CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 22-23-24 & 25

Philippe Esteban

CHAPITRE 22

 

 

Je descends de la voiture, laissant Benjamin trouver une place pour se garer. Il me dépose devant le parvis de l’église. Il y a déjà beaucoup de monde qui attend dehors.

Je tente de m’approcher du corbillard le plus discrètement possible pour rejoindre papa et maman. On se retrouve en silence, à quelques pas de toi. Le sol est couvert de bouquets, de plantes, de couronnes funéraires, de compositions florales.

Ton cercueil vient d’être sorti du corbillard et déposé sur des tréteaux. J’ai toujours autant de mal à croire que tu sois dans cette boîte de bois verni. Je ne m’y ferai jamais.

On te recouvre d’une brassée de lys, comme tu l’avais demandé dans tes dernières volontés.

Je reste à l’écart près de toi, alors que Benjamin me rejoint. Je n’ai pas envie de me mêler au reste de la famille, pas encore en tout cas.

 

Tu vas être content, tous tes « amis » ont fait le déplacement. Les vautours ont revêtu leurs habits de fête, tout va bien. André et Eliane traînent la tante Denise à ses énièmes funérailles. Je lis un air de lassitude dans ses vieux yeux chassieux.

André oscille entre un air apitoyé et gourmand. Il papillonne, il vibrionne… Tu penses… Un enterrement, c’est du pain béni pour lui. L’écume au bord de ses lèvres doit frémir, ou bouillir.

Sainte Eliane a sorti sa tenue de Florence Nightingale, ou de mère Térésa, au choix. A la voir, on dirait presque qu’elle aspire à la canonisation. Et vas-y qu’elle serre hypocritement papa et maman contre son maigre sein. Je regrette de ne pas pouvoir sortir la boîte à gifles. Je t’avoue avoir la main qui me démange.

Ton parrain est là, lui aussi… se plaignant ostensiblement de ne pas avoir été informé de l’heure de la levée du corps. Il m’accuse, à mots couverts, sans me nommer - mais il faudrait être con pour ne pas me reconnaître dans le « on » qu’il utilise pour parler de moi -  de l’avoir empêché de te rendre un dernier hommage.

 

Kelig, Gwen, JB avec Bertrand nous rejoignent avant d’entrer dans l’église. Cela me permet de ne pas aller dire bonjour au ramassis de connards qui s’est concentré sur la petite place en face du parvis. Tous les cérébraux sont là, inutile de te faire la liste. Tu sais exactement de qui je parle.

Je profite d’une espèce de cordon de sécurité pour rejoindre papa et maman et me placer juste derrière ton cercueil, que l’on porte maintenant à l’intérieur de l’église.

Je me suis mis entre papa et maman, et nous entrons en nous donnant la main, sans rien dire, au son d’une musique religieuse à l’orgue. Du Bach

C’est la seule concession que j’ai accordée au prêtre. Tu n’avais donné aucune instruction sur la musique de début et de fin de messe. J’avais bien pensé au Canon de Pachelbel, mais je ne sais pas si tu aimais ce morceau… Il y avait bien aussi Ma Vltava, de Smetana… là aussi j’ai eu peur que ça fasse plus musique de documentaire sur l’Holocauste que funérailles.

 

L’église est littéralement bondée. Je n’imaginais pas qu’autant de personnes viendraient à la cérémonie. D’autant plus que pour la plupart, elles ne te connaissaient pas, ou si peu. La famille est là, bien sûr, même si honnêtement, je me serais bien passé de la présence de certains ; les potes, des collègues de travail de papa, les élèves de l’école de danse, des voisins … Certains se sont mis debout au fond de l’église et attendent que tout le monde ait pris place sur les bancs de bois. Je remarque mon proviseur, avec Cerbère à ses côtés … Un ou deux collègues, dont je ne connais même pas le nom, et une délégation d’élèves.

Ton ex belle famille est là au complet, avec Nadège et ses frangines. Elle a bien essayé de venir s’asseoir dans le carré familial ; mais cette fois, c’est papa qui lui a demandé de s’installer ailleurs.

