CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 2

Philippe Esteban

CHAPITRE 2

 

 

Je me suis relevé déjà deux fois. Ca m’apprendra à vouloir jouer au fier à bras. Oui, c’est vrai, il a fait très beau hier, mais j’ai oublié que les nuits sont encore très fraîches pour la saison, et c’est pour cette raison que le froid m’a réveillé.

Je viens de sortir sur le balcon pour voir le ciel. Il est tellement clair qu’on se croirait dans un océan d’étoiles. Alors imaginez le reflet de ces mêmes étoiles dans la mer totalement immobile et vous comprendrez que je n’aie pas forcément envie de retourner dormir. Il doit être quatre heures du matin. Je ne sais pas pourquoi, mais j’aime bien cette heure.

Je vais quand même me recoucher, et me recroqueviller encore plus profondément sous ma couette, en position fœtale pour retrouver un sommeil réparateur. Comme je suis aussi têtu de nature, je ne refermerai pas la fenêtre; mais je vais quand même passer un tee-shirt pour finir la nuit. Je vais en profiter pour boire un verre d’eau, car ma bouche est toute sèche et s’il y a bien un truc qui m’énerve le matin, c’est de me réveiller avec la langue lourde et pâteuse.

La superbe lampe de chevet que m’a offerte Benjamin pour Noël commence à s’allumer. Il l’a trouvée chez Nature et Découvertes et franchement il ne pouvait pas mieux tomber.

C’est une lampe multifonctions, qui fait également radio-réveil et lecteur CD. Quelques minutes avant l’heure à laquelle je souhaite me lever, le petit globe de verre opaque s’éclaire progressivement pour me réveiller tout en douceur (Benjamin a déjà expérimenté mes réveils grognons et je pense qu’il a dû en avoir assez de me voir faire la gueule au saut du lit).

Ça me permet d’émerger progressivement et en plus ça détend les muscles engourdis par le sommeil. Il faut dire que je déteste vraiment être réveillé brutalement (Ceux qui ont fait leurs classes au service militaire me comprendront ; les autres, ben vous êtes des sales planqués et de ce fait je vous conchie). Pour en revenir à ma lampe, au bout de dix minutes, le réveil se met en marche, avec au choix une douce mélodie new age aérienne et subtile ou votre propre sélection musicale sur CD.

Tous les matins, je me réveille en musique, car je ne supporte plus les radios d’information au saut du lit. Imaginez le tableau, vous venez de rêver à quelque chose de doux et de chaleureux, et c’est Jean-Pierre Elkabbach qui vient vous tirer du lit en vous annonçant les derniers chiffres du chômage. Ce n’est pas très réjouissant. Je sais qu’il y a des amateurs, mais j’ai un principe, pas de mauvaises nouvelles avant le petit-déjeuner. Je pourrais aussi me brancher sur les matinales des radios musicales, mais je pense avoir passé l’âge pour l’humour scatologique de certains animateurs. Alors je profite de mon beau jouet, comme ça je ne risque plus, non plus, de me faire réveiller par Louise Attaque.

Sept heures trente tapantes : les premières notes de I’m gonna getcha good  sur le dernier Shania Twain sortent des enceintes stéréo du radio-réveil. J’ai dû me tromper dans la programmation hier soir. Cette chanson est beaucoup trop rythmée pour un réveil. Je sortirai plus vite du lit et je ne traînerai pas comme tous les matins. Bien entendu, je marche pieds nus et cette fois, je fais bien attention de poser le pied droit  en premier sur le sol (oui, j’avais oublié hier et ça m’avait un tantinet contrarié …). 

Je tiens à la main le CD de Shania Twain que je vais mettre dans la platine à la place de celui de Peter Gabriel. Je monte un peu le son pour bien entendre les chansons, quelle que soit la pièce où je me trouve.

Je me dirige directement dans mon bureau, passe mon short et mon débardeur et m’allonge sur la moquette épaisse pour commencer ma séance d’abdominaux. Finalement, je ne regrette pas de m’être trompé de chanson ce matin sur le disque de Shania Twain, car celle-là est idéale pour rythmer mes séries de tractions. J’ai juste le temps de regarder mes courriels. Pas de message cette nuit.

Je rentre dans la cuisine en traînant les pieds comme à l’accoutumée. Je retrouve ma vaisselle sale dans l’évier avec les restes collés de quelques nouilles chinoises rescapées. L’odeur détersive de mon produit vaisselle n’est pas la plus agréable au saut du lit. Je ne me plains pas, car je savais très bien à quoi j’allais m’exposer ce matin en me levant. Je n’aurais même pas la mauvaise foi de dire que la faute en revient à Patricia Cornwell. Je lave soigneusement mes deux bols et ma petite cuiller et je les essuie lentement pour bien les sécher et je commence à préparer mon petit-déjeuner.

