CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 20
Philippe Esteban
CHAPITRE 20
Les somnifères m’ont aidé à mieux dormir. Bien sûr, je me suis réveillé plusieurs fois pour te chercher dans le lit et appeler ton nom. Je me sentais dans un état presque hypnotique, voire comateux. Je me souviens mal de mes rêves, mais je crois qu’ils étaient lourds et pesants ; en tout cas trop nuisibles pour que je m’amuse à les faire remonter à la surface.
En revanche, mon dernier songe, celui qui m’a définitivement tiré du sommeil, m’a laissé une sensation très désagréable. J’ai ouvert les yeux dans un sursaut, en proie à une grande tristesse et au bord des larmes. Je ne me souviens pas de la teneur de ce songe qui m’a rendu aussi triste ; triste au point d’avoir les yeux humides… une première depuis mardi.
J’ai mal depuis que j’ai appris ta mort, mais la douleur ne m’a jamais autant saisi que ce matin au réveil. Curieusement, je me sens capable d’aller encore plus loin dans l’expression de mon chagrin. La journée ne fait que commencer, et elle risque d’être très longue pour nous tous, tes proches. Je regarde l’heure sur mon portable : je suis déjà en avance sur mon emploi du temps.
Je me lève en faisant bien attention, comme tous les matins, de poser d’abord mon pied droit par terre. Cette habitude t’a toujours fait rire, et Benjamin l’a remarquée aussi. Il me vanne souvent à ce sujet d’ailleurs.
J’ouvre les volets de ta chambre. L’aube se termine. Le mâtin est pâle, avec de légères brumes marines dans le ciel. Je regarde les grenouilles nager dans ton petit bassin dans le jardin. Il y en a de plus en plus. Que vont-elles devenir si tu n’es plus là pour t’en occuper ?
Je marche nu dans la maison, comme je le fais souvent chez moi, en perpétuelle quête de sensations tactiles sous mes pieds. Je retourne inspecter toutes les pièces de la maison, avec l’espoir idiot de te retrouver. Mais pourtant, je sais où tu es, je sais comment tu es, mais comme je t’ai dit, le garçon que j’ai vu dans ce cercueil, ce n’est pas toi, mon petit frère… C’est l’écorce de ton âme, et je la sens partout autour de moi, où que j’aille, quoi que je fasse.
Je retourne dans la chambre pour retirer la couette, les draps et les taies d’oreiller de ton lit. Je place tout ça dans un grand sac de plastique que je trouve dans ta penderie. Je ferme le sac et le pose au pied du lit : Fanou, comme les derniers vêtements que tu auras portés, je ne laverai pas les vestiges de ta dernière nuit vivant, et plus particulièrement maintenant que j’ai mêlé ma présence à la tienne. Plus jamais personne ne dormira dans ces draps où sont mélangés nos spermes et l’odeur de nos deux épidermes. Personne, hormis toi et moi ne doit être au courant de ce mélange entre nous, un mélange qui n’aurait jamais dû se produire. Il est fortuit, il est incongru, il serait presque malsain en y réfléchissant… mais en tout cas, l’auréole jaunâtre au milieu de ton drap portera à jamais le souvenir des enfants que nous n’aurons jamais.
Je me suis douché la nuit dernière, après avoir éjaculé. C’est inutile que je me relave. Je reste dans ma logique de contact olfactif avec toi, afin que je puisse vraiment t’accompagner jusqu’au bout de ton voyage.
Même si ma barbe est encore courte d’hier, il faut que je me rase, ne serait-ce que pour laisser une odeur de fraîcheur sur mes joues.
J’ai volontairement omis de prendre des affaires de rechange, et bien entendu, je n’ai pas ma trousse de toilette avec moi. C’est à cause de ce prétexte fallacieux que je ne suis pas resté chez les parents hier. Maman va certainement s’apercevoir que je ne porte pas mes vêtements ; elle est toujours très observatrice sur ce point.
J’étale une noix de mousse sur mes joues, je prends ton rasoir et j’hésite un moment avant de changer la lame. De toute façon, elle est tellement usée, que je risque de m’esquinter la peau du cou, alors j’en prends une nouvelle et je jette celle-là. Je ne suis pas non plus fétichiste à ce point…
Je me passe la lotion après-rasage que tu utilisais. C’est dingue quand même le fric que tu passais en produits cosmétiques… A la fin, ça en devenait quand même grotesque. Encore quelques mois de plus avec elle et l’autre conne de Nadèche t’aurait transformé en nana… Je ne pense pas que j’aurais apprécié cette métamorphose.
