CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 29 & 30
Philippe Esteban
CHAPITRE 29
Je sors de l’église juste après le Notre Père. Je ne me suis pas signé à la fin de la prière. Je ne l’ai même pas récitée. J’en veux toujours à Dieu. Si un jour il me donne une bonne raison de justifier son acte, je lui pardonnerai peut-être, mais il faudra qu’il soit très convaincant.
Ma bénédiction est brève, presque bâclée. Un rapide jet d’eau bénite sur ton cercueil que je ne regarde même pas et je m’en vais. Benjamin m’accompagne. Il ne veut pas lâcher ma main. D’ordinaire, je lui aurais demandé d’être discret, mais aujourd’hui, je m’en fous. Et tant pis si dès cet après-midi mes élèves racontent au lycée que je suis pédé, ça ne me fait ni chaud, ni froid. De toute façon, je n’ai pas l’intention de remettre les pieds dans cette saleté de bahut.
Cette église m’oppresse par la touffeur de son air moisi. Ma poitrine n’arrive pas à se libérer de l’espèce de carcan qui l’enserre et je respire toujours aussi mal. Et puis, autre prétexte, beaucoup plus valable, j’ai envie d’échapper à tous ces connards qu’on n’aimait pas, et qui commencent déjà à présenter leurs condoléances à papa et maman. Ça m’est vraiment égal ce que l’on peut penser de moi désormais. Je ne suis plus à une provocation près depuis mercredi.
Je demande une nouvelle cigarette à l’un des employés des pompes funèbres et je traverse la rue pour m’installer sur la petite place en face de l’entrée de l’église. Je m’adosse contre un platane. Benjamin reste près de moi. Son soutien silencieux est précieux.
Je regarde les gens sortir ; des visages que je reconnais pour la plupart… la famille proche et les amis, le plus souvent les yeux rougis par les larmes. J’imagine que de t’avoir entendu tout à l’heure a dû leur faire un drôle d’effet.
Didier est soutenu par Pierrick et Laurent. Arnaud marche, les yeux dans le vide, presque hagard, sans savoir où aller. Il y a quelque chose de poignant dans leur tristesse, alors qu’ils n’étaient pas forcément très proches de toi. C’est à ce moment-là que je me rends compte combien tu as pu compter pour nous tous, et combien ton absence va être pénible à supporter.
Kelig et Gwen font bloc, comme d’habitude ; unis plus que jamais dans leur gémellité. Ils se sont peut-être reconnus dans le portait qu’Arnaud et JB ont fait de nous. La force de leur lien utérin m’a toujours fasciné, et j’imagine que ce qui vient de nous arriver à tous les deux va certainement le renforcer.
Jean-Yves et Evelyne quittent l’église ensemble. Que dois-je lire dans le regard vide de notre tante ? Sans doute rien, si ce n’est un néant sidéral, une galaxie de médiocrité, un univers de vide… Sa fille la suit. Je n’avais pas remarqué qu’elle s’était pointée avec sa marmaille, ni qu’elle portait ce bel ensemble moulant panthère avec des bas résille. C’est la tenue idéale, bien sûr, pour un enterrement.
Je remarque que Geoffrey me regarde. Il a toujours son habituel air benoît, mais tu savais aussi bien que moi, qu’il pouvait être vraiment roué quand il le voulait. Je ne sais pas non plus ce que je dois lire dans l’expression figée de son visage asymétrique. Pense-t-il aussi qu’il va avoir trente ans bientôt et qu’il est mortel ? Je dois trop présumer de ses capacités intellectuelles.
J’ai l’impression qu’il ricane, qu’il prend sa revanche sur tous les mauvais coups que tu as pu lui faire, sur toutes les baffes que tu lui as données. Il est là devant moi, quand toi tu gis dans un cercueil… Cherchez l’erreur… Pourquoi lui préserver son inutile vie, quand la tienne t’a été arrachée ? Est-ce ça la fameuse miséricorde chrétienne ? C’est au Royaume des Cieux que les simples d’esprits sont les bienvenus, pas sur terre. Quand on les voit tous, ces espèces d’abrutis, ces parasites qui tournent autour de ton cercueil, on en deviendrait presque eugéniste.
Mon proviseur s’arrête devant moi pour me saluer. Il me dit qu’il savait dès mercredi matin que tu étais mort, mais il a préféré me ménager. Cerbère scrute autour d’elle, accumule des informations et les détails pour faire un compte rendu tronqué de tes funérailles. Je la mets mal à l’aise quand je lui présente mon « épouse »… Je la sens d’un coup très gênée….