Les parents de Benjamin sont tout près de moi. Je leur lance une espèce de sourire gêné. Ça me touche quand même qu’ils soient venus de si loin pour toi.

 

Je regarde autour de moi dans cette église. C’est là que tu as été baptisé, c’est la qu’aura lieu ta dernière cérémonie religieuse. Les petites lumières des cierges votifs éclairent les nombreuses chapelles de prières.

Nous sommes assis sur le côté de l’autel : papa, maman, Benjamin et moi. Derrière nous, la famille proche. On a encore failli frôler l’incident diplomatique avec ton abruti de parrain, qui ne voulait pas  que Bertrand se joigne à nous. Jean-Yves l’a très vite calmé, et finalement, tout est rentré dans l’ordre.

 

Les croque-morts, qui attendaient que tout le monde soit entré dans l’église, viennent de déposer ton cercueil sur le catafalque, sur les mêmes tréteaux asymétriques qu’à la morgue.

Ils disposent des plantes en pot tout autour, comme pour le décorer.

Maman me tient encore la main fermement. Elle a gardé ses lunettes noires depuis sa descente du corbillard. Mais tous les quatre, nous restons tête baissée, à regarder le sol.

Impossible pour moi de soutenir la vision de ton cercueil dans l’église.

Papa fixe le bout de ses chaussures, je me concentre sur les jointures des grandes dalles de pierre à mes pieds. Benjamin me serre la main très fort.

 

Le prêtre commence enfin son homélie. Il résume ta vie pour ceux qui ne te connaissaient pas. En réalité, il ne fait que lire un texte que je lui ai remis, et qu’il a un peu remodelé en ajoutant des références bibliques ça et là. Visiblement, tous les passages mentionnant ta « femme » ont été effacés, comme je l’avais demandé.

Au bout de quelques minutes où il a dressé ton panégyrique, le silence se fait… et quelques notes de musique brisent la solennité de l’église.

 

 

 

 

CHAPITRE 23

 

 

Tu avais décidé qu’on entendrait d’abord Balcony Scene, un morceau de la bande originale de Romeo + Juliet, la version moderne de Baz Luhrman.

Tu as tenu ta promesse. Ce n’est quand même pas innocent comme choix. Ça me rappelle beaucoup de choses…

 

C’était un jeudi soir, et bien entendu, tu avais passé la soirée à la maison. Je venais de recevoir le DVD de Romeo + Juliet, et toi,  en gros balourd que tu pouvais être parfois, tu ne voulais pas  le regarder. Tu t’étais foutu de la gueule de Di Caprio dès les premières scènes, en lançant des commentaires goguenards sur son jeu (excellent d’ailleurs… mais bon, la mauvaise foi et toi…).

J’étais prêt à arrêter le film tellement tu m’énervais ; mais finalement, tes remarques grasses ont cessé, et plus l’histoire avançait, moins tu riais.

Je voyais bien que tu étais troublé : avec toi, il y avait des signes qui ne trompaient pas. Tu as pris un des coussins du canapé et tu as commencé à le serrer contre ta poitrine. Après, tu as retiré tes chaussures et tu as ramené tes genoux sous ton menton. Ça voulait dire en langage Fanou : danger, quelque chose de grave va arriver. Quand tu t’es mis à plisser le front, je n’ai plus douté une seconde. Dernier détail qui avait son importance, tu as commencé à te masser la plante des pieds et les orteils. Je te regardais, amusé. Entre nous, tu faisais moins le fier qu’au début du film.

 

-          Qu’est-ce qu’il y a Raphaël ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

-          Mais y a rien. Et puis je te regarde comment ?

-          Ouais, ouais, tu sais très bien ce que je veux dire. Tu me regardes … comme j’aime pas que tu me regardes.