Comme chaque matin quand je travaille (hier vous avez eu la version gréviste…), je commence par boire d’un trait un demi-litre d’Hépar et j’enchaîne par deux grands verres de nectar d’orange. Je mange alors mon yaourt au bifidus actif, ma compote multi-fruits (pommes, bananes et kiwis) que j’ai préparée moi-même. Pendant que mon thé vert Tetley finit d’infuser, je sors de leur emballage pelliculé les quatre biscuits énergétiques que je vais tremper dans mon bol. Tout est bien sûr programmé avec une rigueur chirurgicale, et avant que la sonnerie du micro-ondes ne retentisse, je vais aller me planter derrière la baie vitrée pour regarder la mer, encore dans l’ombre du matin. Je prends toujours mon petit-déjeuner debout et je respecte toujours le même ordre d’ingestion (Je le trouve tout à fait logique et rien ne me le fera changer). Je vais garder mon pot de yaourt vide pour essorer les dernières gouttes du sachet de thé. Entre temps, je retourne dans ma chambre pour l’aérer et mettre les draps sur le rebord de la fenêtre. Pour finir, je boirai mon thé d’une traite, toujours debout à regarder la mer et je jetterai les restes de ma collation dans la poubelle, avant de laver la vaisselle que je laisserai sécher dans l’égouttoir de bois, juste au bord du plan de travail carrelé de blanc. Je ferai alors mon lit et fermerai la fenêtre pour la journée.

Le ciel est encore plus bleu qu’hier et le soleil va certainement taper aussi fort. Si le temps se maintient au beau tout le week-end, je pense que l’on pourra prendre le petit-déjeuner sur le balcon. Il faudra simplement se couvrir un peu, c’est tout. Je pourrai même aller chercher les croissants pour Benjamin et lui préparer son plateau pour lui porter au lit. Comme ça j’entrerai dans la chambre pour le regarder se réveiller et j’irai m’asseoir au bord du lit. Connaissant mon Benjamin, il me regardera en souriant et je serai obligé de l’embrasser (Ben oui, j’ai beau avoir un physique de grosse brute, je ne résiste pas au sourire de mon amoureux et puis si vous n’êtes pas contents, ou même jaloux, c’est quand même pas de ma faute si vous n’avez pas un Benjamin dans votre vie… faut peut-être y mettre un peu du vôtre !).

Je me perds dans mes rêveries et j’en oublie presque que je dois me préparer pour aller en cours. Sept heures cinquante-cinq, j’allume la télé pour regarder le flash d’infos de Télé Matin. Le bulletin météo est une véritable bénédiction. Un superbe soleil inonde toute la région Bretagne avec des températures dignes du mois de juillet. Avec un temps pareil, il n’est pas question que je reste enfermé cette après-midi dans l’appartement. Je vais sortir la moto et monter jusqu’à Fréhel pour prendre des photos. De toute façon, l’année scolaire est bientôt finie et avec ces grèves à répétition, les élèves ne fréquentent le lycée que par intermittences. Ils trouvent toujours d’excellents prétextes pour rester chez eux. (C’est bien le seul domaine où ils font preuve d’imagination, d’ailleurs. On ne peut pas dire qu’ils aient fait des miracles dans leur devoir de poésie) Pour la plupart, ils vont aller rejoindre les cortèges de manifestants formés par les autres lycées de la ville. Et puis avec les stages de fin d’année, les examens qui commencent dans trois semaines, les heures de cours deviennent une denrée rare. Et puis je ne vois pas quels scrupules je devrais avoir à m’accorder une après-midi de détente, après toutes les nuits que j’ai passées à préparer mes cours. J’ai bien travaillé en amont pendant l’hiver, à faire des recherches et à peaufiner un détail d’une leçon que je ne jugeais pas très satisfaisant (Remarquez je suis quand même -  chichement -  payé pour ça…).

De toute manière, je ne travaille efficacement qu’à la nuit tombée. Le silence est un terrain propice à mon inspiration.

Je me sens excité et nerveux comme un adolescent qui va avoir sa première expérience sexuelle. C’est la première fois depuis octobre que je vais sortir la moto du garage. Rien que de penser à ma ballade cet après-midi, je suis sûr que cela va faire passer mes trois heures de cours beaucoup plus vite. Je vais même aller au lycée à moto ce matin, comme ça, la reprise de contact avec ma machine se fera en douceur. Je me vois déjà sur la route en lacets qui monte à Fréhel sous mon soleil breton. Je retourne dans la cuisine pour sortir du congélateur mon repas de midi : poisson haricots verts ça devrait suffire.

Je repose les vêtements que j’avais décidé de porter ce matin pour en prendre d’autres beaucoup plus appropriés. Je suis vraiment en retard, pas le temps de me raser non plus. Je ne pense pas que cela perturbera trop mes élèves.

J’en suis même réduit à ignorer mon érection matinale provoquée par une pensée… érotique à mon petit Benjamin et par l’idée d’aller manger de l’asphalte à moto dans quelques heures. Je néglige un peu ma douche je dois l’admettre. Je sors de la salle de bains en courant, brosse à dents à la bouche, me jetant presque sur mes vêtements et recherchant ma paire de bottes à bouts ronds et à boucles que je mets quand je ne porte pas ma combinaison de cuir noir.

