C’est pas grave tu sais. J’ai appelé Arnaud et JB, après, j’ai essayé d’écrire quelques lignes pour le texte de Stéphane ; mais comme je n’y arrivais pas, j’ai arrêté. Je me suis mis un peu de Tom Petty dans le casque et je te regardais dormir. T’étais encore sublimement beau, comme d’habitude. Après, ben je suis venu te chercher, je t’ai porté dans mes bras comme une mariée … T’as pas bougé une oreille. Je t’ai couché sur le lit, je t’ai déshabillé, puis, je t’ai bordé pour que t’aies pas froid. Je me suis collé contre toi, très fort, et j’ai chassé les méchants dragons qui voulaient te faire du mal… Et là, tu t’es mis à ronfler et le charme a été rompu… Tu t’es transformé un vilain crapaud plein de pustules et j’en ai fait des cauchemars toute la nuit… Voilà ce que t’as fait hier soir…

-          C’est vrai, j’ai ronflé ?

-          Non, je déconne… T’as dormi comme un petit ange. Fanou aussi il dormait comme toi, tout pareil…

-          Bon, on ne va pas commencer à plomber l’ambiance, d’accord ? De toute façon, faut que je me prépare, et je risque d’être à la bourre si je me magne pas le cul. Tu peux me prêter de quoi me changer ? J’ai rien pris hier soir…

-          Bien sûr. Tu prends ce que tu veux dans l’armoire : chemise, slip, chaussettes… Tu fais comme d’habitude.

Je débarrasse la table, mais je laisse la vaisselle sale dans l’évier, comme ça, j’ai l’impression que nos deux cuisines se ressemblent. Je rejoins Benjamin dans la chambre. Il est planté devant la housse de vêtements que j’ai récupérée hier à la morgue. Je sens qu’il est en train de se poser des tas de questions lui aussi.

 

-          Ses derniers vêtements… C’est un vestige, un souvenir. Je ne sais pas si je vais les enlever de cette housse. Cette grosse conne de Nadège l’a pratiquement toute déchirée hier. Fallait la voir, elle s’est jetée sur moi… une vraie furie. Je lui ai collé une baffe et ça l’a calmée net… Je ne sais pas si t’as vu hier, mais elle avait encore un peu la trace.

-          Bah t’as pas dû y aller de main morte, dis donc. Elle a beau avoir une peau de rousse qui marque, j’imagine que t’as dû mettre le paquet. Fais gaffe qu’elle ne porte pas plainte… Il manquerait plus que ça. Hier, je l’entendais se plaindre avant que t’arrives. Elle racontait ses malheurs à ton oncle Roland. Tu sais que ce con ne m’a même pas dit bonjour ? Enfin, pour ce qu’il m’intéresse de toute façon… Son bonjour, il peut se le tailler en pointe et se le foutre où je pense.

-          Ouais, on ne va pas revenir là-dessus … Alors elle se plaignait l’autre conne ? Ben qu’elle se plaigne… Elle n’a pas fini, crois-moi. Déjà faut absolument que je récupère le trousseau de clés que Fanou lui avait filé…

-          Ah bon ? Parce qu’elle avait les clés de la maison ? J’ai toujours cru que non… Elle avait assez fait la gueule quand elle a su que toi, tu les avais…

-          Remarque, j’ai pas vérifié dans les affaires de mon frangin pour voir si le troisième jeu de clés était chez lui. J’ai pris le sien hier au bureau, j’ai le mien sur moi… Faut que je mette la main sur l’autre. J’ai pas franchement envie que Nadège vienne fourrer son nez chez Stéphane.

-          Au fait, tu vas lui dire pour le message ?

-          Bien sûr… Tu parles ! Je sais même exactement quand je vais lui dire…

-          Bon, tu me retrouves dans la douche ou je commence à la prendre tout seul ?

-          Vas-y… Je te rejoins. Je vais choisir mes fringues en attendant.

Je reste dans les tons noirs, comme hier, mais je choisis des vêtements moins formels : un 501 noir et un polo Fred Perry. Ça fait assez deuil, sans pour autant être trop cérémonial. Je vérifie que j’ai tout pris pour toi : je pointe une nouvelle fois sur la liste… Le costume, la chemise, le boxer et les chaussettes, tout y est. J’en profite pour donner un coup de cirage sur tes chaussures. Elles brillent comme un sou neuf. Tu vas être beau mon Fanou, tu vas voir…

 