-          Avec ça on est bien avancé…

-          Bon allez, tais-toi … Ça commence à devenir intéressant…

Au moment où Roméo rencontre Juliette près de l’aquarium géant chez les Capulet, il y a une chanson qui passe en fond sonore, pour devenir un peu plus forte, à mesure que la caméra fait un travelling avant sur la chanteuse. C’est une chanson interprétée par Des’ree qui s’appelle Kissing you. Je t’ai vu avaler ta salive, déglutir de plus en plus souvent, te frotter les yeux, soupirer aussi. Tu vivais cet instant intensément, sans calcul, ni retenue. Je n’étais plus dans la pièce avec toi ; mais tu semblais avoir traversé l’écran pour te joindre aux personnages. Tu étais hypnotisé par le film et sa musique. Jusqu’à la scène où Romeo embrasse Juliet sous son balcon avant de rentrer chez lui, tu n’as pas cillé une seule fois. Le monde extérieur n’existait plus. Tu vivais à Vérone. Tu étais Roméo.

Quand l’histoire a enchaîné sur le plan suivant, tu as arrêté le DVD et tu m’as regardé droit dans les yeux. Tu étais touchant. Tu pleurais presque.

 

-          Waouh… C’est pas humain tout ça. Ca va pas de me faire des coups pareils ? Tu veux ma mort ou quoi ?

On n’a jamais vu la fin du film ce soir-là. Je ne sais plus combien de fois tu as repassé la scène de la rencontre et du balcon, je crois même que tu t’es endormi devant l’écran. Pour ma part, j’avais capitulé depuis longtemps, et j’étais parti me coucher.

 

Bien entendu, tu as acheté le DVD dans la foulée, puis la bande originale du film, et pour finir, un album du compositeur Craig Armstrong : The Space Between Us.

Au bout de quelques jours, tu connaissais déjà par cœur le texte entier de cette scène, en anglais shakespearien de surcroît, jusqu’à reproduire dans les moindres détails et les moindres souffles, le jeu de Di Caprio et de Claire Danes.

 

Fin du premier épisode…

Une nuit, alors que je te ramenais chez toi après un dîner chez Arnaud, tu as mis le CD de Craig Armstrong dans l’autoradio. Je me souviens qu’il faisait bon dehors et que je roulais la fenêtre ouverte. Tu avais un peu bu, et tu délirais sur la musique en me disant ce que chaque morceau t’inspirait. Tu ne voulais pas rentrer te coucher, et tu m’as demandé de continuer à conduire. Tu étais même prêt à me payer l’essence si je devais en manquer.

C’était un vendredi, il n’y avait que nous deux sur la route à cette heure avancée de la nuit. Le ciel était bien étoilé et au bout d’un moment, tu as arrêté de parler pour écouter la musique.

 

J’ai conduit jusqu’au Mont Saint Michel. Entre temps, on avait passé le disque deux fois.

On a dormi tous les deux dans la voiture. J’avais sorti la couverture que je garde toujours dans mon coffre au cas où, et on s’était blotti du mieux qu’on avait pu en inclinant les sièges.

La voiture était garée à l’entrée du parking et j’avais peur que la marée monte trop vite. J’ai somnolé plus que j’ai dormi, et pourtant, c’est toi qui m’as réveillé au moment où le soleil se levait sur l’abbaye.

On avait parlé de ce projet quelques années auparavant, sans pour autant le réaliser. Il a fallu l’aide de Shakespeare, pour qu’il prenne corps un matin de juillet.

Sur le chemin du retour, après avoir pris un petit-déjeuner dans un café, tu m’as parlé pour la première fois de ta mort.

 

-          Raphaël, si je meurs avant toi, je veux que tu passes Balcony Scene, pendant la cérémonie religieuse.

-          Si c’est ce que tu veux… Je le ferai…

-          Tu prendras la version instrumentale. Comme ça tu te souviendras de cette nuit où on a attendu que le jour se lève sur le Mont Saint Michel.  Tu sauras que cette musique sera associée à ce moment, et que surtout qu’on aura vécu ça ensemble, seulement toi et moi…

Le piano commence en solo et répète les mêmes notes pendant à peu près une minute.