Je transfère mes cours dans le sac à dos dont je me sers pour mes sorties à moto et je vérifie bien que les paquets de copies que je dois rendre à mes élèves se trouvent dans les bonnes pochettes. J’attrape mon casque et mes gants sur l’étagère de l’entrée, passe en hâte mon blouson moto et cours jusqu’à l’ascenseur pour récupérer la moto dans le garage. J’ai juste le temps de me regarder dans le miroir de l’ascenseur pour essayer d’aplatir mes épis et d’essuyer les traces blanches de dentifrice aux commissures de mes lèvres.

Lorsque je tourne la clé dans le démarreur, je ressens aussitôt la vibration sexuelle de l’accélération entre mes jambes. Je pousse même un « humm » de satisfaction, étouffé par le rembourrage de mon Shoei intégral. Il y a vraiment quelque chose de jouissif à dompter la puissance du moteur, même si je ne conduis qu’une 600. Je ne suis pas un fana de la vitesse, contrairement à mon petit frère, qui la maîtrise beaucoup mieux que moi, et qui sait prendre des risques calculés quand il pilote. C’est d’ailleurs la seule personne avec qui j’accepte de monter en tant que passager (Et je suis le seul passager qu’il ne terrorise pas, encore heureux d’ailleurs).

Je viens de me rendre compte que j’ai retiré un peu trop vite la doublure du blouson. J’ai même oublié, dans ma précipitation, de zipper la fermeture jusqu’en haut du col. Heureusement que j’ai pu m’arrêter au premier rond point pour protéger ma gorge. J’avoue que ce n’est vraiment pas pratique de piloter en rentrant la tête dans le cou, car ça ne rend pas les trajectoires très faciles, surtout à l’entrée des giratoires.

La traversée de la ville ne pose pas trop problème à cette heure de la matinée, car le gros du trafic s’est déjà écoulé et je peux rouler tranquille jusqu’au lycée. A mesure que j’avance, je le vois poindre dans mon champ de vision, au bout de cette affreuse avenue martiale, qui me rappelle à chaque fois, un documentaire que j’avais vu en cours d’allemand sur l’urbanisme d’après-guerre en RDA. Dès que j’arrive devant le portail vert de gris du lycée, je pense à Karl Marx Stadt, cette ville au nom déprimant de l’ancienne Allemagne de l’Est. Mon lycée est également à l’avenant, tellement repoussant qu’il en rendrait même rétif à tout apprentissage l’élève le mieux constitué. L’intérieur suinte le délabrement et l’abandon, avec ces salles de classes aux peintures écaillées et défraîchies, et sa salle des profs qui n’a pas dû évoluer depuis les années 70. Un jour, il a dû y avoir de la moquette dans cette pièce, mais désormais elle se morcelle en de hideuses plaques miteuses qui laissent apparaître un dallage irrégulier et compassé, que les rares agents d’entretien s’escriment à raviver (Travail en pure perte, car à part une bonne bombe atomique sur l’ensemble de la bâtisse, je ne vois rien d’autre pour l’améliorer).

De toute manière, il ne me reste que quelques semaines à travailler ici, car l’an prochain je change de lycée, avec l’espoir de trouver quelque chose de moins… pire. Je m’attarde très rarement dans cette salle des profs, qui reste vide, même pendant les pauses. Je me contente de vérifier mon casier, où je trouve ce matin un petit mot de mon proviseur m’informant que je ne suis pas venu travailler hier. Quelle perspicacité ! Je pose mon casque et mes gants à l’intérieur et je vais lire un peu la propagande syndicale punaisée sur les panneaux de liège, très solidement vissés au mur (C’est bien la seule chose qui ne menace pas de s’effondrer ici…).

J’en profite aussi pour observer mes élèves, dehors dans l’entrée du lycée, attroupés autour de ma moto. Certains la regardent avec envie, d’autres parlent avec de grands gestes pour donner certainement des explications de spécialistes  sur la conduite moto et leurs expériences mythomanes de pilotage. J’en vois aussi qui ne disent rien mais qui n’en pensent pas moins. Les regards qu’ils m’ont lancés quand je suis arrivé valent tous les discours du monde (T’as vu Guillet ?  Il se la pète le prof de français avec sa bécane et son blouson de bourge… En général c’est même : t’as vu ce con de Guillet ?).

Je reviens vers les rangées de casiers : j’en ai dénombré plus de 200 et pourtant, je ne me suis jamais senti aussi anonyme et transparent que dans cette espèce d’usine à savoir, où fourmillent d’intéressants spécimens post soixante-huitards (une espèce que j’adoooore détester). De temps en temps, ils me traitent de « petit bourgeois réac » (Et pourquoi un bourgeois ne serait-il pas grand d’ailleurs ? C’est vrai on dit toujours « petit bourgeois »…) ou de « sale jaune » quand je ne fais pas grève, c'est-à-dire la plupart du temps. Hors des canons traditionnels, c'est-à-dire l’abonnement à Télérama, la lecture quotidienne du Monde et de ses suppléments, la carte à l’année au théâaaaaatre de la ville, l’oreille forcément collée à France Inter et France Culture, point de salut. C’est presque jouissif pour moi d’énerver ces barbus hirsutes, véritables ayatollahs du tout culturel, et fermés à tout autre avis que le leur (Devant leur étonnante ouverture d’esprit, j’ai bien entendu passé sous silence mon orientation sexuelle, je n’ai pas envie d’être exhibé avec le Triangle Rose dans tout le lycée).

