CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 17
Philippe Esteban
CHAPITRE 17
Rentrer à la maison après ça n’est pas chose facile, je dois te l’avouer. J’ai l’estomac en compote, une terrible envie de vomir. Tu m’es réapparu, vivant dans toute la splendeur de ton enfance et de tes jeunes années, et ça m’a fait mal de revivre ces instants. Cet appartement est le miroir de ma vie aussi, une vie que je regrette de ne plus vivre, une vie qui me manque, comme toi tu me manques au moment où je te parle.
Je traverse la ville à pied pour retourner à la maison. Je prends mon temps, j’évite les raccourcis inutiles, pour repasser devant des endroits qui ne sont qu’à nous deux, des endroits qui portent la trace de notre présence dans les souvenirs qu’ils me renvoient. Certains n’ont pas changé, ils sont restés figés dans le temps comme par enchantement ; d’autres se sont modernisés, parfois enlaidis, mais en filigrane, je ne peux m’empêcher de nous revoir toi et moi.
Le silence de mon appartement m’accueille, une fois encore, au moment où j’ouvre la porte. J’ai de plus en plus l’impression d’entrer dans un cimetière quand je me retrouve chez moi. Ma vie s’écoule dans un flot régulier, emportant avec elle tout ce qui reste d’innocence et de candeur. Les liens se rompent, ils ne se renoueront jamais et peut-être dois-je simplement m’en satisfaire et l’accepter avec fatalisme. Je ne peux pas aller contre la marche du temps, je ne peux pas réparer ses dégâts. On m’a arraché à toi ; tel est le constat que je peux dresser actuellement.
J’ai faim, mais je ne peux toujours pas manger. Je me force à avaler un yaourt, je picore quelques radis sans grande conviction. Se nourrir pour ne pas mourir, voilà le programme.
J’appelle à la maison, chez JB, chez Arnaud… A chaque fois des messageries me répondent avec des voix souvent impersonnelles et synthétiques. J’improvise des messages, je demande des nouvelles, je communique les dernières informations. J’appelle chez toi aussi pour entendre ta voix. Je raccroche avant que le répondeur ne se déclenche. C’est douloureux, mais salvateur. Je t’écoute jusqu’à l’excès, jusqu’à ce que physiquement je ne puisse plus le supporter. J’alterne entre ton annonce sur tes boîtes vocales téléphoniques et ton ultime message de mardi soir, avant que tu ne meures.
Jusqu’à ma mort, je regretterai de ne pas avoir pris ce dernier appel. Jusqu’à ma mort, je m’en voudrai d’avoir privilégié ma lecture égoïste à une conversation avec mon petit frère. Tu me diras que je ne pouvais pas savoir que tu allais mourir le lendemain... Certes, mais cela n’excuse en rien ma conduite.
Mon thé a fini d’infuser dans mon grand bol. Je sors le boire sur la terrasse et j’emporte avec moi quelques feuilles de papier, mon stylo à plume avec lequel j’écris et un support pour poser le tout. J’espère que l’air marin saura me donner la motivation nécessaire pour rédiger ce texte sur nous deux, sur notre fraternité puissante et cannibale. Nous nous sommes dévorés par amour, nous nous sommes étouffés d’affection…
Je ne sais pas sous quel angle écrire ce lien intime entre toi et moi ; dois-je révéler l’étendue de notre complicité ou garder pour moi ce qui a fait notre ciment pendant trente ans ? Cela requiert un tri rigoureux dans les souvenirs, une gestion austère des événements passés. Comment mettre tout cela en forme sans ternir l’idée générale ? Sans salir la genèse ? Je n’en ai aucune idée…
Je vais sans doute axer mon requiem sur ce qui a toujours été le plus important à mes yeux : mon rôle de grand frère ; celui qui a dû se brûler pour que toi tu ne te brûles pas. J’ai toujours voulu t’expliquer ce que je pouvais, te raconter mes maladies infantiles avant que toi tu ne les attrapes, te rassurer pour que tu n’aies pas peur.
C’est quand même à toi que je dois le plus grand choc de ma vie, et tu ne le sais sans doute même pas.