Je rentre dans la salle de bains. Benjamin est déjà nu sous la douche. Il a commencé à se savonner. Je lui retire le gant de toilette et je verse du gel douche au miel sur mes mains pour le caresser. Le gel se transforme en mousse agréablement parfumée. Je me mouille à mon tour. Benjamin se rapproche et on s’embrasse tous les deux sous le jet presque chaud de la douche. Nous sommes de nouveau en érection. Je plaque Benjamin contre la paroi vitrée de la cabine de douche, je m’agenouille devant lui et je prends sa queue dans ma main. Je l’approche de ma bouche et je commence à donner quelques coups de langue. Il se contracte au moment où je commence à sucer son gland. J’y vais lentement, en jouant bien sur le frein avec ma langue. Il gémit… Je prends le gant de toilette et lui fourre dans la bouche. Il sait parfaitement que rien ne m’excite plus que ses gémissements étouffés. Je sens encore un petit goût d’urine quand je commence à descendre ma langue sur sa hampe. C’est agréable, car presque imperceptible. J’ai mes mains autour de ses cuisses. Je le sens près de la jouissance. Il respire par saccades, son désir monte d’un cran, son gland se gonfle de plus en plus. D’ordinaire je recrache son sperme aussitôt après qu’il a joui dans ma bouche, mais là je le laisse exploser au fond de ma gorge et j’avale tout d’un trait. Il se plie en deux, retire le gant humide de sa bouche et commence à se mettre à genoux pour me faire pareil. Je lui dis que je n’ai pas envie de jouir, en tout cas pas maintenant… J’avais seulement besoin d’avoir le goût de sa vie sur ma langue.

On finit de se laver. On s’habille devant le miroir de la salle de bain. On se brosse les dents. Je trouve que la chemise blanche qu’il m’a empruntée lui va très bien. Je vais lui dire de la garder.  J’enfile mes Docs et mon blouson, je vérifie que j’ai bien pris mon portefeuille et mes clopes et je ferme la porte derrière moi.  On s’embrasse encore dans l’ascenseur et dans le hall de l’immeuble. Puis chacun part de son côté en se souhaitant  « bonne journée » et en disant « à ce soir »…

 

Je me sens encore plus fébrile qu’hier matin. La route pour l’hôpital est beaucoup plus encombrée, il faut dire qu’il n’est même pas huit heures et demie. Je touche une nouvelle fois la housse de costume en satin dans laquelle j’ai rangé tes vêtements funèbres.

Je me gare devant l’entrée du funérarium. Je coupe le moteur et j’attends quelques minutes que le rappel des titres de neuf heures moins le quart passe sur France Info. Rien d’extraordinaire dans les nouvelles du monde ; ces chiens n’ont même pas parlé de ta mort…

Je n’ai toujours pas le temps de regarder les fleurs et les plantes dans les jardinières dehors, je me presse de rentrer. La jeune fille de l’accueil me reconnaît, elle n’a même pas besoin de me montrer le chemin. Je le connais par cœur. Je la vois juste décrocher son téléphone, certainement pour prévenir de mon arrivée.

Il y a encore cette affreuse musique dans l’ascenseur et dans le couloir quand je remonte jusqu’au bureau de Thibault Hitze. Mes semelles ne font plus le même bruit, cette fois ça ressemble à une espèce de « splatch » caoutchouteux dès que je pose un pied sur les carreaux. Je repasse devant la salle d’autopsie numéro 7. Je ferme les yeux un instant.

La porte du bureau est ouverte, mais il n’y a personne. Je m’assois dans la salle d’attente, là où maman et papa m’ont annoncé ta mort. C’est vrai qu’ils sont super désagréables ces fauteuils pour nains. J’avais enlevé mon blouson en attendant, mais j’ai dû le remettre car cette espèce de tissu abrasif me gratte la peau. Yann arrive, la démarche toujours aussi lunaire… Comme hier, on a droit à quatre couleurs aux pieds.

 

-          Bonjour M. Guillet. Navré de vous avoir fait attendre…

-          Bonjour Yann… Bon, ben je vous ai apporté les vêtements et les chaussures. Tout est dans la housse. Je crois que je n’ai rien oublié…

-          Ne vous inquiétez pas, on vérifiera… Comment ça va aujourd’hui ?

-          Je mentirais en disant que c’est la grande forme… Je ne réalise toujours pas… Peut-être que ça changera quand je verrai mon frère dans le cercueil… Et ça c’est même pas dit.

-          Et vos parents ?

-          Ils vont mieux, merci. Ma mère semble avoir repris le dessus… Mon père, j’en sais rien… Ça reste une énigme. Faudra voir avec le temps…

-          Oui c’est sûr… D’ici une petite heure, le corps devrait être prêt. Le cercueil est arrivé hier soir et on a livré les accessoires ce matin. Revenez vers dix heures… Par contre… il faudra aller sur le côté du bâtiment. Vous verrez il y a une autre entrée. Sinon, vous n’avez qu’à demander à l’accueil, elle vous expliquera. Je vais prendre les vêtements tout de suite, avec les chaussures et je vais vous rendre la housse, comme ça, ça vous évitera de revenir une troisième fois.

