CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 18

Philippe Esteban

CHAPITRE 18

 

 

Par précaution j’ai appelé à la maison pour annoncer que j’allais bientôt arriver. Maman a compris le message. Les éventuels indésirables vont être priés de partir pour ne pas que l’on se croise. J’ai envie de me retrouver un peu seul avec papa et maman avant que les autres ne viennent ce soir. Même si nous n’avons pas forcément beaucoup de choses à nous dire, cela nous fera certainement du bien d’être tous les trois. J’imagine que ça ne doit pas être facile pour eux non plus d’avoir à recevoir la famille en ce moment ; surtout certains membres pénibles. D’après ce que j’ai compris, Roland est revenu aujourd’hui. J’aurais pensé qu’il se serait abstenu d’une nouvelle visite, surtout après sa sortie d’hier soir.

 

Le soir commence à tomber sur la baie. Je roule vitre ouverte, sans me soucier de l’air un peu frais qui coule sur mes bras nus. C’est agréable en fait…

Quand je me gare devant la maison, il n’y a personne d’autre que moi. Je me sens d’un seul coup presque soulagé. La dispute d’hier soir m’a épuisé et je n’aurais pas le courage, ni la force de faire face à de l’adversité aujourd’hui. Ce doit être le contrecoup de toute cette pression. Tu me connais Fanou, tu sais que je ne peux être efficace que le couteau sous la gorge, quand la proximité de l’échéance s’annonce. Sans adrénaline, je n’avance pas.

Je passe par l’escalier à côté de la maison pour monter jusqu’à la terrasse. Maman est assise, au soleil. Papa s’est mis à l’ombre du cerisier. Il commence à fleurir. La récolte devrait être bonne cette année. C’est toujours comme ça quand tu n’es pas là de toute façon.

On s’embrasse sans effusion, comme pour une banale visite à l’improviste. Personne ne se douterait une seconde qu’on vient de perdre un fils et un frère. Et puis à quoi bon sombrer dans le chagrin ? Je crois que nous le gardons enfoui profondément en nous, et par pudeur, nous ne le montrons pas. C’est une marque de fabrique chez les Guillet. Ne jamais rien montrer, ne jamais rien trahir, ne jamais rien dire. Tout doit se dissimuler sous une chape de pudeur et de retenue. On ne se dit jamais qu’on s’aime. On ne se le montre pas. C’est comme ça… Ta mort n’y changera certainement rien.

Maman commence à me parler des visites du jour, des appels téléphoniques des proches, des commandes de fleurs pour demain. Il y aurait déjà des grincements de dents …

 

-          Raphaël… on a un petit souci avec l’avis de décès paru dans le journal. Ton oncle Roland est furieux … Tu imagines pourquoi ?

-          Ah bon ? C’est pas un scoop, ça. Vu ce que je lui ai mis hier, ça m’aurait étonné qu’il me fasse des compliments. Et pourquoi il est furieux ?

-          Il considère qu’on l’a oublié sur l’avis de décès…

-          Je n’allais pas non plus faire figurer tout l’arbre généalogique… Quand tu vois combien on te facture une ligne de texte, il faut aller à l’essentiel…  Et puis je n’ai fait que reprendre le modèle que m’a laissé Fanou…

-          Attends, je vais aller chercher le journal, tu verras par toi-même…

Maman me tend la page du carnet du jour. Je ne voulais pas lire cet avis de décès. J’ai déjà eu beaucoup de mal à le dicter hier après-midi. Je ne sais pas pourquoi je réagis avec autant de violence et de rejet à chaque fois que je dois faire face à  ta mort. 

Je ne peux pas fixer mes yeux sur cet encart au milieu de page qui reprend tes propres mots… Il ne manque plus que ton épitaphe pour finir de m’achever, Fanou.

Je suis retourné aux sources ce matin, car j’ai préféré me nourrir d’images et de souvenirs de toi enfant, vivant et riant. Je retournerai partout où tu auras laissé des traces, pour ne pas à accepter l’inéluctable issue de ta mort… Et pourtant, je me force à me plonger dans ma peine en lisant finalement l’annonce officielle de ton départ.