Mircea sort la dernière, soutenant papa et maman.
Je vis des instants de grande solitude morale, malgré la présence de tous ces gens autour de moi. Certains te connaissaient, d’autres t’ont découvert ou ont continué de te détester. Il m’est difficile de me mêler à cette foule. J’aurais souhaité me recueillir seul avec toi, ou communier intimement, mais je n’ai pas pu le faire.
Toute cette entame de voyage, je l’ai faite dans ma tête, en puisant dans mes souvenirs pour que je te garde vivant jusqu’à aujourd’hui. J’aurais pu rester plus longtemps avec toi dans la chambre funéraire, quand ton corps a été exposé, mais humainement, c’était un effort que je ne me sentais pas capable d’accomplir. Je ne sais pas quand, ni même comment je vais pouvoir me reposer de tout ce que tu m’as demandé de faire pour que tes volontés soient exaucées, et tes funérailles conformes à ce que tu avais imaginé.
Accéder à tes requêtes, a fait remonter tellement de choses à la surface, des souvenirs de toute sorte, le bilan de trente ans de ma vie passée auprès de toi avec une révélation dont j’avais cryogénisé l’embryon tout au fond de moi. Tu m’as fait ouvrir les yeux, sur l’impensable, sur la teneur presque délictuelle des sentiments qu’on se portait toi et moi.
Le parvis de l’église n’est plus assez grand pour contenir tout le monde. On traverse maintenant pour venir me rejoindre sur ma petite place. Je m’attends à recevoir des critiques sur le déroulement de la cérémonie. Il faut dire que tu as fait fort avec cette idée de passer une chanson sur laquelle tu chantais. On va encore dire que c’est de ma faute et que j’ai voulu me faire remarquer.
Pas besoin de mots avec Roland, en tout cas, pas dans l’immédiat. Je ne sais pas si la haine qui traverse son regard est aussi forte que celle que j’essaie de lui transmettre, mais j’ai l’impression qu’il a du mal à se retenir de venir me frapper. S’il croit que je vais baisser les yeux, il peut toujours se gratter… C’est terminé ce temps-là. L’appel des vautours le fait capituler. Ils se demandent où sont passés papa et maman et me félicitent pour la cérémonie… une des meilleures à laquelle ils aient assistés depuis des mois. A raison d’une par semaine, ils ont matière à comparer…
Oh merde… Il ne me manquait plus que ça… Ton ex abandonne ses parents et ses sœurs pour venir me voir. Au fait, devine ce que tient ton beau père dans ses mains ?... T’as trouvé ?? Bon allez, je te donne la réponse… Sa casquette bien entendu !
J’essaie de faire comprendre à Nadège que je n’ai pas envie de lui parler. Peine perdue, elle se plante devant moi, les yeux rougis soit par la colère, soit par le chagrin.
- Alors, t’es content de toi ? Tu as fais ton show ? Raphaël Guillet en représentachion ? Che dois te félichiter quand même.
- Tu sais manier l’ironie ? Décidément tu m’étonneras toujours … Avoir fréquenté mon frère t’a rendue moins conne. Remarque, on pouvait difficilement faire pire. Tu partais de tellement bas… Faut dire qu’avec tes frangines, t’as pas forcément pu développer ton intellect… Entre Annick qui est présidente du fan de club de Barzotti pour la région Bretagne et Jannick, qui a ruiné en deux jours le copieur high tech de mon frère au cabinet… On ne tape pas dans la catégorie prix Nobel, hein ? Il a eu du mérite Fanou… Ou alors il était devenu maso…
- Parlons-en de ton « Fanou »… Il ne valait pas mieux que toi… Une belle brochette d’enfoirés, voilà che que vous êtes. Quand che penche que ch’ai passé autant de temps avec lui, che me dit que cha n’en valait pas la peine.
- Tu progresses de jour en jour Nadège… Tu ne vas quand même pas devenir perspicace en plus ?
