CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 16

Philippe Esteban

CHAPITRE 16

 

 

Tu vois Fanou, on aurait dû le faire il y a bien longtemps ce pèlerinage… et tous les deux en plus. Aujourd’hui, je vais l’effectuer seul, mais je penserai très fort à toi. Il ne faut pas oublier que c’est quand même ici que tout a commencé pour nous deux, dans cette HLM du centre ville.

Je ne sais même pas ce que je vais trouver, ni même si je vais pouvoir entrer dans l’allée maintenant que la porte est fermée par un interphone.

Le bâtiment n’a pas trop changé d’aspect, la peinture blanche est de plus en plus sale, la crasse des gaz d’échappement s’incruste de plus en plus dans le béton. Quand je parle de couleur blanche, je suis quand même loin de la vérité, elle tire  plutôt sur le  gris clair…

Six allées de quatre étages chacune… une architecture du milieu des années soixante. C’est presque un monument historique pour moi.

 

La porte d’entrée a été remplacée. Je ne sais pas si tu te souviens de l’ancienne.  Elle était noire avec des petits carreaux opaques. En plus, elle était tellement lourde qu’on avait souvent du mal à la pousser autrement qu’avec l’épaule. Ils ont mis les boîtes aux lettres à l’extérieur maintenant.

J’ai de la chance, la porte a été mal fermée et j’ai pu rentrer dans l’allée sans avoir à déranger un des locataires. La décoration intérieure du hall est à vomir : à la place de la rangée de boîtes aux lettres en bois, on a posé une espèce de mosaïque en faïence blanche et rouge. C’est d’un goût. Je me demande si ces dessins représentent quelque chose. En tout cas, quoi que ça puisse représenter ça ne ressemble à rien.

 

De mémoire, je me souviens du nombre de marches pour monter jusqu’au quatrième étage. Il y en a 70. D’abord six pour accéder au rez-de-chaussée et soixante-quatre autres pour aller jusqu’en haut. Il n’y a toujours pas d’ascenseur.

Le caoutchouc de la rampe n’a pas été remplacé. Je me demande comment il fait pour tenir. Il y a de plus en plus de noms gravés au cutter dessus. Quand je pense que tu t’amusais à cracher sur la rampe pour faire accuser les sales mioches du deuxième… Tu pouvais être un vrai petit con quand tu voulais.

Je me suis mis au milieu des marches et je les gravis comme quand j’étais môme, en fermant les yeux et en comptant jusqu’à huit pour arriver à chaque demi-palier. Après je recommençais. Je ne suis jamais tombé, mais je me suis souvent trompé dans le décompte des marches. Sur chaque palier, je m’arrête pour regarder les noms de famille des locataires. Avant même d’arriver au deuxième, ça commence à empester la javel. Visiblement, notre ancienne voisine n’a toujours pas changé son détergent pour les sols. Il pue toujours autant la pisse. A chaque fois que je passais devant sa porte, j’arrêtais de respirer. C’est quand même tenace comme odeur, je t’assure… Et dire que ça fait plus de vingt ans qu’on est partis d’ici…

 

Encore trente-deux marches et je vais arriver devant notre porte. Pour les huit dernières, je garde les yeux ouverts. Tu sais, la tache de gras entre la 5e et la 6e marche est toujours là. Maintenant c’est une espèce de cercle noirâtre, mais je peux te garantir que c’est ma tache.

Je reste quelques secondes sans bouger devant la porte. J’ai le trac. Imagine qu’il n’y ait personne ou qu’on ne me laisse pas rentrer. J’aurais fait tout ce chemin pour rien et je repartirai avec le sentiment du devoir inaccompli.

Je sonne et j’entends des pas derrière la porte. On m’ouvre…

 

-          Monsieur Guillet ? Ben alors ça, c’est une surprise ?

-          Christel ? Christel Véra ? Si je m’attendais à ça !

-          Vous saviez que j’habitais ici ?

-          Non, pas du tout… En fait je n’ai même pas fait attention au nom sur la porte d’entrée.

-          Alors vous ne veniez pas me voir, c’est ça ?

-           En toute honnêteté ? Non… Toutes mes excuses…

-          Mais comment vous avez fait pour entrer ? Je n’ai pas entendu l’interphone.