Hiver 82 … Le 12 janvier si je me souviens bien. Tu avais huit ans, moi onze. On ne savait pas encore que nous allions bientôt quitter notre cocon protecteur pour partir vivre dans cette maison à la campagne. En pleine nuit je t’ai entendu crier dans ton sommeil, puis tes cris sont devenus des pleurs conscients. Tu me disais : « Raphaël, j’ai mal au ventre ! » Tu criais de plus en plus fort, et j’étais incapable de te consoler, ni même de mettre un mot sur ce que tu avais, car je ne l’avais pas vécu. Quand j’ai allumé la lumière, de vilaines larmes déformaient ton visage. Tu avais baissé ton pantalon de pyjama car même l’élastique te faisait mal. J’ai dû rester interdit, sans comprendre ce qui t’arrivait, avec un affreux sentiment d’impuissance et de colère car je te voyais souffrir sans que je puisse intervenir.
Maman t’a habillé en toute hâte. Elle ne trouvait plus tes chaussures. Je te revois recroquevillé dans les bras de papa, car tu ne tenais pas debout tant tu avais mal au ventre.
Ils m’ont laissé seul dans la nuit en me demandant de retourner me coucher. Bien sur, ils m’ont rassuré en me disant que tout irait bien, c’est normal.
Bien entendu, je ne me suis pas rendormi. Je pense avoir pleuré les larmes les plus sombres de ma vie cette nuit-là. J’avais l’impression d’être responsable de ce qui t’arrivait, et je ne pouvais me défaire de cette idée. Pire que tout, je me sentais un mauvais grand frère, car je n’avais pas pu te protéger.
Maman m’a appelé avant que je ne me lève pour me dire que tu avais l’appendicite et que tu allais être opéré dans la matinée. Quand je t’ai vu hier dans la salle d’autopsie, j’ai cru me retrouver projeté en arrière jusqu’à cette nuit de janvier. Je t’avais imaginé dans un bloc opératoire, avec un grand néon circulaire au-dessus de ta tête, des infirmières qui allaient te préparer pour l’opération, et toi, certainement terrorisé de te retrouver seul à cet instant. Par vanité je ne t’ai jamais demandé si à ce moment-là tu avais pensé à moi ; en tout cas toi, tu ne m’as pas quitté jusqu’au lendemain…
C’était une des rares fois, depuis que nous avions changé de chambre, où tu ne dormais pas avec moi. Je suis retourné dans ton lit après l’appel de maman, j’ai pris avec moi une de tes peluches et je l’ai serrée très fort contre moi.
Le lendemain après les cours, je suis allé te voir à l’hôpital. J’étais très impressionné, très mal aussi. On se serait cru dans une sorte de tragédie romantique avec le petit frère mourant dans son grand lit blanc et l’aîné qui se doit d’être fort pour faire face à l’épreuve. Tu avais encore mal au ventre, mais à cause de ta cicatrice que tu m’as fièrement montrée en soulevant le gros pansement qu’on avait collé dessus. Tu m’as aussi montré ce petit bout de boyau qu’on t’avait enlevé et qui flottait dans un flacon de formol. Relique d’une grave blessure de guerre. Tu jouais au dur qui revenait de loin.
Ce jour-là, j’ai eu peur que tu m’en veuilles de ne pas avoir su t’expliquer de quoi tu souffrais. Mais tu ne m’as rien dit.
J’étais passé à la presse avant de monter dans ta chambre et je t’avais acheté sur mon argent de poche un gros livre de coloriages, une petite boîte de crayons de couleur et un Super Picsou Géant pour ne pas que tu t’ennuies. Il ne restait plus de Pif Gadget. En plus, énorme privilège de ma part, j’avais même consenti à te prêter un de mes Club des Cinq. Faut dire qu’à l’époque, je ne lisais que ça ; c’était avant que je ne réalise qu’Enid Blyton était complètement réac, limite facho et pire encore… une lesbienne refoulée !
Tu étais resté une bonne semaine à l’hosto et pratiquement trois semaines sans aller à l’école. Monsieur Fanou était devenu le roi de la maison, tout t’était dû… et si je me souviens bien, tu en avais bien profité, sale morveux.
Neuf ans après toi, et exactement à la même date, je me suis aussi fait opérer de l’appendicite. Tu t’étais pointé à la clinique avec un exemplaire de La foire aux cancres, et tu me faisais la lecture. J’étais mort de rire, bien entendu, et ça me tirait sur les points de ma cicatrice. C’était tout à fait le genre de conneries dont tu étais capable.
Je m’étais souvenu du livre de coloriages et du Picsou et je t’avais rafraîchi un peu la mémoire…
- Moi, au moins, espèce de petit salaud, je m’étais pas amusé à te faire rire quand je suis venu te voir à l’hosto !