Dans cette période d’agitation sociale propice aux AG, j’adore passer ostensiblement devant eux avec mes paquets de photocopies et mon cartable, à siffloter l’Internationale en me foutant de leur gueule (C’est amusant de  lire la haine dans leurs yeux…S’ils savaient que je vote à gauche comme eux).

Je commence à entendre de l’agitation dans le couloir, j’en déduis qu’il va bientôt être l’heure de monter en cours. Je travaille toujours dans la même salle, une sorte de placard à balais tout en largeur, où une espèce de rai famélique tente désespérément de passer au travers des fenêtres. Il fait tellement sombre dans cette salle, que je dois constamment travailler avec les lumières allumées, même quand il fait un temps superbe comme ce matin. Le mardi, par exemple, quand j’enquille mes six heures de cours, je rentre souvent à la maison avec les yeux en compote et une bonne migraine pour le restant de la soirée (J’appelle alors Benjamin qui vient me faire un petit massage des tempes avec ses doigts experts pour me détendre et chasser mes maux de tête).

Je pars pour trois heures à répéter pratiquement le même cours à une bande d’endormis, qui sont plus motivés par leurs cours d’atelier que par les procédés stylistiques dans l’œuvre poétique. Je comprends tout à fait leur anémie, car pour moi aussi, la poésie reste la partie la plus pénible de mon programme. C’est d’ailleurs pour ça que je finis l’année avec ce chapitre. Ce matin, la tâche la plus dure sera quand même de remettre en selle mon auditoire plutôt clairsemé. La journée de grève a causé des dommages collatéraux irréparables dans le camp des élèves. Les pertes sont lourdes.

Je les regarde avec effarement, les plus motivés sont dans le meilleur des cas avachis sur leur table, les autres finissent carrément leur nuit. Ce n’est pas dans mes habitudes de tolérer un tel relâchement, mais ce matin, je me sens dans le même état d’apathie que mes ados post-pubères (Post-pubères, certes, mais encore loin d’être des hommes…). Ils vont atteindre cet âge encore plus ingrat que leurs treize ans, car bientôt ils raseront leur premier poil de barbe en se disant que maintenant, ils sont devenus… virils. Dix-sept ans pour la plupart, l’âge des certitudes et de la révolte, sans doute la meilleure période de leur vie, mais ça ils ne le savent pas encore.

De toute façon, aujourd’hui, c’est inutile d’essayer de leur inoculer le virus de la poésie, même celle de Rimbaud (Je suis vraiment un hypocrite parce que ce virus, je ne l’ai même pas moi-même, et je cherche à l’imposer aux autres. Pas de doute, je suis bien un vrai prof…). Et puis, à chacun ses moments de solitude, quand vous avez des élèves qui confondent Cosette des Misérables, avec Josette du Père Noël est une ordure, vous vous dites que le chemin va être très long avant qu’ils n’apprécient la substantifique moelle du génie poétique !

Je leur rends de passables copies, bien en-deçà des résultats que ces petits morveux sont capables d’obtenir. J’essaie de leur épargner le discours de «vieux cons » que tiennent certains de mes collègues à l’approche des examens. La plupart frisent le départ en retraite et ils sont devenus très aigris au fil des ans. Si je dois finir comme eux, autant demander tout de suite où est le gaz. J’ai eu les mêmes comme profs, je les retrouve comme collègues et le discours n’a pas changé (C’est vrai que c’est vachement pédagogique la culpabilité comme moyen de pression, ça fait bien avancer les choses surtout. Je pense que ça doit être dans les gênes, à croire qu’ils ont tous hérité du même …). Ils se présentent comme les véritables Grognards de l’enseignement, les derniers des Mohicans, les rescapés de la Lutte, mais personnellement je n’ai qu’une hâte : que leur espèce s’éteigne vite, très vite.

J’ai ma propre méthode, elle vaut ce qu’elle vaut,  mais au moins elle marche pour l’instant. A cet âge-là, on est très sensible aux compliments et aux reproches. Une remarque cinglante à l’encre rouge peut faire l’effet d’une baffe en pleine gueule, même aux plus endurcis. C’est amusant de voir la rage brûler dans leurs yeux. S’ils pouvaient me tuer au moment où ils lisent le commentaire assassin dans la marge, ils le feraient volontiers. Leur orgueil est tel qu’ils se jurent qu’au prochain devoir, ils vont m’en mettre plein la vue, et généralement ils se sortent les tripes et me donnent le meilleur d’eux-mêmes. Pédagogiquement, la méthode n’est pas validée par le Ministère, je le précise. Je risque le bûcher pour prôner une telle hérésie (Je suis sûr qu’au Ministère, ils sont de mèche avec les psychologues pour enfants qui passent chaque matin dans « Les maternelles » sur France 5. Même objectif, crétiniser les gamins pour en faire des assistés et des cyniques. Continuez, vous êtes sur la bonne voie…).