Puis les cordes prennent le relais… Deux minutes trente-cinq…

Une seconde série de cordes, plus graves cette fois. La musique monte en puissance, tout en restant d’une grande douceur solennelle.

L’amour de Romeo et Juliette commence à balbutier pour prendre son envol… Quatre minutes quarante…

Une dernière grande envolée de cordes pour annoncer la fin du morceau.

Tu avais repéré le son presque imperceptible d’une petite cloche et la voix de Juliette qui murmure avant de retourner se coucher :

 

Parting is such sweet sorrow

That I shall say good night till it be morrow…

Je ne sais pas comment peuvent réagir les personnes présentes dans l’église ce matin. Sans doute trouvent-elles ce morceau de musique beau et poignant. Mais personne, hormis toi et moi ne sait  ce qui se cache derrière ces notes.

Je vois quelques mouchoirs sortir des poches des vestes ou des sacs à main.

Pour ces gens, comme pour moi désormais, Balcony Scene sera aussi associé à ce matin du 16 mai 2003, dans une église baignée par les rayons du soleil qui traversent les vitraux et la rosace colorés.

Ce sera aussi le dernier jour où nous pourrons écouter ce morceau ensemble.

 

 

 

CHAPITRE 24

 

 

Le prêtre remonte dans sa chaire et annonce le texte sur l’amitié, une de tes vertus principales.

Il invite Arnaud à monter le rejoindre.

Il se lève de son banc, avance d’un pas hésitant vers le maître autel. Il passe juste à côté de ton cercueil, sans le regarder. La feuille de papier qu’il tient sans sa main tremble alors qu’il la pose sur le pupitre. J’ai eu le temps de reconnaître son écriture si particulière, qu’il trace toujours en majuscules, au feutre noir épais…

 

Quand Raphaël, le frère de Stéphane m’a demandé si je voulais bien écrire un texte pour la cérémonie religieuse, j’ai été un peu surpris. Puis il m’a expliqué que c’était Stéphane lui-même qui en avait émis le souhait dans ses dernières volontés.

Ça m’a ému qu’il pense à moi pour parler de l’amitié. Car pour ceux qui ne le connaissaient pas, et ils semblent nombreux aujourd’hui, Stéphane était l’incarnation de l’amitié.

Quand je l’ai connu, il devait avoir 14 ans. On avait formé un groupe de rock avec Raphaël, Laurent et Pierrick, et Stéphane assistait à toutes nos répétitions. On jouait dans le sous-sol des Guillet… Il faut dire qu’ils avaient de la place et surtout, ce sont les seuls qui ont accepté qu’on installe durablement une batterie dans leur garage… Quand je parlais d’amitié avec Stéphane, il était à bonne école.

On jouait et il nous regardait, sans rien dire. Sans même qu’on lui demande, il allait nous chercher à boire, ou à manger pendant les répétitions… Un vrai petit attaché de presse… Il avait cette capacité à toujours tout anticiper.

Pendant longtemps il a été notre seul public. On jouait pour lui et il avait l’air d’apprécier.

On était loin d’être le meilleur groupe du monde, mais je ne sais pas pourquoi, on était toujours motivé pour jouer devant ce petit gamin qui nous regardait avec admiration.  Ça flattait notre ego…

Un jour, pendant une pause, il est resté au sous-sol et je suis redescendu chercher quelque chose dans ma veste. Et là, je vois le petit Stéphane avec le micro de chant de son frère à la main, les yeux fermés, à chanter à voix basse un de nos morceaux.  Il connaissait toutes les paroles par cœur, parfois mieux que Raphaël. Il ne m’a pas entendu descendre et quand il a rouvert les yeux, et qu’il m’a vu, il s’est mis à rougir. Le pauvre, il avait honte. Il m’a fait promettre de ne rien dire aux autres. Mais à ce moment-là, je lui ai demandé s’il voulait faire partie du groupe. On en a discuté tous les quatre, et finalement Stéphane a remplacé son frère au chant. Comme c’était le plus jeune de la bande, il est devenu notre mascotte.

