CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 19

Philippe Esteban

CHAPITRE 19

 

 

J’ai attendu qu’ils soient tous partis avant de reprendre la route. J’ai embrassé papa et maman ; ils ont encore insisté pour que je reste cette nuit avec eux… en vain.

J’imagine que mon refus doit forcément leur faire de la peine, mais tu vois Fanou, ce serait obscène pour moi de dormir ici la veille de tes funérailles, surtout en connaissant l’aversion que tu avais pour cette maison. J’aurais accepté si la chambre que nous avons  partagée à tour de rôle nous ressemblait encore, mais je ne vois dans cette pièce qu’un amas de meubles sans âme et sans chaleur, un lit qui n’a aucune histoire et une décoration qui renie tout ce que nous avons pu être ici.

Papa et maman me verront demain, à la chambre funéraire, pour te dire au revoir ; ne compte pas sur moi pour prononcer le mot « adieu »… c’est comme « cadavre », ça m’écorche les lèvres de le dire.

Le bruit des insectes nocturnes m’accompagne au moment où je reprends le volant. Au loin, j’entends quand même le mouvement de la mer, c’est doux et reposant. Ça me calme un peu. Toutefois l’angoisse demeure, sourde et sournoise. Comment vais-je réagir demain au moment de ton départ ? Vais-je enfin arriver à verser ces larmes qui ne demandent qu’à couler ? Si je ne m’étais pas fait ce serment crétin de ne jamais pleurer devant toi, je n’en serais pas là ce soir. J’ai pleuré pour toi, très souvent, plus que tu ne peux l’imaginer. En toutes circonstances. Mais tu vois, j’ai tellement l’impression que tu m’accompagnes à chacun de mes pas que ça me bloque. Je laisse ma peine s’accumuler, s’amonceler en strates à mesure que les souvenirs défilent. C’est toujours le risque que l’on court à vouloir revenir en arrière pour se retrouver. Je ne regrette pas d’avoir parcouru une nouvelle fois ce chemin. Le voyage en valait la peine, et je vais te dire, je l’aurais quand même fait un jour où l’autre.

 

La radio se met en marche au moment où je tourne la clé de contact dans le démarreur. C’est bientôt la fin de l’émission de Zégut, il n’est pas loin de minuit. Il va terminer avec un morceau du dernier album de Sigur Ros. Je t’en avais parlé il me semble ; tu sais c’est ce disque où les chansons n’ont pas de nom. C’est pas très pratique pour les reconnaître, il faut se souvenir du numéro de la plage sur le CD. Ce soir il nous passe le titre numéro 3 ; il est d’une solennité de circonstance. Zégut dit même à ses auditeurs, que c’est beau à en pleurer. Je suis tout à fait d’accord avec lui. Dans l’obscurité de la nuit, cette musique m’accompagne pour redescendre en ville. Je la partage avec la mer et les étoiles ; je la partage aussi avec toi si tu veux bien. Ce soir c’est jeudi ; on aurait dû se voir comme toutes les semaines ; je suppose que tu m’aurais parlé de ta rupture avec Nadège. On aurait certainement bien fumé pour se retourner la tête comme on savait si bien le faire parfois. Tu aurais dormi à la maison et demain, on aurait pris notre petit-dej’ ensemble avant de repartir chacun de notre côté.

Finalement, on va quand même la passer ensemble cette dernière nuit, peut-être pas comme on l’avait prévu ; mais je serai avec toi, n’aie crainte.

Ça fait depuis un petit moment que j’ai décidé de dormir chez toi ce soir. Je n’ai pas envie de retourner dans mon appartement, là-bas, il n’y a pas assez de traces de toi. Symboliquement, j’ai besoin de m’imprégner de ta présence avant de te laisser t’en aller. C’est bizarre quand même de te retrouver dans cette maison que tu as si peu habitée. Tu as à peine eu le temps d’y prendre tes marques, et déjà tu dois la quitter.

Je sais que chez toi, je serai tranquille. Benjamin doit sûrement penser que je suis dans mon appartement, papa et maman me croient chez Benjamin. C’est l’art de brouiller les pistes pour parvenir à ses fins.

J’aurais pu demander à Benjamin de venir avec moi, mais si j’ai à un moment pu envisager cette éventualité, je l’ai vite abandonnée. Elle ne me paraît pas judicieuse, et je n’ai pas envie de mêler mon petit copain à l’intimité de notre fraternité. Il n’est pas obligé de tout connaître sur nous deux.

 

Les pneus de la voiture crissent sur le gravier en face de chez toi. La rue est déserte, silencieuse aussi. Pas de risque de voir apparaître ta charmante voisine derrière ses rideaux, comme elle le fait en plein jour. Elle doit dormir  à cette heure-là.

Je ressens toujours le même malaise à chaque fois que je tourne la clé dans la serrure de la porte d’entrée. Je m’attends à te voir, à t’entendre, mais cette nuit encore, seul le bourdonnement étouffé de ton réfrigérateur m’accueille. Il donne un semblant de vie à cette maison qui empeste maintenant l’absence et la mort.