Cela fait un petit moment que je sens une espèce d’agitation s’instiller dans la classe. J’avoue que même si  la fin des cours est proche, ma patience et ma tolérance ont leurs limites.

- Bon Messieurs, je vous rappelle que les vacances ne sont que dans deux semaines, avant de passer les examens. Je vois bien qu’il vous est difficile de vous concentrer ce matin, je vous demanderai seulement de faire illusion jusqu’à la fin du cours. Je serais très contrarié si je devais mettre des retenues aujourd’hui, et particulièrement avec ce beau soleil dehors.

Visiblement l’humour n’a pas beaucoup d’effet sur eux ce matin, j’aurais dû taper plus fort. Ils raclent toujours autant les semelles de leurs baskets sur le sol. J’étais de bonne humeur jusque là, mais  le grincement strident  de cette Nike sur le carrelage risque de me faire sortir de mes gonds.

- Alors maintenant, on arrête les gamineries, d’accord ?

(Je n’aime pas quand j’élève la voix, c’est une preuve de faiblesse et d’ordinaire je n’ai pas besoin de ça pour me faire respecter. En tout cas, ça les a calmés…)

- J’aimerais bien savoir pourquoi les pieds de chaises sont pris d’une frénésie de mouvements incontrôlables et surtout pourquoi vos propres pieds s’amusent à faire grincer le carrelage ?

- Ben M’sieur, c’est l’heure c’est tout…

Je regarde l’heure, il est 9 heures 40…

- Très drôle... Il est 9 heures 40, il me reste 10 minutes pour finir la correction.

Ils sont là devant moi à s’agiter sur leurs chaises, à grogner et ruminer. Je n’entends plus qu’une espèce de bouillie sonore, où parfois une épithète peu flatteuse s’échappe d’une voix plus grave que les autres. S’ils croient que je n’ai pas oublié le sale coup qu’ils m’ont fait en début d’année, ils se plantent. Ils ne feront pas gober une seconde fois l’histoire de la montre en panne. Dans un sens, ils ne font que profiter du mauvais état de leur lycée : c’est facile pour eux de m’induire en erreur, car il n’y a pas de sonnerie pour marquer les intercours, et quand elle se met à fonctionner c’est pour se déclencher n’importe quand. Ils m’avaient grugé de 20 minutes de cours en septembre, j’avais bien retenu la leçon. Avec l’absence de sonnerie, j’avais remarqué que mes « collègues » avaient mis au point les cours à durée variable. Selon le degré d’affinités avec les classes, le besoin ou la carence de nicotine ou de caféine, les cours pouvaient varier de 45 minutes à 55 (Mais jamais plus… ce serait blasphématoire. Un prof ne dépasse jamais la durée légale du temps de travail, on a une réputation à tenir…Heu… je précise que c’est de l’humour. Y a pas que des fainéants chez nous).

- Je vois que vous essayez de m’avoir comme en début d’année. Ce n’est pas très original comme blague. Je vous aurais cru plus inventifs dans vos révoltes, plus poétiques même.

(Oh là Raphaël, corrige vite le tir, tu es en train de virer vieux con sur ce coup-là…)

- Sérieux, M’sieur, c’est presque moins cinq. Vous nous grugez déjà de cinq minutes. On ne cherche pas à vous avoir, on a seulement envie de sortir fumer notre clope et boire notre café. Et puis, vous n’entendez pas le bruit dans le couloir ?

- Ben non, justement, je ne l’entends pas le bruit dans le couloir…

L’atmosphère s’alourdit d’un seul coup, à croire que tout peut basculer d’un côté comme d’un autre. Je regarde ma montre : les aiguilles n’ont pas bougé d’un millimètre. Je suis embarrassé. Je ne m’attendais pas à celle-là. Je sors vite mon portable de la poche intérieure de mon sac à dos. Je n’ai même pas à les regarder, pour savoir qu’ils jubilent. Dans deux minutes, tout le lycée sera au courant que Guillet leur fait une crise à cause de sa montre en panne. Dix heures… J’ai vraiment l’air d’un con.

- Bon, messieurs, vous attendez des excuses, je le vois à vos sourires en coin. Et bien vous allez les avoir. Je suis navré d’avoir empiété sur votre temps de pause, c’était purement involontaire. Vous pouvez sortir maintenant.