J’avais vu, à ton regard, que tu n’avais pas oublié le livre de coloriages. Il y avait presque de la nostalgie dans tes yeux, je te sentais ému, presque touché…
- Ouais, c’est vrai. Je me souviens bien du Picsou… Excuse-moi si je t’ai fait mal en te faisant rire. C’était pas l’effet recherché.
- Hé Fanou, je ne disais pas ça pour plomber l’ambiance tu sais.
- Je sais, mais bon. C’est tout moi… J’arrive avec mes gros sabots, comme d’hab’.
- Bon allez, viens faire un ‘ros câlin à ton grand frère et on en parle plus…
J’avais l’haleine lourde à cause de l’anesthésie, et tu me l’avais fait remarquer avec tes mots à toi, bien entendu… Toujours très diplomate…
- Hmmm… Ils t’ont donné quoi à bouffer ce midi ? Du putois ?
C’était ta façon d’exprimer ta pudeur mais aussi ta sensibilité… par l’humour. Sur ce point, on n’était pas frères pour rien.
Je relis les quelques lignes que j’ai griffonnées sur ma feuille. Comme hier, je trouve mon texte très mauvais. Je décide finalement de ne rédiger que quelques points de repère que je développerai pendant la cérémonie. Je crois davantage à l’authenticité de l’improvisation.
Je retourne dans le séjour pour aller enregistrer les trois morceaux de musique que tu as choisis pour la cérémonie religieuse.
Je les écoute avant de les graver sur un CD et d’en faire une seconde copie sur cassette, au cas où l’église ne serait pas équipée d’une platine laser. Sur chaque titre, je ferme les yeux pour m’imprégner de leur substance et de leur moelle. Là encore, une avalanche d’images et de souvenirs m’envahit. L’étreinte du chagrin refoulée se fait de plus en plus pressante et de plus en plus douloureuse. J’attends l’heure de la délivrance avec hâte. Je ne pense pas tenir encore longtemps dans cet état d’oppression constante. Il faudra que j’arrive tôt ou tard à expulser toute cette peine.
Je tape sur le traitement de texte les paroles d’une des chansons de la cérémonie et leur traduction en français pour que les non-initiés puissent comprendre. Je me suis demandé si je ne devais pas lire le texte moi-même ; mais finalement, je ne pense pas que ce soit une très bonne idée. J’ai un peu de mal sur certaines phrases, car les paroles sont parfois tellement métaphoriques qu’il me faut trouver une image qui puisse faire un compromis entre le fond et la forme. J’ai l’impression de ne pas m’en être trop mal sorti compte tenu des circonstances et de ma concentration plutôt fugitive depuis hier. Dans l’après-midi, je passerai au lycée pour faire des copies à la reprographie, et j’emmènerai le tout chez le prêtre après.
J’ai peu dormi la nuit dernière, et je m’allonge pour une sieste sur le clic-clac du séjour. Pour m’aider à m’endormir, je prends mon Cornwell et je commence à lire quelques pages. Peu à peu, je sens mes paupières devenir lourdes et je ferme les yeux en entendant le bruit sec du livre qui tombe à terre.
Les rayons du soleil à travers la baie vitrée m’ont réveillé. Le temps est toujours aussi superbe. Nous avons un très beau printemps cette année. Dommage que tu ne puisses plus en profiter. J’ai décidé de changer un peu mon programme. Je passerai chez le prêtre plus tard, sans doute en fin d’après-midi. J’ai envie d’aller marcher un moment en bord de mer, ça me fera du bien je pense.
Retourner au lycée me glace le sang. C’est là que j’ai commencé à me poser les premières questions avant d’obtenir les réponses. C’est là que j’ai pensé à la mort de Benjamin, sans m’imaginer une seule seconde que c’était toi qui venais de partir. J’ai pris avec moi, en plus des textes à photocopier, des certificats de décès. Je passe au secrétariat. Fort heureusement, Janine n’est pas dans son bureau. Je dépose une demande d’autorisation d’absence, qui de toute façon me sera accordée… Il faudra que je pense à prendre rendez-vous chez le médecin pour demander un arrêt maladie. Je me sens incapable de reprendre les cours dès lundi matin. L’autre secrétaire du lycée prend mes documents et les met dans une chemise cartonnée afin de les donner à la signature ce soir. Elle ne me pose pas de questions ; de toute façon, elle sait que je ne suis pas très loquace, surtout en ce moment.