-          La porte était ouverte…

-          Vous avez eu raison. Qu’est-ce qui me vaut quand même l’honneur de la visite de mon ancien prof de français ?

-          Je ne sais pas si c’est un honneur… Et comme je t’ai dit, je ne pensais pas te trouver ici. Enfin je suis venu ici pour quelque chose d’assez particulier.

-          Ah bon ?

-          Oui, tu vois… Quand j’étais gamin j’habitais dans cet appartement et j’avais envie de le revoir.

-          Vous habitiez ici avant ? Mais c’est génial ça ! Quand je vais dire ça à mon copain… Vous savez que je lui ai souvent parlé de vous ?

-          Carrément ?! C’est gentil en tout cas. Voilà, si je suis venu ici aujourd’hui c’est parce que mon petit frère est mort hier et j’ai besoin de revoir une dernière fois l’appartement où on a grandi tous les deux.

-          Oh merde, heu mince… Je suis désolée. Toutes mes condoléances, monsieur…

-          Merci Christel…

-          Je suis peut-être indiscrète, mais il avait quel âge votre petit frère ?

-          Il venait d’avoir trente ans il y a deux semaines et il est mort brutalement d’une hémorragie cérébrale.

-          Ah… d’accord. Je ne sais jamais quoi dire dans ces moments-là. J’ai toujours peur de dire n’importe quoi…  Mais entrez monsieur Guillet.

-          Je te remercie.

-          Vous avez vu, j’ai bien retenu votre leçon, je vous ai dit Entrez, et pas Entrez donc…

-          Oui j’ai noté…

-          Vous voulez un café ? Un thé ? Autre chose ?

-          Non, ça ira, merci

 

J’ai l’impression de pénétrer dans un autre sanctuaire sacré. Bien entendu, cet appartement ne ressemble plus à celui dans lequel nous avons grandi, mais dès que je ferme les yeux, tout redevient comme avant. Je me retrouve dans le petit vestibule carré qui séparait la cuisine de la salle à manger. Maintenant, il est beaucoup plus clair, avec un papier peint jaune assez lumineux et un miroir sur le mur d’entrée. J’ai l’impression que Christel est gênée, pas forcément par ma visite, mais plus par ce qui la motive.

 

-          Christel, est-ce que ça te dérange si je visite l’appartement ?

-          Non pas du tout. Vous pouvez y aller.

-          Au fait, tu n’es pas obligée de me dire « vous », ni  monsieur… Ça me file un coup de vieux quand on me le dit hors du cadre scolaire. Tu peux m’appeler Raphaël, ça ne me gêne pas du tout.

-          Je ne promets pas d’y arriver du premier coup, mais je vais essayer… Raphaël.

-          D’accord, je te remercie d’avance pour tout.

-          Mais de rien… Si ça ne te dérange pas, je vais finir ce que j’ai à faire dans mon bureau. J’ai un dossier à rendre à mon boss pour demain matin.

-          Pas de problème, de toute façon, je connais bien l’endroit.

 

Nos chemins se séparent. J’entre maintenant dans la cuisine. Le vieil évier n’a pas été changé. Avec les années, il est de plus en plus ébréché et jauni. Il faut chercher à la loupe des traces d’émail. Ca me rappelle quand je faisais la vaisselle et que toi tu l’essuyais avant de la ranger.

Je nous revois aussi à table le midi : on écoutait religieusement les émissions de jeux de Pierre Bellemare sur Europe 1 avant le journal d’André Arnaud. C’était un rituel immuable. Maman restait à la maison le matin avant de partir donner ses cours de danse. On attendait que papa rentre de l’agence et on prenait nos places attitrées pour manger : un de chaque côté de la table, papa en face de maman et toi en face de moi. Le poste de radio posé sur le réfrigérateur pour ne pas qu’on ne le fasse tomber, sinon c’était la crise assurée si on ratait une seconde d’un programme d’Europe 1 le midi. Les parents ont toujours été plus laxistes pour les émissions du soir ; d’ailleurs on coupait la radio après le Hit Parade de Jean Loup Laffont. Le soir, on mangeait au son des actualités régionales, avec le volume de la télé un peu plus fort que d’ordinaire. Il fallait que tout soit fini pour le jeu de 19 heures 45 avant la messe du 20 heures.

Après chaque repas, le cérémonial était bien défini pendant que papa regardait les infos : corvée de vaisselle pour nous deux et maman lavait le sol de la cuisine quand nous avions fini.