 

Jean-Luc et Christine Guillet, ses parents, Raphaël, son frère

Benjamin Rault, son beau-frère,

Les familles Guillet et Cloarec,

Parents, amis et alliés,

Ont la douleur de vous faire part du décès à l’âge de 30 ans de

Stéphane Guillet

Ses funérailles auront lieu le vendredi 16 mai à l’église St Mathieu à dix heures trente suivies de l’inhumation au cimetière municipal à onze heures quarante-cinq.

La famille remercie par avance toutes les personnes qui prendront part à sa peine.

 

Je ne trouve rien à redire à ce que tu m’as demandé de publier. Cet avis de décès ne me choque pas. Je n’ai peut-être pas non plus le recul suffisant pour tout analyser.

 

-          Je ne vois pas où est le problème ? Pourquoi il  s’est énervé l’autre ?

-          Il n’est pas content parce que tu n’as pas mis le nom de Rodriguez sur l’avis de décès. Alors que tu as mis celui de Benjamin en précisant qu’il était le beau-frère de Stéphane.

-          Ah, nous y voilà. Il nous fait une crise d’homophobie aiguë, c’est ça ? Faudra qu’il s’y fasse. Benjamin était en effet le beau-frère de Fanou, c’est aussi simple que ça. Quant à Roland, je ne vois pas pourquoi je l’aurais mis sur l’avis de décès. C’était que son oncle par alliance, rien de plus. C’est Martine la famille directe, pas lui. On a aucun lien avec les Rodriguez, nous. Et si tu regardes bien, le nom de jeune fille de Mircea n’apparaît pas non plus…

-          Il y a une petite différence quand même… Mircea est mariée à un Guillet, alors que ma sœur s’appelle Rodriguez maintenant. Ton cousin Jean-Baptiste aussi, je te rappelle. Mais il n’y a pas que Roland qui ait mal pris cet avis de décès…

-          Oh !?… Qui encore ?

-          Bien… Nadège.

-          « Nadèche » ? Oh la pauvre petite. Elle a fait cha vexchée auchi ? Autant vous le dire tout de suite, Fanou allait la larguer ce week-end. J’ai la preuve sur moi, alors la  p’tite juge, elle ne va pas nous faire chier longtemps… surtout après le sale coup qu’elle a fait cet après-midi chez le prêtre… Je vous en parlerai plus tard. Ca m’énerve rien que d’y repenser.

-          Quand même, Raphaël, il y a des choses qui ne se font pas, et qui ne se disent pas …Tu t’es mis pas mal de monde à dos depuis hier, tu sais ? Et l’avis de décès n’a rien arrangé, crois-moi.

-          Tant mieux ! Je vais te dire une chose maman. Je m’en tape complètement des états d’âme des autres. Ce qui compte, c’est que mon petit frère est mort. C’est tout. Alors les problèmes d’ego de mon oncle et de l’ex de Fanou, je ne préfère pas te dire ce que j’en fais. Et pour Roland, il vaudrait mieux pour lui qu’il ne vienne pas me chercher en ce moment. De toute façon, tout le monde sait que Fanou ne pouvait pas le saquer.  Bon, maintenant, on passe à autre chose. Je vais aller m’allonger dans la chambre d’amis.

-          Tu ne restes pas avec nous dehors ?

-          Non, je suis crevé. Faut que je me repose…

J’ai somnolé jusqu’à ce que Benjamin arrive. Nous sommes restés un petit moment sur la terrasse tous les deux. Nous ne nous sommes presque pas parlé. Je me suis contenté de serrer sa main très fort dans la mienne. Son cœur battait fort dans sa poitrine. Je sentais aussi son souffle dans mon cou quand je le prenais dans mes bras avant de l’embrasser. J’avais besoin de sa présence physique contre moi, de sa chaleur, et de son amour. Il m’a donné les trois sans compter, je crois, comme je l’aurais fait s’il s’était trouvé à ma place.