J’attends qu’ils soient partis pour m’asseoir à mon bureau. Je retire ma montre, et me mets à la secouer pour essayer de la faire redémarrer. J’ai changé la pile le mois dernier, il doit y avoir un problème au niveau du mécanisme. Je reste dans ma salle pendant la récréation de 10 heures. Je m’enferme pour avoir un peu de tranquillité et je sors de mon sac une barre de céréales à la cerise, une granny et le restant de ma bouteille d’eau. Il ne me reste plus que deux minutes pour tout avaler, et puis merde, pour une fois, je vais me lancer moi aussi dans les cours à durée variable. J’en profite pour vérifier que mon portable est bien resté sur « silencieux » et je le place dans ma trousse de façon à ce que je puisse voir l’heure sans que mes élèves ne s’en aperçoivent.

Je les entends déjà s’attrouper derrière la porte de la salle. Et dire que je vais me taper deux heures avec eux… De ma chaise, je jette mon trognon de pomme dans la poubelle (Je mange toujours les pépins en revanche…) : Yessss !!! Panier. J’alourdis l’emballage de ma barre de céréales avec le mouchoir en papier sur lequel je viens de m’essuyer les mains (Je ne mange jamais le papier de ma barre de céréales…) : re-Yessss !!! Encore un panier. Je regarde ma montre une nouvelle fois : Yesss !! Elle est encore bloquée.

Je me lève pour aller ouvrir la porte. Mes élèves m’attendent en troupeau informe dans le couloir. Déjà, ils m’énervent.

- Vous appelez ça être rangés ? Pour moi ça s’apparente à un troupeau, et encore ce serait méchant pour certains animaux d’être comparés à vous.

Ils se rangent en haussant les épaules, en prenant tout leur temps. Pas de soucis pour moi, les gars, vous ne me dérangez pas du tout, bien au contraire.

La première heure de cours est un véritable supplice. J’ai eu des classes ternes, mais alors celle-là, c’est au-delà de mes espérances. Dès les premier cours, ils se sont montrés réfractaires à tout enseignement et particulièrement au mien. Pour utiliser un vocabulaire plus soutenu, je dirais que ce sont des élèves prosaïques et inintéressants.

Je leur pose des questions pour rendre plus vivante la correction de leurs contrôles, mais comme d’habitude je n’ai que des silences lourds et pesants comme réponse. Ils me regardent d’un air hautain (en tout cas, ça ressemble à un air hautain) comme si je dérangeais leurs poses languides et lymphatiques. Heureusement que je palpe la clé de ma moto dans la poche de mon jean, sinon j’aurais capitulé depuis longtemps. Son tintement presque imperceptible contre le porte-clés métallique, me motive pour la dernière heure de cours.

Je leur donne une pause plus longue que d’ordinaire, ils en sont presque surpris. Ils n’ont pas l’habitude d’une telle générosité de ma part. Les braves petits, ils m’en remercient même.

Je n’arrête pas de regarder par la fenêtre, malgré l’ombre du feuillage immobile des trembles dehors. En plus du soleil, il n’y a pas un brin de vent. Un bonheur pour cet après-midi. J’arrive juste à voir un peu un morceau de ciel turquoise, sans nuage apparent. Ça y est, je suis déjà sur la route. J’ai besoin de rêver. Je monte jusqu’au phare, en haut du cap, il fait un temps superbe, la couleur de la mer change à chaque virage. Je m’arrête pour prendre des photos. J’ai les boules que Benjamin ne soit pas avec moi, mais je lui raconterai ce soir en rentrant. Je roule visière relevée pour bien profiter de l’air et du soleil, et tant pis si je reviens avec des moucherons collés partout sur les joues. Ce n’est pas tous les jours que je peux sortir à moto un après-midi, sans avoir à préparer mes cours.

Les premiers borborygmes des estomacs affamés commencent à se faire entendre. A chaque fois, le coupable regarde les autres, gêné, et se prend quelques vannes bien senties. Petit coup d’œil sur le portable, 11 heures et quart. Il me reste 45 minutes de cours avant la liberté.

On frappe à la porte. Je vais ouvrir.

Ahh… Petit mouvement de recul, mon proviseur, sa secrétaire et un surveillant attendent dans le couloir. Ce n’est pas la première fois qu’une telle délégation débarque dans mon cours. Il doit encore y avoir une histoire de portable volé, ou de trafic de shit dans la classe. (Ils sont peut-être amorphes en cours, mais à côté, ce sont de vrais hooligans).

Le proviseur m’attire hors de ma salle. Je regarde le jeune surveillant dreadlocké, avec son pantalon de treillis kaki aux revers carrément crasseux, ses Vans noires informes et épuisées par des années de marche forcée, son sweater à capuche avec le drapeau de la Jamaïque et un portrait de Bob Marley dans une feuille de cannabis, entrer dans la salle pour prendre en charge mes élèves. Je n’avais jamais remarqué ses deux piercings en forme d’as de pique jaune fluo qu’il porte à chaque arcade. Comme aurait dit un de mes profs de littérature à la fac, ce jeune homme n’était qu’un « flandrin hirsute et dégingandé ». J’avais eu droit à ce qualificatif le jour où je m’étais pointé à un de ses cours avec mon jean le plus délavé et un perfecto couvert de badges de mes groupes de heavy metal préférés. J’avais oublié les cheveux longs ramenés en queue de cheval (C’est le détail qui tue et dont je ne suis pas très fier, je dois l’avouer, mais je préfère vous prévenir tout de suite, on ne sait jamais, vous pourriez voir des photos de moi à cette période, hélas pas si lointaine).