Je m’approche de la fenêtre : les platanes cachent encore un peu le toit de notre école primaire, on le distingue à peine. Tu te rappelles, un matin on s’était levés pour aller en classe, et l’école avait brûlé… Ça nous avait valu quelques jours de congé en plus.

Le « parc » qui jouxte le parking est toujours aussi miteux : il n’y a plus d’herbe par terre, que de la terre battue durcie par les semelles des chaussures de sport des joueurs de foot. Les cages n’ont plus de filet, ça doit être pratique pour aller chercher le ballon maintenant.

De nouvelles commères ont remplacé les anciennes à la retraite. Elles discutent toujours au pied de l’immeuble avec leur panier de courses quand elles reviennent d’avoir déposé leurs gamins à l’école. Je soupire longuement alors que je retraverse le corridor pour passer dans la salle à manger.

 

C’est marrant, mais je trouve la pièce ridiculement petite maintenant. L’agencement est le même qu’à notre « époque » : la salle à manger d’un côté et le salon dans l’autre partie. Au départ cette petite alcôve était ma chambre, mais un certain Stéphane Guillet ne pouvait pas dormir seul dans sa propre chambre et venait souvent se coucher avec moi pendant la nuit… Résultat des courses, quand j’avais 7 ou 8 ans, les parents ont supprimé ma chambre pour la transformer en salon et on nous a mis ensemble.

« Nadèche » aurait adoré la déco : il y avait du marron partout. Le canapé d’angle en faux velours côtelé, le papier peint immonde avec ses motifs géométriques symétriques, la grande bibliothèque que tu avais récupérée dans ta chambre quand on a emménagé dans la nouvelle maison… Et puis, il ne fallait pas oublier le clou du spectacle avec le lustre qui ressemblait soit  à un satellite espion de la NASA avec ses antennes de partout soit  à un oursin mutant intergalactique. Il y avait aussi une table de salon en acier avec un vitre ronde posée dessus, jusqu’au jour ou papa l’avait faite voler en éclat en posant ses pieds dessus de façon plutôt … énergique.

C’était le temps où les télés n’étaient pas équipées de télécommandes, et le même Stéphane Guillet sus-mentionné, devait m’obéir et se lever pour changer de chaîne ou monter le volume… à ma guise. Il fallait bien que de temps en temps j’use de mon droit d’aînesse.

 

La salle à manger a toujours été une pièce stratégique, car c’est là que se trouvait la chaîne Hi-fi et le meuble stéréo pour ranger les vinyles. Chacun avait son casier pour y mettre ses disques. On avait droit à un 45 tours par mois et pour les albums, il fallait attendre les anniversaires. Je n’oublierai jamais le jour où tu t’es mis à chanter Hey Jude en phonétique, alors que tu ne savais même pas lire. Je crois même que papa t’avait enregistré sur son vieux magnéto.

Contre le mur, juste à côté de la porte-fenêtre, on avait notre baby et au-dessus, une espèce d’affreux truc que j’avais fait au CP pour la fête des mères : un tableau avec des clous représentant une tête de lion. C’était hideux.

Je vais sur le balcon. Pendant l’été, après la plage, on venait s’asseoir tous les quatre en attendant d’aller se coucher. C’était pas très exotique comme panorama : on avait la grande avenue sous nos fenêtres et le bruit parfois pouvait vite devenir insupportable.

Papa avait inventé un jeu pour nous faire passer le temps. Il fallait qu’on choisisse chacun un modèle de voiture et quand dix voitures du même modèle étaient passées sous nos fenêtres, on avait gagné. Comme déjà tu détestais perdre, il fallait toujours que tu choisisses les Renault 5 et tu nous mettais systématiquement la pâtée… Bel esprit sportif !

On venait aussi s’asseoir dehors quand il y avait de l’orage, et maman, terrorisée par les éclairs et le tonnerre nous faisait des grands signes pour qu’on rentre.

Quand elle n’était pas là, on jouait à se faire peur en se penchant le plus bas possible sur la rambarde. Depuis le jour où j’avais failli basculer et me fracasser la tête quatre étages plus bas, j’ai le vertige. Et tout ça, parce que mon petit frère m’avait lancé un défi stupide. Je crois qu’en représailles, je t’avais enfermé sur le balcon une heure. Qu’est-ce que t’avais pu brailler !