-          D’accord… Donc je reviens vers 10 heures ?

-          Oui, votre frère devrait être prêt. Il n’y a pas beaucoup de soins à faire de toute façon. J’ai oublié de demander hier, mais est-ce que vous avez une photo récente de votre frère ? C’est juste pour la coiffure…

-          Non désolé, j’ai pas de photo récente de Stéphane sur moi. Mais il se coiffait à peu près comme moi…

-          C’est noté… On verra ce qu’on pourra faire. Alors, je vais encore vous souhaiter bonne chance pour la suite. Je ne crois pas qu’on soit amené à se revoir d’ici l’enterrement, et puis même après... j’espère. Au revoir M. Guillet, et puis courage !

-          Merci Yann…

Je me rassois un instant dans la voiture, mais très vite je me sens mal à l’aise. Ce doit être la proximité de l’échéance. J’ai pris avec moi le dernier Cornwell pour lire en attendant que tu sois  « prêt ». Je me suis installé dehors, sur un banc, au soleil, dans le petit square derrière le crématorium. Je n’arrive pas à me concentrer sur ma lecture. D’ordinaire, je trouve le style de Cornwell fluide et agréable à lire, mais là, j’ai l’impression que sa prose est lourde, indigeste, absconse. Ça fait dix fois que je recommence le chapitre 6. Pourtant, Cornwell, c’est quand même plus accessible que Virginia Woolf, non ? Je perds mon temps à essayer de lire, alors j’abandonne. Je repose le bouquin dans la voiture et je viens me rasseoir au soleil.

Je regarde l’heure toutes les deux minutes sur mon portable. Il va bientôt être 9 heures 40… Déjà vingt-quatre heures que tu m’as quitté. J’en ai marre d’attendre, j’en suis à ma quatrième cigarette depuis ce matin. Si je continue à ce rythme, il va falloir que j’aille racheter un autre paquet avant ce soir.

Je décide de retourner au funérarium, même si je sais que je suis en avance. La jeune Griet me dit que tu es  « prêt ». Elle m’indique le chemin pour accéder à l’autre partie du bâtiment. Il faut que je prenne l’escalier sur le côté, et que j’entre dans la Chambre de Repos Eternel. C’est comme ça qu’ils ont appelé la salle réservée à l’exposition des corps pour les familles et les proches. Quel nom à la con !

Il faut appuyer sur un interphone pour entrer. La porte se débloque aussitôt.

Comme hier, j’essaie de me concentrer sur le superficiel et l’accessoire, pour oublier les raisons de ma présence ici. Remarque, j’aurais pu me contenter de laisser tes vêtements et de rentrer chez moi… Faut-il que je t’aime pour que je m’impose une épreuve pareille ! Hier j’étais pris dans le feu des événements, je les subissais ; mais là, rien ne me force à rester, sauf mon amour pour toi Stéphane.

Je me retrouve au centre d’une grande pièce octogonale, avec au milieu une fontaine d’intérieur. Le sol est blanc, les murs sont recouverts d’une peinture d’un bleu marin et on a accroché les mêmes aquarelles que dans le hall du funérarium. Je ne sais pas pourquoi on s’obstine à passer cette épouvantable musique un peu partout dans la chambre funéraire. Un peu de silence serait le bienvenu.

Je fais le tour de la salle, il y a des étiquettes avec des noms collées sur chaque porte. Ton corps sera exposé dans la salle 6.

 

Je sens la même peur qu’hier me saisir insidieusement. C’est une peur physique qui me fait trembler et me donne froid. Je ne t’ai vu qu’une seule fois depuis hier, et encore quelques minutes, car j’ai longtemps gardé les yeux fermés avant d’accepter de te regarder. Et puis, c’était toi, mais ce n’était pas toi… Tu comprends ce que je veux dire ? Je t’ai bien reconnu dans cette housse mortuaire, mais l’homme qui était dedans ne te ressemblait pas. Celui que j’ai vu n’était pas mon Fanou… ou alors si peu.

Je me sens faiblir à l’idée de te voir dans ton cercueil. Je ne sais pas si je vais avoir le courage de pousser cette porte et de me retrouver devant toi. J’appuie sur un autre interphone : une voix me répond, je ne sais d’où elle sort. Elle me dit seulement que d’ici quelques minutes, tu seras visible. Un signal sonore m’avertira, et je n’aurai plus qu’à pousser la porte et à rentrer.