Elle me demande seulement si je veux attendre Janine. Bien entendu, je lui dis non… J’ai d’excellentes raisons pour ne pas perdre mon temps ici.
La salle des profs est encore déserte, c’est une bonne chose. Le nombre de grévistes a encore augmenté depuis hier. Le conflit semble se durcir. Désolé, mais la lutte se fera sans moi. J’ai mon petit frère à enterrer… Le projet de financement des retraites me passe un peu au-dessus de la tête depuis hier matin.
Je suis seul également dans la salle de reprographie. Au moins, je ne me ferai pas agresser par mes collègues de BTS parce que je passe trop de temps avec le copieur.
Je repars avec mes copies sous le bras, car j’ai oublié de prendre mon cartable pour les mettre dedans. Lorsque je sors du lycée, j’essaie de ne pas repenser aux gestes que j’ai effectués hier avant d’aller te voir à la chambre funéraire. Je ne me retourne pas, j’aurais l’impression de revoir mes élèves agglutinés derrière la fenêtre avec l’autre cafard en tête de file. Je range mes photocopies dans la boite à gants et je roule jusqu’à la plage.
Je me gare sur le promontoire. A cette heure de la journée, c’est plus facile pour trouver une place. Je remarque que la marée est basse, au moins je pourrais marcher directement sur le sable humide. La mer est encore en train de descendre visiblement. Je prends mon baladeur CD. Je le laisse toujours dans la voiture, avec le même disque à l’intérieur. Je déroule les écouteurs et les mets sur les oreilles. J’appuie sur la touche PLAY, et la première des trois Gymnopédies de Satie commence. C’est un morceau de musique idéal pour une promenade en bord de mer, quel que soit le temps. Il convient aussi bien à des ciels ensoleillés, que pluvieux ou gris. Cette après-midi, la mélancolie du piano n’a jamais été aussi intense et justifiée. Je mets mes mains dans les poches de ma veste. Je sens le contact du dictaphone avec ta voix sur la microcassette. Ça me rassure encore de te sentir avec moi dans ces circonstances.
Je suis parti d’un bout de la plage pour remonter vers les rochers de l’autre côté. Je continue ma promenade sans faire attention au groupe d’ados qui vient d’arriver, et qui joue au volley sur le sable après les cours. J’en reconnais quelques uns. Ce sont mes élèves. Ils s’arrêtent de jouer quelques secondes et me saluent d’un signe. Je me contente d’un regard et d’une réponse furtifs. Je leur souris quand même.
D’ordinaire, je serais venu leur parler un moment, histoire de les encourager ; mais aujourd’hui, l’envie me fuit.
Entre nous, Fanou, j’ai besoin de solitude. Je contemple la mer qui commence à remonter tout doucement. D’ici six heures, la marée sera de nouveau haute, et l’eau frappera les rochers, jusqu’au plus près des promenades du bord de plage. La mer et le ciel bleu me lavent la tête des images que j’ai vues depuis hier. Ton corps dans cette housse de nylon, puis dans le cercueil, avec ton costume gris et la petite touffe de poils qui sort au niveau du col.
Si j’étais plus courageux ou volontaire, je repasserais à la morgue te dire bonsoir avant d’aller dîner chez les parents, mais j’espère que tu m’en voudras pas de ne pas aller te voir une seconde fois aujourd’hui dans ton cercueil. C’est au-dessus de mes forces.
Avec la musique de Satie, je n’entends plus les cris des mouettes et des goélands. C’est curieux quand même : il fait un soleil radieux, et l’introduction de la dernière Gymnopédie me fait toujours penser à un paysage de pluie avec un ciel lourd, bas et plombé. Joli contraste.
Je remonte jusqu’à ma voiture. J’enlève du mieux que je peux le sable humide collé à la semelle de mes chaussures. Peine perdue… Il commence à y avoir un peu plus de circulation sur la voie rapide. La sortie des bureaux commence. J’ai plus de mal à me garer près de l’église. Le prêtre m’attendait. J’ai eu peur d’être en retard. Je lui remets les copies du texte de la chanson et de sa traduction, en plus des programmes de la cérémonie religieuse.
Nous sommes assis tous les deux autour d’une table dans la sacristie, à plier les feuilles A4 en deux pour les rendre plus faciles à manier.