 

Le dîner est sinistre et silencieux. De temps en temps, quand le poids de ton absence et de ta mort devient trop lourd à porter, maman éclate en sanglots en posant toujours la même question :

 

-          Mais pourquoi lui ? Pourquoi on nous l’a pris ? Trente ans, ce n’est pas un âge pour mourir, hein ? Et dire que ma tante Denise n’attend que de partir, et qu’à la place c’est mon grand bébé qui s’en va…

Inutile de te dire que tout ceci nous met tous les trois mal à l’aise. Papa fait mine de ne pas entendre ce que dit maman quand elle nous prend à témoin. Benjamin culpabilise presque d’être encore vivant alors que vous avez le même âge. Pour ma part, je commence à en avoir assez de garder le silence…

-          Pourquoi maman ? Personne ne le sait. Il n’y a aucune explication rationnelle là-dedans. Je vais vous dire un truc à tous les trois : je vous envie de pouvoir pleurer aussi facilement. Moi, je n’y arrive pas. Et si vous saviez comme ça me fait mal de ne pas pouvoir pleurer Fanou… Vous n’avez pas idée de la douleur que ça représente. J’ai beaucoup perdu avec sa mort, et je me demande maintenant ce que je vais devenir sans lui.

-          Mais Raphaël, il te reste Benjamin. Tu as tes amis, tes cousins aussi… Nous sommes là. Tu n’es pas seul.

-          Je n’ai jamais dit que j’étais seul. Tout ce que je sais c’est qu’un petit frère ça ne se remplace pas. Un frangin, j’en avais qu’un seul et j’en aurais plus d’autre.

On finit de manger dans le silence le plus total. Même le bruit des couverts qu’on entrechoque pour les débarrasser semble nous gêner. Comme ce matin dans notre premier foyer, je m’accorde une visite de notre seconde maison.

Je te l’ai souvent dit, j’ai jamais pu la blairer cette baraque. Pour moi, elle a tout cassé : mon enfance, la fin d’une certaine innocence. Elle symbolisera toujours la douleur et l’abandon. Il a fallu que je reconstruise tout dans un endroit où je n’avais pas de repère, où ceux de mon âge me faisaient bien comprendre que je n’étais pas de leur monde. 

Au début, je me sentais comme un arbre qu’on avait déraciné pour le replanter ailleurs, mais la greffe n’a jamais pris. Je peux t’assurer d’une chose. Le jour où cette maison sera à moi, je ne perdrai pas une seconde pour la vendre.

Tu vois Fanou, ça fait drôle de se dire qu’à douze ans, on est cassé. C’est pourtant ce qui m’est arrivé. Je suis entré en rébellion à l’instant où j’ai franchi le seuil de cette maison. Personne, sauf toi bien sûr, n’a compris les raisons de mon mal-être et de mes dérapages successifs. Bien entendu, on me prenait pour un ingrat. J’ai fini par l’accepter : un trait de caractère comme un autre. J’entends encore papa et maman me dire, en me regardant droit dans les yeux, leurs index inquisiteurs pointés vers moi, alors que j’avais dû faire une énième connerie au collège :

 

-          On ne te comprend pas Raphaël ! Tu as tout ce dont tu as besoin. Nous, à ton âge…

Ah… Le fameux « Nous, à ton âge… » L’argument massue, la quintessence de la culpabilité : rien de tel pour brimer n’importe quel ado en devenir. Tu as vu le résultat final… J’ai viré homo à l’âge de 15 ans… Cause ou conséquences ? J’irai peut-être en toucher deux mots à un psy un de ces quatre… si j’ai le temps.

D’entendre toutes ces sentences définitives, c’est sûrement ça qui m’a vacciné contre l’envie d’avoir des enfants. J’aurais eu trop peur de leur tenir le même discours qu’on m’a tenu quand j’avais 13 ans. Toi, tu voyais ça de plus loin. Tu as compris plus tard que ma crise d’ado, je l’ai faite pour toi, et surtout pour que toi tu ne la fasses pas. J’ai essuyé les plâtres, je l’assume. Ça m’a fait mal, surtout les baffes quand j’étais insolent, mais ça m’a blindé aussi.

Combien de fois j’ai entendu aussi : Tu as vu l’exemple que tu donnes à ton frère ?