J’entends du bruit dans la pièce, une clé dans une serrure, des roues qui grincent et que l’on bloque d’un claquement sec. Un objet de métal qui tombe et qu’on ramasse,  et puis plus rien… De nouveau, le  silence.

Un long « bip » sonore débloque la serrure comme quand on compose la bonne combinaison sur un digicode. Je pousse la porte et je regarde d’abord autour de moi. Je sais que tu es là, au milieu de la pièce, mais pardonne-moi Stéphane, je ne suis pas encore prêt à te voir…

Les murs ont le même style de peinture anémique que dans le funérarium. Ici, ils sont vert pâle, un vert d’aquarelle.

Il y a deux rangées de quatre chaises placées contre les murs latéraux, et tout au milieu, posé sur deux tréteaux asymétriques, ton cercueil, avec la tête relevée pour qu’on puisse te voir plus facilement.

 

La sensation est absolument indescriptible. Si je te dis que c’est épouvantable et éprouvant, je suis loin de la réalité, crois-moi. Je n’ai jamais été aussi près de pleurer que maintenant, quand je te vois allongé dans ce cercueil. Je n’arrive pas à relever les yeux pour regarder ton visage. L’image de ton corps inerte est suffisamment traumatisante. C’est encore plus impressionnant que dans la salle d’autopsie.

Comme hier, je ne peux émettre qu’une sorte de sanglot sec et étouffé, maladroit comme une toux qui viendrait au plus mauvais moment, et qu’on chercherait à réprimer.

Le cercueil ne rend pas comme sur la photo, la teinte du bois de chêne me parait plus claire, mais finalement, c’est presque mieux. Tout autour, il est recouvert d’une espèce de capiton bouffant et festonné en satin crème. Un linceul blanc en soie recouvre tes cuisses et tes pieds, cachant ton pantalon de costume. Tes initiales sont brodées de chaque côté en lettres dorées, et il y a de la dentelle partout sur les bords.

On t’a joint les mains sur la poitrine, dans la même position que j’ai prise hier avant de l’endormir.  Je n’avais pas remarqué les traces d’albugo sur tes ongles hier, ni les lunules sur tes pouces. Tu as toujours eu de bien plus jolies mains que moi, les miennes ressemblent à celles d’un étrangleur. Je suis certain que si je les touchais, je sentirais encore ta peau douce. Mais ne compte pas sur moi pour le faire.

Ta veste de costume s’est froissée sur le col. J’avais pourtant fait attention de bien la transporter à plat, mais avec le lin, on ne peut présager de rien. La chemise te va très bien. Je ne sais pas si c’est volontaire, mais le dernier bouton n’a pas été fermé. C’est quand même un comble, toi qui t’es toujours plaint de ne pas avoir de poils, tu te retrouves avec une petite touffe qui dépasse juste au- dessous de la pomme d’Adam. Tu fais viril comme ça.

 

Il ne me reste plus que ton visage maintenant. J’aurais aimé qu’il soit caché. C’est la minute de vérité Stéphane. Je ne sais pas si c’est la force ou le courage qui me font lever les yeux, mais en tout cas, je te fixe, je te scrute et j’ai mal. Je te vois comme mon petit frère, pas comme un mort, c’est aussi simple que ça. Si je me mets à me souvenir de tout ce qu’on a vécu tous les deux, je vais craquer. Je te surveillais dans ton berceau, je suis encore là trente ans plus tard à te veiller dans ton cercueil… et entre temps, tant d’années passées avec toi.

On t’a rasé visiblement… Il y a une écorchure sur ton menton. Tu ne l’avais pas hier. La lame a dû riper, il ne reste qu’une trace de sang figé, le froid a dû l’empêcher de couler.

La grimace de douleur et le froncement de tes sourcils ont disparu. Si on se place à certain angle du cercueil, on a même l’impression que tu nous souries. Tu as l’air de dormir paisiblement, et malgré les cosmétiques qu’on a appliqués sur ton visage, on voit bien que ta peau ne respire plus, que le processus de dessiccation a déjà commencé. D’ici demain, tes traits seront devenus plus cireux et tu auras vraiment l’air  mort. 

A cause de l’éclairage halogène et de la chaleur relative de la pièce, des petites perles de sueur se forment sur ton front. Enfin, c’est davantage dû à la condensation qu’à un hypothétique retour à la vie.

