CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 21

Philippe Esteban

CHAPITRE 21

 

Finalement je suis sorti. Je préfère attendre Benjamin dehors, sur le parking en face de la maison. Le soleil commence à bien taper, comme je te l’ai dit, on va avoir une belle journée.

Il y a une autre raison à cette décision : je ne souhaite pas que Benjamin entre chez toi, en tout cas pas ce matin. J’aurais trop peur qu’il ne devine ce qui s’est passé ici. J’aurais trop peur qu’il me prenne pour un fou.

Je vois sa voiture arriver au bout de la rue. Je m’avance vers le trottoir pour faciliter son demi-tour. Je m’installe sur le siège passager. J’embrasse Benjamin. Sa langue a un goût de menthe. Il connaît bien mes habitudes et mes manies. Il sait que j’aime quand sa bouche prend cette saveur acidulée et savoureuse. Il est vêtu de noir de pied en cap, lui aussi.

Je garde ma main sur son genou. Il la caresse avec ses doigts quand il passe les vitesses. J’évite de le regarder tant il est beau aujourd’hui. Je n’ai pas peur de le dire, Benjamin est le premier garçon que j’aie vraiment aimé.

 

-          J’ai appelé chez toi hier en rentrant de la galerie. Ça ne répondait pas. T’as dormi chez tes parents finalement ?

-          Non, ça ne risque pas. J’ai dormi chez  Stéphane. Je n’avais pas envie de rentrer chez moi.

-          Ah bon? J’aurais cru que tu serais venu à la maison …

-          Oui j’aurais pu… Ça peut te paraître un peu con, mais je voulais passer cette nuit avec mon frère…enfin tu comprends ce que je veux dire...

-          Enfin, je comprends surtout que c’était symbolique de dormir ici. T’as couché dans ta chambre ?

-          Non, dans la sienne.

-          C’est bien ce que je pensais… Ce n’est pas ça qui va le faire revenir Raphaël…

-          Je sais, c’est bon…

-          Elles sortent d’où ces fringues ? Je ne t’ai jamais vu avec…

-          Elles sont à Stéphane…

-          D’accord, et laisse-moi deviner… Elles ne sont pas propres du jour ?

-          Non, il a dû les porter lundi ou mardi…

-          J’ai connu des mecs qui poussaient le fétichisme très loin ; mais toi, t’es hors concours…

-          Bon, Benjamin, si ça ne te dérange pas, j’aimerais qu’on passe à autre chose. Alors pour anticiper des questions : oui, j’ai dormi dans le lit de mon frère la nuit dernière, et oui je porte ses fringues et ses pompes.

-          D’accord… Sinon, comment tu te sens ce matin ?

-          J’ai plutôt bien dormi, pour le reste, difficile de répondre. J’enterre quand même mon frère aujourd’hui…

-          Hmm, bien sûr. Si t’as envie de parler, tu sais que je suis là.

-          Je sais que tu es toujours là, Benjamin…

-          Tu veux que je mette la radio ?

-          Ouais, mets un peu de musique. Si t’as un CD sympa dans le chargeur, ce sera encore mieux.

-          Au choix Alannis Morissette, Sheryl Crow, Belinda Carlisle ou Heart. Des compils maison…

-          Heart, ça ira très bien. Y’a Bad Animals, dessus ?

-          Of course ! Pour qui tu me prends ?

-          Allons-y pour Heart alors !

Je reprends la route de l’hôpital pour la quatrième fois en trois jours. J’ai l’estomac noué quand je repasse devant les urgences. Je détourne les yeux pour penser à autre chose, mais sans réelle conviction. Je me revois devant la jeune fille blonde, j’entends encore ma voix de crétin… C’était le début, je pensais à ce moment là que c’était papa qui était mort.

On arrive les premiers à la chambre funéraire. Elle n’est pas encore ouverte. J’ai envie de fumer, mais je n’ai plus de cigarettes et je n’ai pas pensé à demander à Benjamin de s’arrêter pour en acheter.