Ça, j’avoue que ça me rendait fier. Si j’ai pu t’inculquer ou t’enseigner quelque chose pendant ces trente ans, j’espère que c’est un esprit rebelle et insoumis devant toutes les conventions et la bienséance.

 

La première chose que les parents ont faite quand nous avons emménagé a été de nous séparer. Nous ne dormions plus dans la même chambre. Il paraît que c’était un bien pour nous. J’ai eu beau tourner le problème dans tous les sens, je n’ai jamais compris en quoi cela nous avait été bénéfique de nous mettre chacun dans une chambre. Forcément, notre complicité en a un peu pâti. On ne se parlait plus le soir avant de s’endormir. On ne se racontait plus rien. Plus possible d’aller te réveiller en pleine nuit en te faisant peur, et quand je lançais une peluche dans ta direction, elle s’écrasait contre le mur de ma chambre.

A l’école, c’était quasiment le même combat. Tu entrais au collège quand  je le quittais. Finalement, on s’est retrouvés au lycée quand j’ai repiqué ma seconde : toi en seconde, moi en terminale. Et puis, auparavant, on a dû dire adieu à certaines de nos habitudes : plus de Pierre Bellemare pendant le déjeuner. De toute façon, Europe1 l’avait remplacé par Jean Roucas, donc on a gagné au change…

Puis, on a commencé à se séparer. Je suis parti à la fac, à Rennes. Parfois, tu prenais le train pendant les vacances scolaires quand j’avais cours et tu restais dans mon studio. On reprenait nos habitudes de gamins, en l’espace de quelques jours, tout revenait comme avant.  J’aimais bien quand tu étais là. Je te faisais réviser ton bac, toi mes partiels…

Le week-end, quand je revenais à la maison, on répétait dans le garage avec le groupe. On préparait les concerts à venir. On avait enfin retrouvé ce qui avait fait notre force pendant des années. Finalement, on a vécu quasiment les mêmes choses, mais avec un décalage de trois ans. Mes nouvelles expériences étaient moins douloureuses que celles de mon adolescence. Cette fois je pouvais te montrer ce que j’avais de meilleur en moi.

 

Puis un jour, tu es rentré avec un sourire béat aux lèvres. Tu nous as annoncé que dans le cadre de ton BTS, tu allais passer un semestre en Suède l’année suivante. Premier choc de la première vraie séparation. De mon côté, j’allais partir à l’armée en Provence, avec tout ce que cela impliquait au niveau des transports ferroviaires. Je suis peu rentré pendant dix mois. Je ne t’ai pas vu souvent. Papa et maman t’avaient rendu visite en Suède, mais je n’avais pas pu les accompagner. Je me contentais de lire tes lettres, longues et délirantes, en un mot très pudiques. Tu m’envoyais aussi des photos de Lund où tu étudiais. T’avais raison, ce n’était pas transcendant comme coin.

Je me souviens t’avoir fait vraiment peur quand je te racontais mes trois semaines de classe. Ce n’était pas l’effet recherché. J’exprimais seulement ce que je vivais. Je faisais ce que j’avais toujours fait avec toi : me confier franchement et sans détour.

Tu es rentré de Suède, tu as eu ton BTS, et dans la foulée, tu es parti toi aussi à l’armée. On t’avait choisi une destination moins exotique que pour moi : Arras…

Je ne t’ai jamais vu dans un tel état de panique avant le jour où je t’ai emmené à la gare pour que tu rejoignes ta caserne. Je crois que je t’ai serré dans mes bras très fort ce jour-là. Je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre.

Pendant ces années, j’ai souvent l’impression qu’on se courrait après sans se rattraper. Quand l’un de nous deux terminait une chose, l’autre en commençait une autre.

Je suis parti une seconde fois, pour dix mois encore, sans revenir en France. Je venais d’obtenir ma titularisation en tant que prof, et je me suis accordé un an pour enseigner le français à une bande de bouseux fachos, dans une fac du Sud des USA.