C’est curieux Fanou… on a certainement passé plus de nuits séparés qu’ensemble ; mais là, j’ai l’impression de revivre la même chose que le jour où tu as été hospitalisé pour ton opération de l’appendicite. J’avais là aussi dormi dans ton lit, en attendant le retour des parents, avec tes peluches contre moi. A défaut de peluches, je me suis contenté de l’odeur de tes cheveux sur un oreiller. Mais cette fois, je ne te verrai pas jouer au grand malade dans ton lit d’hôpital, tu auras un visage plus solennel, et pour être franc avec toi, je déteste ton visage actuel.
J’entre dans ton bureau. J’ai besoin d’écouter un peu de musique pour chasser mon angoisse. Je sélectionne le best of de Fleetwood Mac et je me fais une programmation pour ne garder que les titres chantés par Stevie Nicks et quelques uns par Christine Mc Vie. Dommage qu’il n’y ait pas Save Me, sur ce disque. J’aime beaucoup cette chanson. J’appuie sur la touche REPEAT pour que le programme repasse plusieurs fois. Comme tu peux t’en douter, j’ai commencé par Sara… histoire de bien me broyer le moral avant la cérémonie de la levée du corps et le passage à l’église.
Cette fois, il faut que je me force à manger pour le petit-déjeuner. Je ne sais plus à quand remonte mon dernier repas digne de ce nom. Je commence à vider les restes pourris de ton ultime repas ; quelques flocons d’avoine collés refusent de partir. Ce n’est pas grave ; je verse un yaourt dans le bol et ajoute trois cuillers de muesli. Je ne mets pas de sucre, comme d’habitude. Je mange avec les mêmes couverts que toi, je bois dans le même verre, je prends mon thé dans la même tasse. Je suis dans une logique d’appropriation, celles de tes derniers gestes. Et tant pis si je m’expose aux microbes et autres germes, cela n’a plus d’importance pour moi. Ce qui compte, c’est cette recherche d’unicité et de symbiose. Le fait de rendre nos deux existences miscibles l’une dans l’autre au matin de ton enterrement. C’est pour cette raison que j’ai tenu à être seul la nuit dernière, pour pouvoir mener à bien ce début de travail de deuil. Je m’accapare tes particules, comme on s’accaparait l’esprit et le corps des morts dans certaines civilisations antiques. Ce que j’accomplis va au-delà du rituel. Je cherche à te garder encore un peu vivant en moi, peu importe les moyens que j’utilise.
Volontairement, je n’ai pas pris de vêtements de rechange. J’avais de toute façon une petite idée derrière la tête avant de venir ici. Je retourne dans la salle de bains pour fourrager dans ton sac de linge sale. Tu portais toujours trois couleurs de vêtements quand tu allais travailler : noir le lundi et le mardi, marine pour le mercredi et le jeudi et gris pour le vendredi. Tout était assorti pour que l’ensemble fasse une unité de couleurs, voire de matières. Je ne sais pas lequel des deux a pris ça à l’autre, car je procède exactement de la même façon. Quand je parlais de psychorigidité, tu n’étais pas mal dans ton genre non plus. Tu allais jusqu’à faire des remarques à Didier, quand il n’assortissait pas ses chaussettes à sa chemise.
La veille de ta mort tu étais en noir. Une couleur de circonstance. Je retire une chemise, un boxer et une paire de chaussettes du linge sale. Je ne trouve pas de trace d’un pantalon. Sans doute l’avais tu déjà mis dans ta panière à linge pour l’envoyer au pressing à la fin de la semaine. Il faudra que j’aille vérifier dans la chambre, sinon j’en prendrai un propre dans ta penderie.
Tes vêtements sont une demi-taille trop grande pour moi. J’ai finalement trouvé le pantalon plié sur ta chaise et je dois serrer la ceinture au dernier cran pour qu’il ne tombe pas. Je dois aussi remonter un peu les manches de la chemise. Ce n’est pas gênant, car je n’aime pas avoir les bras recouverts, quelle que soit la saison. Je ne suis pas très élégant avec le pantalon qui tombe mal sur mes chevilles ; ça ira sûrement mieux quand j’aurais mis des chaussures. Et puis, de toute façon, je ne vais pas non plus à un défilé de mode, et je ne suis pas certain qu’hormis maman et éventuellement Nadège, on remarque que je porte tes fringues.
J’ai encore essayé de m’approprier ton odeur et tes parfums en respirant très fort chaque vêtement avant de le passer. Tu sais, je le faisais aussi de ton vivant, quand tu dormais à la maison le jeudi soir. Je prétextais un passage nocturne aux toilettes pour aller te regarder dormir et j’en profitais aussi pour sentir ce que tu avais porté la veille. Je fais pareil avec Benjamin quand il va prendre sa douche le matin. Comme ça il ne me voit pas.
Si on pouvait dessiner les odeurs, je pourrais représenter les tiennes les yeux fermés. Je connais par cœur la marque de ta lessive, celle de ton assouplissant dont l’arôme sucré se pose davantage sur les pans de tes chemises. En fin de journée, il reste quand même quelques traces estompées de ton déodorant sous les aisselles, et si on se concentre bien, on peut même retrouver les effluves de miel de ton gel douche.