 

Je referme la porte-fenêtre derrière moi : ils ont mis un double vitrage maintenant, on n’entend presque plus le bruit des voitures sur l’avenue. Je traverse la salle à manger et j’entre dans le second petit vestibule qui menait aux chambres et aux sanitaires. L’interrupteur des toilettes est toujours dehors dans le couloir. Je ne compte plus les fois où tu as éteint la lumière pendant que j’y étais. Sale gosse !

La salle de bains est toujours aussi sombre. Je reconnais la vieille baignoire en fonte et le lavabo trop haut et surtout trop petit. J’ai toujours associé cette pièce à la vapeur et à la buée des mercredis et des samedis après-midi. On prenait notre bain après La Parade des Dessins Animés pendant Les Visiteurs du Mercredi, et le samedi, on attendait la fin de La Une est à vous pour aller se laver. Après, on allait emmerder papa quand il prenait son bain. C’était l’époque où il avait encore des cheveux et on allait lui faire une « queue d’indien » sur la tête quand il faisait son shampooing. A mesure que les années passaient, les programmes changeaient. On regardait RécréA2 et Un nom en or, avec Denise Fabre et Garcimore.

Maman remplissait la baignoire en mettant de l’Obao bleu pour que ça mousse et on restait un bon moment dans le bain, jusqu’à ce que la peau de nos mains soit toute plissée. On jouait avec deux poissons rouges en plastique qu’on remplissait d’eau par un petit trou et ensuite on se balançait l’eau à la figure.

 

Les deux chambres prenaient en tenailles le « cagibi noir », où maman stockait ses réserves de conserves. Un jour j’avais dû te garder avec Geoffrey et JB. Vous aviez été tellement insupportables tous les trois que je vous avais mis chacun dans une pièce et j’avais enfermé Geoffrey dans le cagibi, sans lumière. Bien sûr, je m’étais fait engueuler au retour de maman et à mon tour j’ai dû passer un petit moment dans le noir. Putain de Geoffrey ! Il ne se faisait jamais engueuler, tout ça parce qu’il n’avait plus de père ! Comme quoi ça ne paie pas d’être lucide.

La chambre des parents a toujours été une sorte de Graal inaccessible : jamais nous n’avons eu le droit d’y aller seuls. Ils avaient une armoire en tek avec miroir central circulaire au-dessus d’une petite niche, où maman rangeait ses bijoux fantaisie. Il y avait des poignées rondes en plastique et le lit et les chevets étaient assortis à l’armoire. Malgré les années, le bois sentait toujours pareil. Je pourrais reconnaître l’odeur entre mille.

 

En face de la chambre des parents, se trouvait le nôtre. Elle sert désormais de bureau à Christel. Je dormais au plus près de la fenêtre, toi vers la porte. La vieille armoire à glace que maman avait eu pour ses vingt ans séparait nos lits. Mon bureau tout bancal était juste en face avec au milieu de la pièce, un pouf en forme de tête de chien avec nos jouets à l’intérieur. Nos descentes de lit étaient aussi assorties à ce pouf : jaune canari. C’était groovy les années 70… Tu faisais tes devoirs dans la cuisine avec maman et moi j’écoutais la radio sur mon poste à cassettes que j’avais eu pour mon dernier Noël ici. J’avais mis des posters d’AC/DC sur le mur avec une photo de KISS version Dynasty, soit la période 1979, sans oublier des coupures de presse montrant Mc Enroe avec le trophée de l’US Open 1980. De ton côté, au-dessus du lit, tu avais punaisé des posters du Muppet Show et de Goldorak… à chacun ses héros.

Après le repas de midi, on allait jouer une petite heure avant de repartir à l’école. A l’époque le lino n’était pas le même. On jouait au tennis avec des cartes de jeu de 7 familles et des billes en guise de balles. Le but était de ne pas faire rebondir la bille par terre sous peine de nous faire engueuler. Après j’ai eu ma période Big Jim et Action Joe, déjà les mâles musclés et virils m’attiraient.