Il y a quatre employés des pompes funèbres dehors. Ce sont eux qui vont certainement porter ton cercueil. Ils sont tous habillés pareil : costume noir strict, chemise blanche, et une casquette, qu’ils portent pour l’instant à la main, tout comme leurs gants de cuir noir. Leurs chaussures vernies brillent avec les reflets du soleil. Ils se sont installés près du corbillard, il y en a un qui fume. Je lâche une seconde la main de Benjamin pour aller vers un des croque-morts.

 

-          Bonjour, vous auriez une cigarette, s’il vous plaît ?

-          Oui, bien sûr. Camel ? Ça vous va ?

-          Oui, merci. Je ne vais pas faire le difficile… Vous êtes là pour les funérailles de Stéphane Guillet ?

-          Oui, c’est ça. C’est à dix heures et demi à l’église St Mathieu.

-          Oui, je sais. Stéphane Guillet c’est mon frère…

-          Oh désolé… Toutes mes condoléances.

-          Je vous remercie…

Je retourne vers Benjamin. Il me serre fort contre lui pour me donner du courage. Je lui caresse la nuque comme il aime. Nous attendons main dans la main que la chambre funéraire ouvre. On doit être en train de te préparer.

Les employés des pompes funèbres entrent enfin. Nous les suivons.

Si tu savais comme j’ai peur... Mes doigts se crispent dans la paume de Benjamin. J’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer.

La porte de la salle 6 est ouverte, il y a des plantes en pot à l’entrée.

Ton cercueil est caché derrière un paravent. Tu n’es pas encore visible. Ça va me permettre de me conditionner avant que je ne te voie  pour la dernière fois.

Papa et maman viennent de nous rejoindre dans la salle. Nous nous embrassons en silence.

Ils ont le visage défait, les yeux déformés par leurs larmes… alors que les miens restent désespérément secs.

Nadège les suit de près. Je me sens observé, alors que ma colère commence à monter.

Cette salope ne va pas me gâcher mes ultimes instants avec toi.

Elle vient pour me dire bonjour. Je la repousse et je la vire de la salle.

 

-          Je peux savoir ce que tu fais là ?

-          Bonchour d’abord…

-          Je n’ai aucune envie de te dire bonjour…

-          Et en pluche t’es mal poli.

-          Je t’emmerde Nadège… Tu n’es pas la bienvenue ici. Alors je vais te demander de foutre le camp. On n’a pas besoin de toi.

-          T’es vraiment qu’un chalaud ! Et puis t’aurais pu éviter de mettre les vêtements de ton frère che matin. On dirait que tu fais tout pour me faire de la peine…

-          Quelle perspicacité ! T’es aussi douée quand tu mènes tes instructions ?

-          Tu ne l’emporteras pas au paradis tout che que tu me fais…

-          Je m’en tape… De toute façon, c’est toi qui as tué mon frère… et tu oses revenir ici après ce que tu lui as fait ?

-          Non mais t’es malade ?! Ch’est quoi ches conneries !

-          Pour moi t’es responsable de sa mort… Parce qu’offrir du Delerm et du Bruni à quelqu’un, c’est de l’homicide volontaire avec préméditation. Faut pas chercher plus loin ce qui lui a provoqué son hémorragie cérébrale.

-          Cha  ne me fait pas rire du tout !

-          Je n’avais aucune intention de te faire rire… Viens avec moi deux minutes dehors, j’ai quelque chose à te faire écouter…

-          Qu’est-ce que ch’est ? Encore une de tes conneries ?!

-          Tu verras bien…

Je sors le dictaphone de la poche intérieure de ton manteau et presse la touche PLAY. Elle entend ta voix, elle se met à pleurer au début, puis son visage se ferme à mesure que le message avance. Ca y est, elle a entendu la nouvelle. Elle blêmit. Je frémis… C’est tellement jouissif de la voir comme ça.