Sur les poignets et sur l’encolure, juste au-dessus de la poitrine, quelques pointes d’eau de toilette. Là encore, on portait la même, d’ailleurs, cette fois c’est toi qui m’avais piqué mon parfum. J’étais capable, selon l’odeur de tes chaussettes de deviner quelle paire de chaussures tu avais porté. Ça peut paraître dément d’en arriver à de tels extrêmes, surtout avec son frère. Mais je suis comme çà, pour moi la mémoire est diverse et une essence peut me rappeler un événement encore plus précisément que les couleurs d’un cliché.
Maintenant que je me suis mis totalement à nu devant toi, en dévoilant une certaine face cachée, que sans doute, tu ignorais, je vais te dire que le parfum qui me grisait le plus chez toi, c’était celui de ta peau, surtout après un effort physique. Il variait selon le moment de la journée, passant du vraiment sucré au réveil à un stade plus animal, voire sauvage le soir. On sentait ta masculinité et ta virilité à travers tes phéromones.
Ce matin, donc, et sans doute pour la toute dernière fois, ton parfum sera le seul lien qui me rattachera à toi vivant. Je te porte sur moi, je suis aussi un peu avec toi. C’est ce que j’ai toujours souhaité : qu’on finisse le voyage ensemble jusqu’à la dernière seconde avant la séparation. Je ne sais pas si tu aurais fait de même avec moi, sans doute pas ; ou alors d’une autre façon.
Quand je me retrouve devant le miroir de la salle de bains, je me regarde une nouvelle fois très longuement. Comme hier, je te sens revivre à travers moi et prendre possession de mon corps pour me dicter ce que je dois faire. J’ai même la sensation de deviner ton souffle dans mon cou.
Je me coiffe comme toi, en ramenant mes cheveux sur le devant pour relever ma frange en une petite houppe. Je fixe le tout avec de la cire coiffante, car tu n’utilisais pas de gel. Tu disais que ça collait trop les cheveux. Seule la fine monture métallique de mes lunettes et la couleur de mes yeux me distinguent de toi aujourd’hui. On dirait qu’on nous a superposés pour finalement créer une seule et unique personne : la représentation d’une fraternité sans doute idéale, en tout cas rêvée. Pour une fois, nous avons, enfin, atteint le but inconscient d’une vie entière. Nous ressembler sans vraiment le chercher.
Je regrette seulement qu’il ait fallu attendre le jour de tes funérailles pour parvenir à un tel résultat.
J’ouvre en grand les portes-fenêtres et les volets du séjour, pour laisser le soleil entrer dans la maison. Les brumes sont déjà parties, le ciel est limpide. Tu auras beau temps pour tes funérailles.
Je nettoie la vaisselle, je l’essuie méticuleusement pour effacer à tout jamais les traces de ma communion gustative de ce matin. Je dois presque me faire violence pour me séparer de ça, mais je ne peux pas non plus tout garder tous tes souvenirs.
Je sors une paire de chaussures de ville à lacets de ton placard dans la chambre. Elles iront parfaitement avec le pantalon, en plus, on a l’avantage de faire la même pointure. Je les cire avant de les mettre. J’ai plus de mal à trouver une veste qui ira avec l’ensemble. La coupe de certaines est carrément anachronique, alors je me rabats sur l’espèce de long manteau d’été noir, qui me donne l’air d’un poète romantique maudit. Il ne me manque plus que le catogan pour finir le tableau.
Je remplis une nouvelle fois mes poches, en n’oubliant rien de ce que j’avais posé hier sur le comptoir de la cuisine. Il va falloir qu’on s’arrête pour acheter des cigarettes. Rappelle-moi d’arrêter de fumer après ton enterrement.
J’envoie un sms à Benjamin pour qu’il vienne me chercher chez toi. Je ne me sens pas d’humeur à conduire aujourd’hui. Il me reste maintenant un dernier passage à faire dans la salle de bains pour me brosser les dents. J’avais hésité hier, mais ce matin, pas de doute, j’utiliserai ta brosse à dents… Au point où j’en suis, autant pousser la symbolique jusqu’au bout. Ce ne sont pas quelques germes de plus qui vont m’effrayer.
Je referme les volets et les fenêtres dans toutes les pièces, et j’attends que Benjamin arrive en écoutant en boucle Sara et Hold Me, mes chansons préférées de Fleetwood Mac.
Je me suis assis dans sur le canapé, dans le noir pour mieux me préparer à la suite.
Et alors que je ne m’y attendais pas, aux toutes dernières notes de la chanson, une petite lueur éclaire enfin mon ciel sombre : je sens une larme couler lentement sur ma joue gauche.