Quand on éteignait la lumière pour dormir, on s’amusait souvent, mais toujours en silence, car maman entendait tout. Le but était d’allait réveiller l’autre en faisant le moins de bruit possible pour ne pas se faire repérer. Tu y avais toujours droit pendant le générique des Dossiers de l’Ecran, parce que la musique te faisait flipper. Ça marchait à tous les coups ! Certains soirs on se balançait nos peluches à la figure et je souviens que tu visais plutôt bien pour ton âge mon salaud.

Pour mes 10 ans, Mircea et Jean-Yves m’avaient offert un transistor. J’écoutais la radio le soir en loucedé, avec l’oreillette mono qui faisait un son de crécelle. C’était toujours sur Europe 1 avec Michèle Abraham et son langage de camionneuse. Je me demande ce qu’elle est devenue d’ailleurs. Fallait que je fasse gaffe de ne pas mettre le volume trop fort, sinon tu me faisais une crise et tu menaçais d’aller me cafter parce que je ne dormais pas. Tout ça parce que toi tu n’avais pas de transistor.

La dernière année avant notre déménagement, on n’avait plus les mêmes horaires. Je me levais avant toi pour aller au collège et le matin j’avais droit, au petit-déj’, à Philippe Gildas, Albert Simon et la fameuse chronique de Guy Thomas. Il y avait ce jeu aussi où il fallait trouver le prix d’un objet par téléphone pour le gagner. Bien entendu, le cadeau était offert par le BHV…

 

Mine de rien p’tit frère, c’est quand même douze ans de ma vie que je me prends en pleine gueule en retournant dans cet appartement. Ces douze années sont sans conteste, les plus belles de ma vie, les plus insouciantes, les plus agréables. Elles ont, et elles auront toujours plus d’importance que celles que j’ai vécues après dans notre autre maison…

Je t’avoue que de me retrouver là me donne envie de pleurer, mais tu te doutes bien que je n’y arrive toujours pas.

Tu sais, j’ai préservé l’intimité de l’intérieur de Christel en ne rentrant dans aucune pièce. Je me suis contenté de rester sur le pas de chaque porte et de fermer les yeux. Les souvenirs ont fait le reste.

 

J’ai rejoint Christel dans la cuisine. Comme des anciens combattants qui se retrouvent au hasard de la vie,  la discussion tourne immanquablement sur nos souvenirs de « guerre ». Bien sûr, je la questionne sur ce que deviennent les anciens copains de classe avec qui elle a encore gardé le contact. Elle me demande en échange des nouvelles de collègues qui enseignaient au lycée à l’époque. Je ne vois pas de quoi d’autre nous pourrions parler. Elle a d’ailleurs la pudeur de ne pas t’évoquer. Je la remercie de son accueil avant de prendre congé. On s’échange nos coordonnées au cas où il nous prendrait l’envie de nous revoir.

Je ne voudrais surtout pas me taper une soirée retrouvailles prof – élève à la Patrick Bruel, je pense que rien ne gonflerait plus que ça.

 

Je ne me retourne pas quand elle referme la porte derrière moi. Je redescends cette fois les yeux grands ouverts, sans compter les marches, mais avec des images et des souvenirs vivaces, doux amers,  plein la tête. Pour commencer à faire mon deuil, il fallait que je passe par cette étape et que je revienne aux sources les plus élémentaires.

Toi bébé dans le berceau, puis toi petit garçon. Tout ça, ce n’est ni plus ni moins que la base de toute ma vie, mon ciment et ma sève… mon sang.

 

Je suis passé faire un tour de l’autre côté de l’immeuble, dans ce parc miteux où on ne jouait presque jamais. Les rares souvenirs que j’ai de nos jeux ici sont ceux de la selle de nos vélos, qui chauffait au soleil et qui nous brûlait les cuisses quand on remontait dessus. Cette chaleur et ce feu sont tout ce qui te manque en ce moment, ce que tu ne recouvreras jamais.

On n’aurait jamais dû repousser cette visite dans notre premier foyer. Même si je t’ai senti très proche de moi, ça n’a pas la même valeur de faire ce retour aux sources, seul. Tu n’as jamais été aussi présent dans mon cœur que maintenant. Tu ne m’as jamais autant manqué que maintenant. La boucle est bouclée : notre vie a commencé ici, je suis venu refermer la dernière page du chapitre de notre enfance. Un dernier regard vers la fenêtre de la cuisine et je retourne à la voiture pour sans doute ne plus jamais revenir dans cet immeuble.

 

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