Du surveillant ou du proviseur, je n’arrive pas à me décider sur celui qui est le plus ridicule. Le pion savait qu’il était crade et il l’assumait, je ne suis pas sûr que mon patron ait autant de recul sur sa tenue vestimentaire. On dit que c’est dans l’Education Nationale qu’on trouve les gens les moins bien habillés, je le confirme. Mon proviseur est sans doute le seul à croire qu’il est vêtu avec classe et élégance. Boudiné dans un costume prince de Galles d’un autre temps, la chemise et la cravate totalement dépareillées (Mon dieu, les couleurs…) j’ai franchement l’impression de me trouver devant une version quinquagénaire et  trash de Jules-Edouard Moustic, l’humour en moins. L’ourlet trop court de son pantalon dévoile les bouloches duveteuses blanches, symptomatiques de chaussettes de sport blanches en coton usées par de nombreux lavages. (Mais comment peut-on laisser un homme porter des chaussettes de sport blanches dans des chaussures de ville ? Y a pas un comité d’éthique pour gérer ça ?) Je frissonne d’horreur en voyant ses mocassins marron mal cirés (Franchement du marron avec du prince de Galles…) et totalement passés de mode (Vous voyez, le genre de modèle que portent les proxénètes dans les films des années 70 ? Ben c’est les mêmes, mais au lieu d’être blancs, ils sont marron…).

A ses côtés, il y a Janine, son fidèle Cerbère, sa secrétaire, perfidement surnommée l’œil de Moscou par ses collègues. Dire que je la déteste relève de l’euphémisme, car tout chez elle est haïssable de toute façon. Si son patron ne jure que par le prince de Galles, Janine est abonnée aux tailleurs veste pantalon pied-de-poule, qu’elle décline en plusieurs modèles allant du gris perle au marron chocolat. Elle pourrait être séduisante…, mais avec sa petite taille, ses cheveux gris, méchés de blanc et coupés très courts, elle ressemble davantage à une mère supérieure aigrie et fielleuse. Elle maintient toujours ses lèvres minces dans une sorte de rictus entre sourire sournois et dégoût satisfait. Et que dire de ses manières fausses et obséquieuses, de ses inepties qu’elle lance sans honte partout où elle passe ? Mais ce que j’exècre le plus chez elle, c’est son langage qui pue l’hypocrisie et son regard de biais causé par un fort strabisme divergent. Ses yeux s’animent toujours d’une lueur de satisfaction malsaine dès qu’elle doit annoncer une mauvaise nouvelle ou une sanction à un élève. Je l’ai vu se frotter les mains, cette garce, le jour où elle a convoqué un élève de ma classe de seconde chez le proviseur, en sachant que les gendarmes l’attendaient dans le bureau pour le mettre en garde à vue. J’ai failli lui cracher au visage ce jour là.

Je la fixe ce matin dans le couloir et j’ai le sentiment d’avoir affaire à une espèce de biscuit sec et sans saveur, qui rancit depuis des années dans une vieille boîte en fer. Les malheurs des autres sont sa raison d’être, elle s’y complaît sans arrêt. Elle ne rechigne pas non plus à lancer des ragots sans preuve, ragots qui deviennent rumeurs, et ces rumeurs finissent le plus souvent en vérités établies et indéniables. Elle est quand même la seule à avoir vu et parlé à mon « épouse », allant jusqu’à la décrire physiquement à ses copines de bureau (Benjamin, elle ne t’a pas raté… en plus elle t’a fait blonde, un comble). Ça en dit long sur les capacités de nuisance de l’animal. Elle s’agite à côté de son maître, il ne manque plus que la laisse et la muselière pour la faire tenir tranquille. Elle trépigne d’impatience, à caresser l’espèce de fanon flasque qui pend sous son cou et qui la fait ressembler, de profil, à une dinde. Elle attend que le proviseur prenne la parole, alors que je vois  ses lèvres brûler d’impatience. Elle a dû recevoir des consignes strictes de garder le silence, mais je comprends bien par son regard, qu’elle commence à perdre patience. Elle ne quitte plus des yeux le proviseur, elle l’implore de parler.

- Monsieur Guillet, heu, nous venons de recevoir un appel du centre hospitalier, heu…

- Du service des urgences plus précisément (Voix mielleuse de sirène perverse)

Elle me lance son sourire de compassion le plus fourbe et faux, et je commence à comprendre que quelque chose de grave a se produire.

- Oui, Janine, du service des urgences. Merci de vos précisions.

Elle sourit encore. Elle m’annonce que les urgences ont appelé le lycée, certainement pour moi, et elle sourit encore.