J’ouvre le frigo pour voir si j’aurais de quoi me préparer un petit-déjeuner demain matin. J’en profite pour virer les restes du repas que tu t’étais préparé pour mardi soir. J’avais oublié de les enlever du micro-ondes. Ça commençait à moisir. Je sors la bouteille de Stoli du congélateur, casse deux cubes de glace et les verse dans un verre à whisky. Bon, je sais, ça ne se fait pas de boire de la vodka dans de tels verres, mais bon, j’ai pris ce que j’avais sous la main. Je pose le verre sur la table du salon, et je sors fumer une clope sur la terrasse. C’est la dernière du paquet. Il faudra que je pense à en acheter demain matin avant de partir.

Quand je m’installe sur ton canapé, je sirote la vodka à toutes petites gorgées. Les glaçons commencent à fondre et  laissent une espèce de dépôt blanc sur le bord du verre. J’ai toujours trouvé ça dégueulasse.

Je bois la vodka pure, ça a un goût ignoble, mais au moins l’ivresse, tout du moins la griserie viendra plus vite. Il faut que j’anesthésie mon cerveau, que je le rende pâteux et malléable pour oublier les raisons de ma venue ici. Tu me connais, je peux parfois avoir l’alcool très triste, alors à moi de trouver le bon équilibre pour ingurgiter la dose de vodka adéquate pour que je plane sans m’écraser par la suite.

Avant de me servir un second verre, je dépends ton linge du séchoir, et je plie ta lessive de tee-shirts, chaussettes et sous-vêtements sur un coin du comptoir de la cuisine.

Je retourne m’asseoir sur le canapé, je baisse l’intensité de l’éclairage et je ferme les yeux. Je ne suis plus chez toi dans ton salon, mais dans ce pub écossais à Paris où on avait l’habitude d’aller pendant nos virées dans la capitale. Quartier Saint Paul, dans la partie historique de la ville, entre des maisons à colombages. C’est toi qui m’avais fait découvrir cet endroit. On allait s’asseoir dans une de ces grandes chauffeuses en cuir vieilli, mais quand même souple. Là, pour la première fois, tu m’avais commandé un verre de Glenngoyne. J’avoue avoir eu du mal à me faire au goût au début, mais tu m’avais dit qu’avec un bon cigare, j’apprécierais mieux.

On était restés un bon moment à boire, à fumer, à écouter de la musique celtique en regardant des comptes-rendus de matchs de foot du championnat britannique à la télé.

Par la suite, c’est devenu un passage obligé à chacune de nos visites, un privilège de rester une heure ou deux à ne rien faire, sauf se laisser bercer par l’ambiance, par l’odeur des malts qu’on servait au comptoir et par celle de la fumée capiteuse et lourde des cigares.

Je me relève après avoir savouré ce souvenir en m’aidant d’ersatz : une vodka trop glacée noyée dans les glaçons et la saveur amère d’une Rothmans rouge qui me laisse un très sale goût dans la bouche. Je vide les poches de ma veste sur le comptoir de la cuisine, le dictaphone avec ta voix dessus pour la faire écouter à ta chère et tendre, et aussi le plan du texte que je vais lire demain pour toi, et autre chose dont je te laisse la surprise.

Je ne touche pas aux restes de ton dernier petit-déjeuner de mardi matin. Je me contente de constater les dégâts du temps et de l’exposition des aliments à l’air libre. Dans le bol de céréales, le yaourt a commencé à jaunir et à exhaler un parfum aigre assez désagréable. Les flocons d’avoine collés sur les bords ont bien durci. Le chocolat qui ne s’est pas dissous dans le lait a fini par se solidifier au fond de ta tasse.

J’ai franchi un cap depuis hier, car maintenant, je laisse traîner mes mains sur les moindres objets qui tu aurais pu toucher mardi. Je cherche à me les approprier comme tu as pu le faire, puisqu’il ne me reste plus que ça pour maintenir un contact tactile avec toi.

 

Je passe dans la salle de bains pour aller me brosser les dents et essayer d’enlever le mauvais goût de la cigarette dans ma bouche. Ma brosse à dents est à côté de la tienne, protégée par son petit capuchon de plastique pour éviter que les microbes n’attaquent mes gencives. Tu vois Fanou, on a les triomphes qu’on peut… je ne vois que deux brosses dans le pot : celle de Nadège n’y figure pas. Dans un sens tant mieux, car j’aurais volontiers récuré la cuvette des chiottes avec. Et encore, je suis sûr que tes toilettes méritent mieux que ça.

Mes yeux se perdent dans le miroir en face de moi, alors que j’essuie mes lèvres encore couvertes de dentifrice. Mon imagination fait le reste, comme depuis deux jours. Dans cette pièce que j’occupe, j’essaie de savoir ce qu’il s’est passé ce mardi 14 mai au matin.