On avait passé les fêtes ensemble et on avait loué une bagnole pour se balader dans la région. Super repas de Noël, préparé par nos soins, où on avait calé devant la dinde trop grosse et trop sèche. Il faut dire que tu avais insisté pour qu’on en achète une…

Un jour de tempête de neige, on avait regardé l’intégrale de la Panthère Rose, avec Peter Sellers, et curieusement, tu m’as fait découvrir Austin Powers, alors que c’était la folie ici aux US.

 

J’ai quitté la maison à mon retour des Etats-Unis ; toi tu as pris ma chambre pendant quelque temps. Les parents en ont profité pour agrandir le séjour en écroulant ton ancienne chambre. Quand tu as finalement déménagé en 2000, juste après l’ouverture de ton bureau d’études, ils ont aussi refait « notre » chambre, en enlevant tout ce qui avait pu la personnaliser. C’est maintenant devenu une pièce sans âme, une vulgaire « chambre d’amis » comme on l’appelle pudiquement.

J’ai beau regarder toutes les pièces de cette maison, j’ai l’impression que toutes les traces de notre passage ici ont été effacées.  Est-ce un moyen de nous dire que nous n’étions là qu’en transit ? Sans doute. Ce projet a toujours été celui des parents, jamais le nôtre. Normal qu’ils l’assument jusqu’au bout.

Il ne reste que quelques photos de nous dans un pêle-mêle, au-dessus de la chemisée dans le salon, et encore, elles ne sont pas de la première fraîcheur.

 

-          Raphaël ? Tu dors ici ce soir ?

-          Non, ce n’est pas prévu. Et puis je n’ai pas d’affaires de rechange.  Je vais rentrer chez moi. Tu sais que je n’aime pas dormir ici, de toute façon…

-          D’accord. Ça nous aurait rassuré ton père et moi de te savoir avec nous, mais si tu préfères rentrer…

-          Oui, je préfère rentrer…

On avait fait le serment tous les deux de ne plus jamais redormir dans cette chambre, quelles que soient les circonstances. Il faut dire que quand on avait vu le résultat final de la nouvelle déco, il y avait de quoi être surpris. Je ne me souviens pas t’avoir vu autant en colère. Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu avais très mal vécu la transformation de ton ancienne chambre. Déjà qu’on t’avait démoli la première…

 

-          Mais vous avez vu ce que vous avez fait ? C’est d’une laideur ! De toute façon, vous n’avez toujours pensé qu’à votre gueule avec cette baraque pourrie ! Vous ne nous avez jamais demandé notre avis avant d’acheter ici. On n’a jamais voulu partir et maintenant, le seul truc qu’on avait à nous ici, faut que vous le cassiez ! En tout cas, si un jour j’hérite de cette maison,  je la brûle.

Ton esclandre avait jeté un vrai froid, car tu ne nous avais pas habitué à une telle rage. Personnellement, pour une fois que ce  n’était pas moi qui l’ouvrais j’étais plutôt content. Après ça, le sujet « maison » est devenu très sensible, voire tabou, dans toutes les discussions. Et puis, c’est vrai que tu venais rarement ici. Ton boulot  justifiait beaucoup de choses…

 

Benjamin nous quitte maintenant. Il doit régler quelques problèmes à la galerie. Je lui dis au revoir en l’embrassant tendrement. Je lui donne rendez-vous demain matin pour la levée du corps. J’ai décidé finalement de ne pas passer la nuit avec lui. Je l’appellerai pour qu’il vienne me chercher.

Les copains arrivent peu après son départ : Arnaud, Pierrick et Laurent sont venus ensemble. Tous les trois ont les yeux humides. Ça me touche. Pour eux aussi, revenir ici ravive des souvenirs émus. Les samedis après-midi de répète au garage avec les amplis à fond pour faire vibrer les portes-fenêtres du salon. Les barbecues certains week-ends quand les parents partaient. On faisait toujours ça en loucedé, car de toute façon, je ne suis pas sûr qu’on aurait eu l’autorisation de recevoir en leur absence.

Je les embrasse tous les trois, je les serre fort contre moi en leur disant « merci ». Je serai certainement plus loquace quand la soirée avancera.