- Tu peux touchours chouer au plus malin, Raphaël, tu ne m’imprechionnes plus. Quand che vois que depuis mercredi, tu n’as même pas verché une cheule larme pour ton préchieux petit frère adoré, cha me fait marrer. Et là, il a fallu que tu paches une chanson de Chtéphane… Tu devais chucher que tu n’avais pas encore fait achez de mal autour de toi. T’es vraiment un pervers… Che plains Benchamin… Che vais le mettre en garde contre toi, lui dire que tu es danchereux, malchain…
- C’est bon ? T’as fini ? T’as déversé ta bile ? Au cas où tu aurais oublié, j’enterre mon frère aujourd’hui… Et je n’ai vraiment pas besoin d’une hystérique pour me casser les couilles. Le contexte me contrarie déjà pas mal… J’ai entendu ce que tu avais à me dire, si l’ambiance n’était pas à la gravité, j’aurais presque rigolé… Mais bon, je me réserve pour une autre fois… Première chose Nadège, si jamais je t’entends redire du mal de mon frère devant moi, et si j’apprends que tu as daubé sur lui, je t’explose la gueule. Là, je ne m’adresse pas à la juge d’instruction car je risquerais des poursuites judiciaires, mais à la pute qui a partagé la vie de mon frère pendant huit mois. Et puis il y a un truc que je voulais te dire depuis mercredi, depuis que j’ai vu ta sale gueule à la morgue… c’est toi qui devrais être à la place de mon frère. Il y a tellement de vivants inutiles, Nadège. Je t’avoue que si c’était toi qu’on enterrait ce matin, au lieu de me recueillir dans l’église, je serais en train de faire la fête tellement je serais heureux de savoir que tu es morte. Ça te donne une petite idée de l’estime que je te porte… C’est con, mais la grande faucheuse a mal fait son boulot… S’il te plaît… Si tu veux parler, tu attends que j’aie fini, d’accord ? Tu n’es pas au tribunal là…
En ce qui concerne la cérémonie en elle-même, je n’ai fait que respecter les volontés de Stéphane. C’est un minimum quand on est bien élevé. Ça ne veut pas dire que j’étais d’accord avec ses choix… Je t’accorde que la dernière chanson était superflue et maladroite… Mais bon, il avait sûrement de bonnes raisons de vouloir que l’on joue cette chanson aujourd’hui.
Enfin, si je ne pleure pas, c’est mon problème et pas le tien… Chacun exprime son chagrin à sa façon et je ne t’autorise pas à me juger là-dessus, ni sur le reste d’ailleurs…
Alors maintenant, tu vas me laicher Nadèche… Ch’ inhume mon frère dans quelques minutes au chimetière… (Oh putain que c’est jouissif de me foutre de sa gueule…) Che te propoche de retourner dans ton bureau et te faire oublier. On t’a achez vu che matin…
Elle croit m’avoir fait mal en me giflant. Mais c’est elle qui se ridiculise…
- Espèche de connard, tu ne vas pas l’emporter au paradis…
J’avais oublié qu’elle était aussi susceptible quand on lui rappelait qu’elle chuintait… Je la chope par le cou et je la plaque contre le platane. Personne ne peut voir que j’enfonce mon pouce et mon index sous son menton. Plus j’appuie, plus elle suffoque, plus elle panique. Je sens battre son sang de plus en plus vite dans ses jugulaires. Son visage s’empourpre… Est-ce que toi aussi tu t’es senti t’étouffer quand tu es mort ?…
- Tu vois Nadège, ça ne doit pas être trop difficile de mourir. Encore trente secondes à ce rythme et tu vas rejoindre Fanou… Mais bon, ça doit déjà assez le torturer d’être mort. On ne va pas non plus lui imposer ta présence… Allez… dégage maintenant.
Il est onze heures trente. La sonnerie de l’école primaire retentit pour annoncer la fin des cours de la matinée. Les enfants sortent ; ce sont des écoliers comme nous l’étions toi et moi. Il y a un garçon d’à peu près dix ans, qui attend un autre, plus jeune et il lui donne la main, sans doute pour aller déjeuner chez eux. Ils se ressemblent, ils doivent être frères… Ca me rappelle nous deux, sensiblement au même âge, quand on rentrait de l’école.
Tu crois qu’ils écoutent aussi la radio en mangeant ? Qu’ils vont jouer dans leur chambre avant de repartir ? Que le grand aide son petit frère à s’habiller quand ils vont à la piscine ?
Mes souvenirs sont déjà si lointains, mais ils ne m’ont jamais paru aussi proches que maintenant. La fêlure commence à devenir plus profonde, la faille qui nous sépare s’élargit. Je sens enfin monter les larmes au plus près de mes yeux.