Avec les années, on a été obligés d’arrêter de jouer ensemble, mais nous sommes restés très soudés et tout ça grâce à lui.

Il n’oubliait jamais d’appeler pour les anniversaires ou pour la nouvelle année…

Il m’a même téléphoné de Suède quand il a su que j’avais décroché mon premier emploi. Il était comme ça Stéphane. On pouvait l’appeler à trois heures du matin pour un coup dur, et une demi- heure après il était là, et avec le sourire en plus. Si vous aviez la chance de faire partie de ses amis, il vous donnait tout, sans compter, sans calculer, et il n’attendait rien en retour.

Comme beaucoup d’entre nous aujourd’hui, je n’arrive pas à croire qu’il  soit dans cette boîte, et que je doive parler de lui au passé. Il sera toujours vivant dans mon cœur.

Pour moi, Stéphane, et je m’adresse directement à toi, parce que peut-être que tu m’entends là où tu es… c’est pas possible que tu sois parti.

Quand je parlerai de toi plus tard, j’aurais que des bons souvenirs à raconter.

Je n’oublierai jamais ton rire, ton sourire, ta bonne humeur et surtout ta gentillesse.

Je parle en mon nom, mais aussi en celui des anciens du groupe… En te perdant, Stéphane, on a perdu plus qu’un ami. C’est ce qu’on pense tous les trois… Pierrick, Laurent et moi.

Je pense  aussi très fort à tes parents, et surtout à ton frère…

Au revoir p’tit gars.  On t’aimait tous. 

La voix d’Arnaud s’étrangle, il ne peut pas lire les dernières lignes de son texte.

Franchement Stéphane, je ne supporterais pas qu’il en dise plus…

C’est au-delà de mes forces.

Arnaud descend vers nous, il embrasse maman, puis papa et enfin se jette dans mes bras en larmes. Je ne sais pas quoi faire.

Quand il desserre son étreinte, j’essuie ses larmes sur ses joues.

Je ne peux lui dire que « Merci de l’avoir autant aimé… »

CHAPITRE 25

 

 

Déjà un texte de passé. A ce rythme-là, je ne sais pas si je vais terminer la cérémonie. J’aurais dû demander à Arnaud de me montrer ce qu’il avait écrit. Je ne pense pas que j’aurais censuré quoi que ce soit, mais au moins j’aurais pu anticiper le choc de ses phrases.

C’est ignoble ce que tu me fais vivre ce matin, cette mise en scène de tes funérailles. Tu les avais souhaitées ainsi, solennelles et pesantes. Tu ne dois pas être déçu…

 

JB monte au pupitre pour parler de tes relations avec la famille.

Lui aussi, je le sens fébrile, surtout avec les yeux de son père braqués sur lui comme des fusils d’assaut. Chacun de ses mots va être analysé et disséqué, dans l’unique but, sans doute, de chercher la polémique. Mais s’il doit y avoir un scandale, ce sera certainement mon texte qui le provoquera.

Comme Arnaud tout à l’heure, il ne regarde pas ton cercueil, ni même l’assistance. Il se tient droit, les mains tremblantes, et dans un toussotement discret, il s’éclaircit la voix…

 

Pour ceux qui ne me connaissent pas, je m’appelle Jean-Baptiste, et je suis le cousin de Stéphane. Quand j’ai appris que dans ses dernières volontés, Stéphane a souhaité que j’écrive un texte sur la famille, j’ai été très surpris. C’est paradoxal d’avoir à parler d’une notion, qui lui était aussi abstraite. Parler de la famille pour Stéphane, cela revient à demander à un athée de discuter religion, ou à un fasciste de disserter sur l’égalité des races. Ça n’a pas de sens.

Je ne choquerai personne en disant que Stéphane avait plus d’affection pour ses amis proches que pour certains membres de sa propre famille. Ce serait hypocrite de penser qu’il aimait tout le monde, loin de là.