Gwen et Kelig sont venus à moto. Je ne te dis pas la tête des parents… JB les suit de près, il est  seul ce soir. Bertrand a préféré rester à la maison. Didier m’appelle pour me dire qu’il sera un peu en retard. Il a des papiers à chercher au cabinet et il n’arrive pas à mettre la main dessus. Ça ne m’étonne pas… Il n’y a que toi qui t’y retrouvais dans la logique toute particulière de ton classement.

Finalement, le noyau dur des indispensables se recrée pour une nuit.

Nous sommes tous là pour toi Fanou. Et dire qu’on aurait dû se réunir pour ta fête d’anniversaire… On ne pourra même pas dire qu’on la fera une autre fois.

 

On parle de toi, on te raconte avec nos  mots. La musique, les conneries que tu faisais avant de monter sur scène, tes pétages de plomb en répète quand tu te retournais la voix pour en faire sortir des notes qui ne devaient pas exister sur la gamme. Et puis il y a eu ce concert mémorable, où tu n’as pas été foutu de te souvenir de la moindre parole de tes chansons. Au final, c’est moi qui ai dû m’y coller et chanter dans ta tessiture, au point de me casser la voix à la fin du concert et de rester une semaine aphone. Merci Fanou…Tout ça parce que monsieur avait voulu essayer le GHB.

Ces anecdotes, les parents les ignoraient, et ils ont l’impression de te découvrir. Ils connaissent maintenant les raisons de la mystérieuse maladie des rosiers de Roland. Maman est outrée…

Plus les heures passent, plus on rit. Finalement, tout le monde a pris le parti de te pardonner tes écarts, qui parfois pouvaient être vexants pour ceux qui ne te connaissaient pas.

Tu vois Fanou, il ne manque plus que toi. Mais tu sembles tellement présent parmi nous que j’ai l’impression que c’est toi qui nous souffles toutes ces histoires que nous racontons.

J’espère que tu peux nous voir, et surtout que tu te marres toi aussi à l’évocation de nos souvenirs.

Parfois, des regards se croisent, et j’ai l’impression de lire ta présence dans d’autres yeux.

Je devine même parfois ton rire mêlé aux nôtres.

Maintenant que tu es mort, tu as le privilège de n’avoir plus  rien à cacher. C’est bien le seul avantage de partir. Quoi qu’on puisse révéler sur toi maintenant, même le plus honteux, tu vas être automatiquement absous, car on ne juge pas un mort. On le respecte.

 

Je sais que tu aurais voulu que ta veillée funèbre se déroule ainsi, avec larmes de rire, mais sans tristesse. J’espère que tu as apprécié le cadeau. Je suis arrivé à réunir toute ta famille sous le même toit, ta vraie famille, celle dont tu étais le plus fier et à laquelle tu as toujours montré ta fidélité. Pour être franc avec toi, c’est la seule de tes volontés que j’ai pris plaisir à respecter. Même si ça me fait mal au ventre de rire aussi fort en pensant à toi, comme tu m’as fait rire quand j’étais à l’hosto pour mon appendicite. Ça fait mal car à chaque éclat de rire, je me dis que je n’en partagerai plus jamais d’autres avec toi, et c’est beaucoup plus douloureux que tu ne le penses.

 

Il est tard maintenant. Nous sommes presque déjà demain. On prend congé les uns des autres. Je dis aux jumeaux d’être prudents sur la route. Ce n’est jamais une partie de plaisir de piloter de nuit. On se dit au revoir avec un peu plus de tristesse dans le regard. La réalité reprend ses droits. Il faut composer avec.

Avec les trois autres membres du groupe, on s’accorde un dernier rituel avant de partir. On se tient tous les quatre par le cou, en cercle, tête baissée, pour se donner du courage.

Pierrick craque le premier, Laurent le suit aussitôt. Arnaud s’effondre et moi je reste stoïque, sans aucune émotion qui transpire de mon visage.

J’ai honte de ne pas pleurer, et je ne peux que leur murmurer gêné…

 

-          J’y arrive pas, les gars. Pardon… J’y arrive pas. Je peux pas pleurer…

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