Vraiment, en te regardant de loin, j’ai l’impression que tu dors. Et Dieu sait combien de fois je t’ai regardé dormir… Il n’y a pas si longtemps d’ailleurs que je me suis levé en pleine nuit pour te voir. Ça me manquait, c’est con, mais c’est comme ça. Quand je me rapproche, ta masse musculeuse ne réagit plus, elle est encaissée dans ce carcan de chêne.

On t’a coiffé bizarrement. Je ne sais pas ce que Yann a dû dire, mais le message n’est pas très bien passé. Tu ressembles à un premier communiant, avec ta raie sur le côté… J’aurais presque envie de t’ébouriffer les cheveux, mais comme je te l’ai dit, ne compte pas sur moi pour toucher ne serait-ce que le bois du cercueil.

Je sais que j’en avais choqué plus d’un quand j’avais refusé d’approcher du cercueil de mémé Guillet. C’est quand même pas de ma faute si j’ai la phobie des cercueils et de tout ce qui touche de près ou de loin à la mort. J’ai très envie de t’embrasser, mais là encore, j’en suis incapable… et la situation est vraiment trop pénible ce matin pour que je me hasarde à lutter contre mes phobies. Peut-être demain, j’essaierai de t’embrasser pour te dire « au revoir » avant qu’on ne referme le cercueil.

 

Je ne peux pas repousser plus longtemps les portes de la réalité. Mes sens se réveillent peu à peu. Je n’ai plus la force de les garder anesthésiés. J’entends de nouveau, je perçois de nouveau, je respire de nouveau ; alors que jusque là, je m’étais enfermé dans une bulle.

Le réveil est rude, crois-moi… Ce corps, si présent dans ce cercueil, mais si absent pour nous tous, c’est bien le tien. Je commence à être repris de vertiges, ma tête tourne.

Au moins, hier, dans la housse mortuaire, la mort ressemblait à ce qu’elle devait être ; mais là, apprêté comme tu es, elle est presque acceptable, et ça je ne le supporte pas.

Je ne tolère pas de te voir ainsi, figé et immobile, sachant que quoi je fasse, quoi que je dise, je ne suis même pas sûr que tu me voies, ou même m’entende. En me privant de ta vie, on m’a aussi ôté la mienne. Ma réaction peut paraître excessive, voire irréfléchie ; mais regarde où nous en sommes Fanou… Qu’est-ce qui nous reste maintenant ?

Plus je pense à ça, plus les vertiges deviennent violents… Je regrette de ne pas avoir davantage mangé ce matin au petit-déjeuner.

Je me mets à transpirer, à avoir la nausée. Tu sais, j’ai aussi mal à l’estomac comme quand je me provoquais des ulcères psychosomatiques pendant les examens à la fac. Je ne suis pas loin de l’attaque gastrique. Il va falloir que je te laisse, je ne peux pas rester plus longtemps. J’espère que tu comprends…

Rester avec toi ici, c’est au-dessus des mes forces. Je reviendrai peut-être plus tard dans la journée, sinon on se verra demain pour la fermeture du. Il y a trop d’images qui se bousculent dans ma tête en ce moment, Fanou, et ces images me ramènent à une période si proche, et pourtant tellement lointaine pour moi : celle où tu vivais, celle où ton cœur battait, celle où tu ne me manquais pas…

Je te laisse, petit frère. Je vais continuer à prendre soin de toi, mais là, je dois vraiment sortir.

 

Je ferme la porte derrière moi, sans te regarder. Tu me pardonneras ? J’appuie de nouveau sur la touche de l’interphone pour annoncer mon départ. La même voix nasillarde me répond et me remercie. Je n’attends pas qu’on te ramène dans ta chambre froide. Je n’essaie même pas d’imaginer à quoi ressemble l’endroit où on va te conduire maintenant.

Je rentre dans les toilettes, et m’enferme dans une cabine. Je suis à genoux et je vomis. Que de la bile, et les traces lactées du yaourt que j’ai avalé ce matin. Je me relève trop vite, et je manque de perdre connaissance. Ma tête tourne et je me retrouve projeté dans le même rêve que j’ai fait la nuit dernière. Je marche toujours dans cette forêt sombre, avec, tout autour de moi, des filaments blancs qui ressemblent à des toiles d’araignée.

Je reste quelques secondes assis par terre à me frotter les yeux pour être bien certain que je ne suis plus prisonnier de ce cauchemar. Lorsque je me relève, je me dirige vers la rangée de lavabos et je m’asperge le visage d’eau froide. Je laisse l’eau couler sur mes joues ; je n’ai pas envie de m’essuyer.

Quand je sors de la Chambre de Repos Eternel, j’ai l’impression que le volume de la musique céleste aux accents de dulie, n’est plus aussi fort qu’au moment de mon arrivée.

 

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