Je ne sais pas ce qui me retient de traverser la route et d’aller parler à ces deux enfants. J’ai envie de leur dire que c’est mon petit frère qu’on enterre aujourd’hui, alors que je les vois regarder fixement le corbillard. Ils se connaissent pas notre histoire, bien entendu, mais s’ils savaient combien je nous reconnais en eux…
Je brûle de leur dire qu’il faut qu’ils s’aiment et qu’ils se protègent… toujours. Je brûle de leur dire qu’il n’y a rien de plus beau que l’amour d’un frère, car on n’a rien à en attendre en retour… C’est un amour pur, gratuit et éternel…
CHAPITRE 30
Je parcours les quelques mètres qui séparent l’église du cimetière. Benjamin est revenu vers moi. Il avait préféré s’éloigner quand Nadège est venue me parler. Il a pu en profiter pour aller voir ses parents.
Je lui reprends la main. J’ai besoin qu’il me sécurise, qu’il me rassure. Aujourd’hui, c’est moi le petit frère… celui qui a besoin d’aide et de soutien.
Papa et maman se sont avancés à notre niveau, en marge des autres personnes qui forment le cortège.
Les employés des pompes funèbres portent ton cercueil à l’épaule, les mains jointes devant eux. Ils doivent avoir chaud avec leurs gants de cuir. La procession est lente jusqu’à ta tombe.
Je regarde papa et maman et je pense à eux. Je n’aurais pas l’impudeur de leur dire ce qui me traverse l’esprit. J’imagine que pour eux, perdre un enfant, même si leur aîné demeure, doit donner un nouveau sens à leur réalité.
Maman me prend la main. Benjamin préfère s’effacer pour nous laisser tous les trois. J’aimerais le retenir, mais je ne peux pas aller contre sa décision. Papa le rappelle et lui demande de rester avec nous, car c’est là qu’est sa place.
On repose une dernière fois ton cercueil sur les tréteaux métalliques. Les croque-morts retirent leur casquette et se placent à l’écart, au bout de l’allée, en attendant que les condoléances commencent.
Je peux maintenant lire ce qui est écrit en lettres calligraphiées et gravées sur la plaque dorée vissée à ton cercueil…
Stéphane GUILLET
2 Mai 1973 – 14 Mai 2003
Stéphane… Ça me fait bizarre de lire ça. Je t’ai rarement appelé comme ça. Il y a presque quelque chose de curieux, d’insolite à lire ce nom. J’ai l’impression que je parle d’un étranger, d’un inconnu, mais pas de mon petit frère.
Je suis le premier à bénir ton cercueil. Dernière provocation de ta part, tu n’as pas voulu qu’il y ait de sable pour les condoléances au cimetière. Ce sera le goupillon ou rien…
«Au revoir p’tit frère… A bientôt… »
Je susurre ces mots en passant vers toi. Je vais même jusqu’à toucher ton cercueil, malgré ma répulsion et ma phobie.
Je tends le goupillon à Benjamin et je viens me placer devant le caveau de béton à deux places, où je serai enterré avec toi. Il faudra que je rectifie ce point sur mes dernières volontés. Je n’aurai pas de frère fidèle et loyal pour les faire respecter, alors autant être précis et rigoureux.
On sera face à la mer, avec une bonne exposition au soleil la journée. La butte surplombe bien la Manche et on devrait même voir les marées de là. On aura l’horizon en face de nous pour l’éternité, tu te rends compte ?
Je n’ai pas voulu prendre de lunettes noires. Je trouve ça surfait et ridicule. Il n’y a pas de honte à montrer son chagrin.
Mes yeux sont attirés par cette plaque dorée, les rayons du soleil la rendent de nouveau illisible de là où je me trouve.
Le ballet des condoléances commence enfin. La fêlure devient de plus en plus grande.
Je suis encore sous le choc d’avoir vu ces deux enfants à la sortie de l’école. Qui pourrait croire à une coïncidence ? J’y devine un signe du destin, un signe plutôt malin.
Ils ont tout à vivre maintenant ces deux gosses, alors que nous, nous sommes à l’aune de nous séparer pour de bon.
J’avais fait un rêve une fois, après avoir vu le film Ghost. Je ne sais pas si tu te souviens de la fin, quand Patrick Swayze doit rejoindre le monde des morts ? Il y a une scène avec Demi Moore, où ils se tiennent la main, avant que des esprits vêtus de blanc ne viennent le chercher.