 

-          Je pense que tu as compris le message… Fanou allait te larguer… Tout est dit… Maintenant, tu dégages, tu n’as plus rien à faire ici. C’est réservé à la famille et aux amis : tu n’appartiens à aucune des deux catégories. Encore une chose avant que tu disparaisses, ce que tu as fait avec le prêtre, c’est tout simplement dégueulasse. Tu me dis que je suis un salaud, et sur ce point tu as raison. Avec toi, je prends même un malin plaisir à l’être ; mais toi tu es encore pire que moi. Tu ne respectes rien, pas même les dernières volontés de mon frère, car n’oublie pas Nadège, avant d’avoir été ton copain, Fanou était avant tout mon frère : on a le même sang qui coule dans nos veines. Et ce n’est pas une juge d’instruction frustrée de ton espèce qui va foutre le bordel dans ma famille. Tu as déjà fait assez de mal comme ça ! Je n’ai pas le droit de t’interdire d’assister aux obsèques, mais dans la chambre funéraire, tu es persona non grata. Voilà, j’ai perdu assez de temps avec toi ce matin. Je dois aller dire au revoir à mon frère…

Je pars en lui tournant le dos, sans répondre à ce qu’elle me dit. Je ne l’écoute pas. Je crois qu’elle me menace. Pauvre fille…

Quand je retourne dans la chambre funéraire, je retrouve Benjamin avec papa et maman.

Le paravent a été retiré. On a posé un gros bouquet de lys dans un vase sur une table près du cercueil. Je prends une fleur et je respire son parfum enivrant. Je donne la main à Benjamin et nous nous recueillons tous les deux en silence devant toi.

Maman s’avance d’abord, c’est dans la logique des choses. Elle est impressionnante dans ses vêtements noirs. Ses cheveux sont libres, et ils tombent en cascade sur ses épaules. Je pensais  qu’elle aurait fait un de ses chignons stricts pour l’occasion. Elle est tout près du cercueil, et elle dépose une fleur sur tes mains croisées. Elle embrasse tes joues, te caresse le front. A quoi peut-elle penser en s’éloignant de ton cercueil ? Quels souvenirs lui reviennent à l’esprit ? Quelle est la profondeur de la peine qu’elle exprime dignement ? Je n’aurais pas l’impudeur d’essayer de m’immiscer dans son âme pour le savoir.

Papa pose un lys contre ta poitrine. Il prend tes doigts dans ses mains et les embrasse. Il te trace une  croix du gras du pouce sur ton front, et se signe avant de s’éloigner.

Là encore, sa froideur apparente relève du mystère. Il a certainement beaucoup pleuré ce matin. Il s’éloigne à son tour, le dos voûté, comme le mien. J’ai vraiment tout en commun avec lui… physiquement parlant, j’entends.

Je laisse Benjamin passer avant moi. Je le sens gêné. Il doit avoir l’impression de ne pas être à sa place. Quel est son rôle dans notre famille au moment où il se fige à tes côtés ? Il t’a peu connu. Les relations entre vous deux au départ n’ont pas été faciles, mais je crois que vous avez appris à vous apprécier au fil du temps. Benjamin n’a jamais eu un mot contre toi, une colère, un agacement. Tu étais plus virulent parfois, sans doute par jalousie et par peur. Je le comprends, j’ai fait pareil avec Nadège ; à la seule différence qu’elle,  je l’ai toujours haïe au plus profond de mon âme.  Benjamin pose une troisième fleur contre ta poitrine. Il ne te touche pas, il ne t’embrasse pas non plus. Il se recueille simplement devant toi, en te regardant fixement. Dieu sait ce qui doit lui traverser l’esprit en ce moment… Vous aviez le même âge, vous avez sans doute vécu les mêmes choses. Peut-être se sent-il plus mortel ce matin, plus vulnérable ? Peut-être pense-t-il à moi ?

 

C’est maintenant mon tour. Je demande à papa, maman et Benjamin de sortir et de fermer la porte derrière eux. J’ai besoin d’être vraiment seul avec toi maintenant.

 

Voilà… C’est notre dernier face à face.

P’tit frère, je ne sais pas quoi te dire. Laisse-moi te regarder d’abord.

C’est dur d’être de nouveau là, plus dur qu’hier en fait. Je ne sais pas ce qui me terrifie le plus, le bois de ton cercueil ou le fait de te voir allongé dedans.

Tu as déjà changé depuis hier matin. On t’a remaquillé le visage, entre nous, c’est franchement raté. Ton teint est devenu cireux, jaunâtre, il ne reste plus rien de tes traits endormis. Tu ressembles vraiment à un mort maintenant.