- Voilà, Monsieur Guillet, j’ai pensé qu’il fallait vous prévenir, heu, quitte à interrompre votre cours, heu, car le médecin que j’ai eu au téléphone, heu… heu… nous a dit que vous deviez vous rendre à l’hôpital au plus vite, heu… Nous n’avons pas d’autres informations, à vous communiquer, hélas, n’est-ce pas Janine ?

S’il insiste lourdement sur le « n’est-ce pas, Janine », c’est que des informations supplémentaires, il en a. Sinon, l’autre dinde ne serait pas là à tortiller son cul.

J’essaie de garder mon calme et de mettre de l’ordre dans mes pensées. Je résume, les urgences ont appelé ce matin au lycée et il faut que j’aille au plus vite à l’hôpital. En clair, quelque chose de plutôt sérieux a dû se passer. J’espère que ce n’est pas Benjamin. Surtout pas Benjamin.

Je rentre dans ma salle de classe. Je dois avoir l’air sonné car mes élèves restent sans voix quand je m’assois sur ma chaise.

- Je suis désolé, mais je dois vous laisser plus tôt que prévu. Je dois aller à l’hôpital. Révisez votre cours pour jeudi, on terminera la correction du devoir aussi.

Je range mes affaires dans mon sac, sors le portable de ma trousse pour voir qu’on avait essayé de me joindre à deux reprises sans laisser de message. Numéro caché de surcroît. Je suis bien avancé avec ça.

- Au revoir, et à jeudi. Je vous laisse avec le surveillant jusqu’à la fin de l’heure. Et vous ne me faites pas honte, d’accord ? En clair ça veut dire, on reste calme et on se tait. Je peux compter sur vous ?

- Pas de soucis, Monsieur. Au revoir et j’espère que c’est pas trop grave ce qui vous arrive.

- Merci. Allez à jeudi.

Je sors de la salle. Je suis maintenant seul dans le couloir. Le proviseur et son escorte sont partis. Je porte mon blouson sous le bras et mon sac à dos en bandoulière sur l’épaule. J’avance vers la salle des profs et j’appelle Benjamin sur son portable, pas de réponse. J’essaie sur son fixe, pas de réponse non plus. Mes parents, mon frère ne répondent pas. A chaque fois je tombe sur leurs répondeurs ou leurs boîtes vocales. J’en ai marre de laisser les mêmes messages. J’ai l’impression qu’on va m’annoncer que mes analyses sérologiques sont positives, que j’ai contaminé Benjamin, qu’il est atteint d’une maladie incurable et foudroyante. Pourquoi ai-je si peur ? Pourquoi mes mains se glacent-elles ? Pourquoi tremblent-elles quand j’essaie d’ouvrir mon casier ? Je sens que je transpire, alors que j’ai froid. Il n’y a plus personne dans la salle des profs. Le silence règne en maître. Je pose mon blouson par terre, à côté de mon sac à dos. J’inspire longuement, je me concentre et je ressaie d’ouvrir la porte de mon casier. J’y parviens enfin. Nouveau regard sur le téléphone, l’heure défile et pas de réponse à mes messages. Je sors mon casque et mes gants et les pose au-dessus de l’armoire. Je vide le contenu de mon sac dans mon casier. Je réfléchis encore à ce qui se passe. Il faut que j’aille aux urgences et je ne sais pas pourquoi, ni pour qui. Personne ne me donne d’information. La seule chose que je peux déduire, c’est que la raison doit être sérieuse pour que l’on me prévienne sur mon lieu de travail.

Je sors du lycée en courant, mon sac vide m’encombre. Mes gants viennent encore de tomber. (Raphaël, merde calme-toi ! Respire bien et calme-toi.) J’enfile mon blouson sans oublier de monter la fermeture jusqu’au cou. Je mets mon casque en serrant bien la jugulaire. Cette fois mes lunettes ne sont pas de travers, je ne vais pas avoir à tout recommencer. Je retire l’antivol que je fourre dans le sac pour lui donner un peu de poids.  Je passe mon sac à dos sur le blouson et le sangle au plus près de mon corps. Il me gène plus vide que plein. J’aurais dû penser à remettre le top case sur la moto avant de la reprendre, mais bon je ne devais pas non plus me servir de la moto ce matin. J’enfile mes gants et je serre au maximum le velcro sur mes poignets.

Je sors la clé de contact de ma poche de jean et je m’assois sur la selle. Il est loin le « humm » de bonheur de ce matin. Je suis à deux doigts du haut-le-cœur. J’inspire profondément. Merde, j’ai oublié de relever la visière et j’ai de la buée sur les lunettes. Il ne manquait plus que ça. Je démarre, et je recule avant d’enclencher la première. Le bruit sec de la vitesse claque comme un fouet dans l’air presque silencieux. Je lâche doucement le frein sans trop accélérer pour monter la petite côte qui débouche sur l’avenue. J’ai beau rouler au pas pour l’instant, je sens quand même l’air frais s’infiltrer à travers le cuir de mon blouson. J’ai vraiment oublié que les matinées ensoleillées de mai en Bretagne pouvaient parfois être fraîches.

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