Sa mort me frappe de plein fouet, car nous avions le même âge. Il était mon aîné de sept mois pile. C’est un pan entier de ma jeune existence qui s’en va avec lui…  On a fréquenté les mêmes écoles, les mêmes classes, jusqu’à la terminale. Sans aucune prétention de ma part, je dirais que Stéphane et moi, nous avons toujours eu une relation privilégiée. Je passais toujours mes vacances scolaires avec lui et Raphaël. Une grande complicité nous a unis tous les trois.

Stéphane a toujours eu un sens très aigu de la famille… mais de sa propre famille. Il avait remodelé son arbre généalogique dont il avait volontairement scié certaines branches gênantes, voire pourries pour lui…

Au fil des années et des événements, il avait exclu certains membres de sa famille de sang, qu’il jugeait médiocres, idiots ou insignifiants. Je ne suis pas là pour citer des noms, mais je constate, à la vue de visages qui se baissent, que les intéressés se sont reconnus.

Stéphane pardonnait souvent, certes, mais il n’oubliait jamais. Si on le trahissait d’une façon ou d’une autre, vous n’existiez plus pour lui, famille proche ou pas.

Il pouvait avoir la dent très dure quand quelque chose ne lui plaisait pas, ou quand quelqu’un se comportait mal. Ça lui a valu pas mal de punitions et d’excuses à présenter.

Comme l’a dit Arnaud avant moi, Stéphane était là quand il le fallait, quand les circonstances le justifiaient. Il m’a aidé à un moment très pénible de ma vie, au risque de  se mettre lui-même en danger.

Je profite de l’occasion pour le remercier d’avoir tant insisté auprès de ses parents pour qu’ils m’hébergent quand je suis parti de chez moi à dix-neuf ans ; alors que j’étais persona non grata un peu partout. Merci aussi à toi Raphaël, de m’avoir prêté ta chambre quand tu étais dans ton studio d’étudiant à Rennes. Je n’oublierai jamais ce que vous deux avez fait pour moi tous les deux.

Je sais que Stéphane avait aussi beaucoup d’affection pour ses cousins Kelig et Gwen. Ils auraient parfaitement pu intervenir à ma place. Je suis touché et aussi très ému que Stéphane m’ait choisi pour parler devant vous ce matin.

Enfin, je dois quand même évoquer sa famille la plus proche, ses parents et son frère.

Tout le monde sait que Stéphane s’est souvent heurté à eux, et que ses choix de vie, tout comme ceux de son frère, n’ont pas forcément été du goût de mon oncle et de ma tante. Néanmoins, il leur a toujours témoigné une affection sans borne.

Mais par-dessus tout il adorait Raphaël, son « grand frère », comme il l’appelait … 

Il m’a confié, à de nombreuses reprises, combien il était fier et admiratif devant son frère aîné. Et tout  ceux qui les ont côtoyés, savent que ce sentiment était plus que réciproque.

Bien sûr, je pense à la peine et à la détresse que doivent ressentir mon oncle et ma tante, il ne doit pas y avoir plus grande tragédie que de perdre un enfant, mais je ne peux pas m’empêcher d’être plus profondément triste pour Raphaël.

Je voudrais lui dire qu’il a eu de la chance d’avoir un petit frère comme Stéphane. Je suis fils unique, et j’aurais aussi aimé avoir un frère comme lui.

Voilà, je crois que j’ai tout dit.

Je n’arrive pas à regarder son cercueil, car pour moi c’est impensable qu’il puisse être dedans. Je reprendrai la conclusion du texte qu’Arnaud a lu avant moi, elle est bien meilleure que la mienne.

Je voudrais seulement ajouter et le dire à haute voix, sans me cacher derrière les mots d’un autre : moi aussi Stéphane, je t’aime et tu n’as pas idée combien tu me manques déjà.

Sois heureux là où tu es, et pense à nous, comme nous allons tous continuer de penser à toi… 

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