Il regarde en souriant les titres des musiques que tu as choisies. Il n’y en a pas une seule en français. Je lui confirme que tu étais plutôt un enfant du rock.
Je le préviens que les trois textes qui doivent être lus pendant la cérémonie ne sont pas terminés. Ça n’a pas l’air de le contrarier. Je ne le sens pas trop enclin à la censure. Si je n’ai rien à redouter du texte d’Arnaud, j’ai peur que celui de JB soit trop polémique. Mais c’est peut-être ce que tu recherchais au juste. On verra bien demain.
Je sens le prêtre un peu gêné au moment où je m’en vais. Il a visiblement quelque chose à me dire, mais ne sait pas comment le faire.
- Monsieur Guillet. Vous m’avez bien dit que votre frère n’était pas marié.
- Oui, c’est exact.
- Alors comment se fait-il qu’une personne se présentant comme son épouse soit venue ce matin, elle aussi, avec des textes et de la musique à jouer pendant la cérémonie ?
- Pardon ? (Sale pute de Nadège, je vais t’éclater ta sale gueule …)
- Votre frère n’est donc pas marié ?
- Pas du tout. La personne qui est venue est l’ancienne petite amie de mon frère. Elle accepte plutôt mal d’être exclue de la préparation des funérailles de Stéphane… Elle ne fait plus partie de la famille.
- C’est ennuyeux, car j’avais récrit mon homélie cette après-midi. Il va falloir que je recommence ce soir.
- Vous m’en voyez désolé… mais je pense que vous n’avez pas le choix.
- Enfin, je ne devrais pas juger ; mais dans ces moments de tristesse, ne serait-il pas préférable de jouer la carte de la réconciliation et de l’unité ?
- Si, certainement… Mais mon frère a exprimé clairement ses souhaits de son vivant. Tout a été consigné sur papier, et pour moi les dernières volontés d’un défunt, et surtout quand ce défunt est la personne que j’ai la plus aimée au monde, valent plus que les caprices d’une hystérique mythomane. Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais récupérer les copies des textes et les enregistrements qu’elle vous a confiés ce matin. Je ne voudrais pas qu’il y ait de confusion demain pour les funérailles.
Le prêtre me tend le dossier de Nadège. Je sors de l’église après l’avoir salué, furieux. Elle en fait quoi de tes volontés cette connasse ? Elle ne respecte rien, que sa petite gueule tordue. Je vais lui remettre droit son menton, et je te promets qu’elle va plus chuinter quand elle prononcera ses « s » et ses « j ». Demain, je te jure que ça va être sanglant entre elle et moi. Et tant pis si ça choque.
Je viens de jeter un coup d’œil sur ce qu’elle avait choisi comme textes et comme musiques… Avec ça, elle t’aurait tué une seconde fois. Niveau chanson, elle a fait fort. Pas maintenant, d’Axelle Red, Con te partiro, d’Andréa Boccelli, et Puisque tu pars, de Goldman. Encore la dernière, je ne dis pas… mais les deux autres. Pour les textes, tu aurais eu droit à Ne nous quitte pas, une variante du chef d’œuvre de Brel, récrit à la sauce Nadège. Je m’abstiendrai de t’en faire la lecture. C’est édifiant… Et le pompon, c’est quand même le texte qu’elle a rédigé elle-même, une espèce de poème d’élève de première L, que n’aurait pas renié notre copine Claire Delhombre. On dirait du Francis Lalanne. C’est un genre, faut aimer je pense… Bref, tout ça finit dans une poubelle. On ne déconne pas avec les volontés d’un mort.
Je n’arrive pas à me calmer. Tu sais, je ne suis vraiment pas loin du palais de justice, et je ne sais pas ce qui me retient d’aller lui en coller dans sa sale gueule… et tu sais que je ne suis pas du genre violent. Mais elle va me le payer, même si ça doit me coûter cher plus tard. Cette sale conne ne l’emportera pas au paradis !
Je me console un peu en me disant que ce soir chez les parents, tous nos potes seront là pour toi. Tu auras ta vraie famille réunie en ton honneur. Pas de risque de voir débarquer les charognes et les chacals comme hier. Il n’y aura que des gens qui t’aiment.
Je crois que je vais garder pour moi la visite de ce matin. Il y a des pèlerinages qui doivent rester secrets et intimes, surtout quand ils sont aussi douloureux. Je ne t’ai jamais senti aussi présent que maintenant. C’est peut-être ça qui me fait le plus mal en fait…