Je porte toujours ma fleur de lys contre mon cœur, j’attends quelques secondes pour la poser entre tes mains jointes. On dirait que tu pries… Ce serait bien la première fois.

Je dépose le lys, je suis tout près de toi. Stéphane, j’ai mal.

Je prends tes mains dans les miennes, jamais je n’aurais imaginé être capable de toucher un mort. Mais tes mains, je les ai souvent prises, souvent serrées, souvent sollicitées. Il fallait que je les touche une dernière fois. Je caresse tes doigts, longs, et si fins, tellement différents des miens.

J’approche mes lèvres des tiennes, et je les embrasse. Elles sont dures et froides, comme tes mains. Leur pulpe charnue s’est aussi figée dans la mort. Ta bouche a une odeur de formol ou de produits chimiques. Ça me rappelle celle de la salle d’autopsie. J’embrasse tes joues également, et je les caresse du bout des doigts. Je passe ma main dans tes cheveux pour essayer de les recoiffer.

Je hais ce silence qui nous entoure. Je hais la froideur de ton corps dans ce cercueil. Je hais le fait que tu ne me parles pas, que tu ne me répondes pas.

Je lance un long soupir douloureux qui me tire une nouvelle larme, et que je laisse tomber sur ta joue, sans l’essuyer. Elle est précieuse celle-là, je la retiens depuis plus de vingt ans. Elle est pour toi, rien que pour toi, en plus des mots que j’aimerais te dire, mais que je ne parviens pas à prononcer. On avait encore tellement de choses à faire tous les deux, tellement de choses à vivre… J’aimerais pouvoir rester avec toi et te parler, mais tu vois, tout se bloque en moi. Tu m’impressionnes, même dans la mort.

Je m’éloigne du cercueil et je reste prostré devant toi à te regarder dans ton sommeil de mort.

Il faut que je parte. On m’attend dehors, et puis il y a des horaires à respecter. Je sors à reculons, sans te tourner le dos et je te fais un petit signe de la main, discret, comme quand on se quittait.

Au revoir mon frère, au revoir mon ange… Prends soin de toi, où que tu ailles, où que tu sois, et sache que je serai toujours là, quoi qu’il arrive. Je penserai à toi… toujours.

 

Derrière la porte d’autres personnes attendent pour venir te dire « adieu ». Je leur cède ma place devant toi. En fait, j’ai uniquement prévenu les membres de ta famille de cœur de l’heure de la fermeture du cercueil. Les autres, je ne voulais pas les voir ici. Ça va encore être ma fête, je le sens.

Je commence à recevoir quelques condoléances, des étreintes de soutien.

Kelig est en état de choc après t’avoir vu. Il tombe dans mes bras, en pleurant comme un gosse. Gwen sort immédiatement de la chambre funéraire pour aller fumer dehors.

JB me fait signe qu’il ne peut rien dire. Il m’embrasse lui aussi, perclus de chagrin.
C’est affreux de les voir tous comme ça, alors que je reste stoïque, presque insensible devant eux.

Pierrick, Arnaud et Laurent se sont déplacés aussi. Le cercle d’hier se reforme, dans un silence religieux, un silence de mort. Les mots seraient de toute façon inutiles. Ils gâcheraient tout, ils seraient en-deçà de ce que nous ressentons vraiment en ce moment.

 

On nous demande de sortir maintenant, car on va procéder à la fermeture du cercueil.

Quelqu’un me tire de force, alors que je m’accroche à la poignée de la porte pour ne pas te laisser. On veut me faire sortir, mais je refuse. J’entends qu’on pose le dessus du cercueil. J’entends les vis que l’on serre pour le sceller. Tu es maintenant dans le noir. Jamais plus je ne reverrai ton visage, sauf sur des photos, sauf dans mes souvenirs.

Aujourd’hui, Fanou, je t’ai embrassé pour la dernière fois.

 

Je suis dehors, entouré, protégé, pour que je ne fasse pas de bêtise. Je me sens sur une corde raide, prêt à tomber du mauvais côté.

Un des employés des pompes funèbres demande si quelqu’un veut monter dans le corbillard pour t’accompagner pendant le trajet.

 

-          Raphaël… Tu viens avec nous ?

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