Ta dernière douche, ta dernière toilette, ce que tu as mis dans tes cheveux, ton déodorant, ton parfum, tout ce qui t’a accompagné dans tes ultimes heures. Quel état d’esprit ? Quelle humeur ? Quels silences ? Je n’aurais jamais la réponse. Savais-tu déjà que tu allais mourir ? Sentais-tu la migraine devenir plus violente ? Sentais-tu le sang qui commençait à s’écouler dans ta tête ?

 

Je passe devant ma chambre, celle que tu m’avais réservée, au grand dam de ton ex. Je ne fais qu’y jeter un coup d’œil et fermer la porte derrière moi. Je sais pertinemment que ce n’est pas là que je vais dormir ce soir. Je retire mes chaussures avant de rentrer dans ta chambre. La pointe de mes chaussettes laisse des traces humides sur le parquet flottant que tu venais de faire poser. Je me replante devant ton lit mal fait, et sa couette unie couleur café au lait, maladroitement tirée sur les oreillers. Je retire mes vêtements en me regardant dans le mur de miroirs en face de moi.

 

Je m’allonge maintenant sur toute la largeur du lit, bras et jambes écartés, comme l’homme de Vitruve. Je me mets d’abord sur le dos pour fixer le plafond, puis sur le ventre, à respirer à pleins poumons l’odeur si forte et si salée de ta peau. On dirait presque un parfum de viande séchée.

Je retire la couette au pied du lit, et je me mets à genoux pour m’imprégner, là encore, de l’odeur du drap housse dans lequel tu as dormi, puis je hume la taie de tes oreillers et de ton traversin. J’y retrouve la fragrance qui m’avait presque fait tourner la tête quand j’ai mis ton casque pour ramener ta moto chez toi : ton cuir chevelu où sueur et shampooing se mêlaient. Ton drap sent le parfum de ton gel douche, celui du savon aussi, mais surtout celui de ta peau nue. Je remarque, au milieu du lit, une auréole jaunâtre ; celle d’une trace de sperme séché.

Je me remets à genoux, et je me regarde, moi aussi, dans les miroirs en face du lit. Je prends mon sexe dans la main gauche et de commence à me branler. L’érection vient très vite. Je me caresse en pensant à toi, au fait que tu aies baisé dans ce lit, dans la même position que moi actuellement. Ce n’est pas à toi que je fais l’amour Fanou, ça je n’aurais jamais pu, même dans mes délires les plus scabreux. Je fais l’amour à notre fraternité, à tout ce qu’on a vécu tous les deux pendant trente ans. J’ai pris un oreiller et je te respire en le pressant contre moi. Ça me rappelle la seule fois où nous nous sommes branlés ensemble, sous la douche, après un match de tennis. T’avais 16 ans, moi 19 et on s’était amusés à savoir qui jouirait le plus vite et le plus loin. Je crois que tu avais gagné… J’éjacule en visant la tâche sur ton drap. J’étale mon sperme chaud pour le mélanger au tien. Nos deux symboles de vie se rencontrent enfin, dans une ultime provocation. Ce soir, la fertilité des Guillet, en tout cas, ceux de la branche de Jean-Luc et Christine, s’est éteinte dans l’union  des spermes de leurs deux fils : le cadet qui vient de décéder, et l’aîné, qui est pédé.

Sans être vindicatif, c’est un très bon retour des choses.

 

Je retourne dans la salle de bains pour prendre une douche. Je me lave avec ton gant de toilette, duquel j’ai enlevé quelques poils pubiens restés collés. Je les mêle aux miens. Je sais que je n’agis pas rationnellement, que normalement un grand frère ne fait pas ça quand il perd son cadet, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je suis un tactile, un olfactif, et j’ai besoin que tout les sens se retrouvent pour que je puisse garder mon équilibre. Ce que je fais avec toi en ce moment, je l’ai déjà fait de ton vivant, sans que tu le saches. Je le fais aussi avec les vêtements de Benjamin quand il n’est pas là.

C’est pour moi vital d’avoir votre odeur sur moi, je me sens plus proche de vous, et vous êtes présents en moi. Ce soir, je porte le même parfum que toi le jour de ta mort.

Je me lave les dents une nouvelle fois ; j’hésite à utiliser ta brosse à dents. Finalement, je prends la mienne.

Quand je rentre dans ta chambre, je suis de nouveau nu. Je m’allonge sur ce drap où la tâche de nos spermes finit de sécher. Là encore, je me roule sur toute la surface du lit pour m’imprégner de ta présence. Dans le tiroir de la table de nuit, je sors deux Stilnox que j’avale sans eau, rien qu’avec ma salive.

Avant que je n’oublie, je règle le radio-réveil, mais je serai certainement réveillé avant l’heure.

 Quand j’éteins la lumière, je prends un oreiller dans mes bras, et je le serre contre moi, comme ultime acte de protection.

Il fallait que je dorme ici ce soir, dans ta maison, dans ta chambre, dans ton lit…  Même si tu n’as vécu que très peu de temps ici, il y a plus d’histoire et de souvenirs dans cet endroit que dans la chambre où papa et maman souhaitaient me faire dormir cette nuit.

 

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