Dans mon rêve, on était dans un désert. Le jour commençait à tomber et on regardait le soleil se coucher, main dans la main. A ce moment-là, le sol a commencé à se fissurer entre nous, puis il s’est ouvert. Tu es resté d’un côté de la faille et moi de l’autre et on ne pouvait rien faire pour se rejoindre. L’espace entre nous était devenu infranchissable. On s’est tenu la main jusqu’au moment où nos phalanges se sont séparées pour de bon. Les deux rives s’éloignaient de plus en plus vite. Tu es devenu une ombre. Je t’appelais mais tu ne répondais pas… Quand je me suis réveillé, je me souviens que je pleurais.
Je me sens dans le même état qu’après ce rêve. Il devient réalité, sous une forme différente.
Chaque joue que j’embrasse, chaque main que je serre m’éloigne et me sépare un peu plus de toi.
Je remercie ceux qui me parlent de toi ; souvent avec chaleur, mais aussi parfois avec un froid détachement devant ceux que tu n’aimais pas…
Serge, le fils d’André, venu uniquement pour la cérémonie au cimetière me dit en me regardant droit dans les yeux…
- Tu sais, je l’adorais ton frère…
- Merci, mais c’était loin d’être réciproque. Je pense que t’as oublié le jour où tu l’as cafté à mon père parce que tu l’avais vu fumer en ville ? Lui il l’a toujours gardé en travers de la gorge. Pendant six mois mon père lui a interdit d’aller au judo… A mon avis, s’il était là, je ne suis pas certain qu’il t’aurait sauté dans les bras…
Je ferme aussi souvent les yeux quand la douleur de certains m’est trop insupportable. Elle me renvoie ma froideur et ma dureté de façade. Mircea me dit quelque chose en russe. Kelig a perdu toute pudeur et il s’accroche à moi comme un gosse. Je caresse ses longs cheveux de jais et je le console. Ça me rappelle tellement toi.
Gwen ne montre rien, mâchoires serrées, elle me donne une accolade franche, qui vaut tous les discours.
Impossible d’embrasser JB. Quelque chose passe dans nos yeux, au-delà même d’une simple expression de peine et de chagrin.
L’éprouvant défilé se termine peu à peu. Je sens maman complètement épuisée d’entendre les conneries dont on l’abreuve. Je ne sais pas pourquoi tout le monde fait une fixation sur le fait qu’elle ne sera jamais grand-mère. C’est vrai que c’est bien à balancer aujourd’hui, surtout quand je suis à portée d’oreille. Papa, lui a plus droit à des trucs du genre : « Mon pauvre Jean-Luc, je suis avec toi. Ca doit être affreux de perdre un enfant… »
« Non, non rassurez-vous, c’est super cool de perdre son fils ! Surtout le plus jeune… J’espère remettre ça très vite avec Raphaël… Je vous tiendrai au courant des dates, et après on se fera une méga teuf sur la plage… »
Vraiment, y a de ces cons. Je ne suis pas non plus épargné, rassure-toi. Je pourrais écrire un livre avec les perles qu’on me balance. C’est un peu la synthèse de ce que subissent papa et maman, mais en pire. Y a des carrières de diplomates contrariées dans la famille ! Je ne te fais pas l’injure de te demander de qui vient le morceau de choix dans l’ignominie ?
T’as sans doute deviné …
Je sens que peu à peu mes forces m’abandonnent. Je subis enfin le contrecoup salutaire de tout ce que j’ai encaissé depuis mercredi matin. La tension nerveuse accumulée depuis trois jours maintenant se relâche.
Je commence enfin, avec un peu de retard sur mon programme habituel, à réaliser que tu es enfin mort et que tu vas me quitter.
J’ai encore une dernière de tes volontés à faire respecter. Tu as écrit que tu ne souhaitais pas que papa et maman assistent à la descente de ton corps dans la tombe.
J’ai du mal à le leur faire admettre, mais je pense que pour leur bien, tu as voulu leur épargner ça.
Je les laisse un instant de dire « au revoir » pour la dernière fois.
Je n’assiste pas à leurs adieux. Je les regarde de loin. Ils sont dignes et posés, d’une grande pudeur.
Maman repasse devant moi et m’embrasse. Papa la suit de près. Il me serre aussi fort contre lui.
Ils s’en vont sans regarder derrière eux.
Une page est tournée, enfin plutôt arrachée…
Ça va être à mon tour de te laisser…