CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 3
Philippe Esteban
CHAPITRE 3
Je ne sais plus depuis combien de temps j’ai quitté le lycée. Je ne pense qu’à ces putains d’urgences. Ça m’obsède, ça m’effraie. Finalement, ce n’était pas une si bonne idée que ça de prendre la moto ce matin. J’ai beau avoir mon permis depuis six ans, je ne sais toujours pas comment gérer mon stress dans les moments critiques. Faudrait que je me concentre sur la route, mais je n’y arrive pas.
J’ai encore oublié de rétrograder avant de rentrer dans le rond point, je rattrape la moto comme je peux ; heureusement, la route n’est pas mouillée, sinon je serais déjà par terre.
Et puis, ils commencent à m’emmerder ces ronds-points. Il y en a un tous les deux cents mètres. Quand je ne me fais pas avoir par les giratoires, ce sont les plaques d’égout en plein milieu de la chaussée qui me surprennent. Comme un con, je viens de freiner en plein milieu d’un passage pour piétons recouvert de peinture rouge et blanche. La roue arrière a méchamment chassé, je me demande encore comment j’ai fait pour récupérer la moto. Même quand il ne pleut pas, on a l’impression de conduire sur une patinoire ; mais bon, il suffit seulement de penser à ralentir avant le passage et surtout de ne pas freiner comme un âne sur les rainures.
En plus, je ne prends quasiment jamais cette route, je n’ai pas mes repères habituels. Normalement, je devrais rouler tranquille, sans prendre de risque, sans chercher la performance ; mais il y a quelqu’un qui m’attend aux urgences, et ce n’est pas le moment de traîner. Ca vire encore, et je penche trop dans la courbe, mais je tiens encore debout, ça relève du miracle. Une voiture déboîte juste devant moi, je fais un écart à gauche, heureusement il n’y personne en face, sinon je me serais fait ramasser comme il faut. J’insulte le conducteur, enfin, j’insulte la conductrice, clope au bec et portable vissé à l’oreille. Un bon coup de pied dans sa portière, je me fais un peu mal mais ça soulage. Mon cœur s’emballe, elle m’a fait peur cette connasse. Tu peux toujours me faire des grands signes menaçants derrière ton pare-brise, tu me fais pas peur ; il vaut mieux pour toi que je ne descende pas de la moto, car ça sera pas gratuit, tu peux en être sûre.
Encore quelques hectomètres et je vais prendre la longue ligne droite pour arriver au CHU. Je vais pouvoir me détendre et récupérer un peu, ça me permettra d’assouplir le pilotage avant d’entrer sur le parking. Je réalise que je l’ai quand même échappé belle. A dix minutes près, je tombais sur la sortie des bureaux et des usines et les routes auraient été beaucoup plus encombrées. Comme je roule comme un débutant ce matin, j’aurais pu le payer très cher. Heureusement que le trajet se termine par une ligne droite, sinon, je pense que j’aurais fini à pied, jusqu’au CHU.
Je ne me suis pas vraiment réchauffé depuis mon départ du lycée, même si je sens mes mains devenir moites dans mes gants. L’odeur astringente de mon cuir chevelu en sueur s’insinue dans mon casque. Je déteste cette odeur. J’ai la sale impression de ne plus contrôler les fluides de mon corps, et ça, c’est franchement désagréable.
J’arrive enfin devant l’entrée du CHU. De loin, il ressemble à une grosse tortue blanche qui se serait perdue dans la campagne. Ce qui me surprend le plus, ce sont les pelouses, fraîches, nettes, et parfaitement entretenues, avec des massifs de fleurs aux tons chauds tout autour du bâtiment. Selon l’angle de vue, la forme de l’hôpital passe de la tortue, à celle d’un pont promenade de paquebot. L’architecture de l’ensemble rassure. On ne trouve pas d’arêtes saillantes, pas d’angles vifs et agressifs. C’est une très bonne idée d’avoir conçu un hôpital qui inspire confiance de l’extérieur. On est loin de la grande bâtisse monolithique et martiale, grise et déprimante dans laquelle mon frère et moi sommes nés.
J’entre au pas sur l’immense parking. Je sens que là aussi ça va être une bonne partie de plaisir pour aller aux urgences. Comme tout le CHU a été restructuré il y a quelques années, je ne sais pas où me diriger et les panneaux indicateurs brillent par leur manque de clarté. En plus de ça, il faut que je fasse attention aux voitures qui sortent en marche arrière.
Je vois des véhicules à perte de vue. Finalement, c’est un moindre mal d’être venu à moto, car je pourrai me garer bien plus facilement. J’imagine qu’avec ma Polo, j’aurais mis beaucoup plus de temps pour trouver une place.
Je n’ai pas encore fini de me débattre avec le stress : je dois chercher les urgences, faire attention à ce qu’on ne me recule pas dedans, et surtout me méfier des ralentisseurs placés tous les 50 mètres. Je ne sais pas qui a eu l’idée lumineuse de les recouvrir de la même peinture rouge glissante que celle des passages piétons, mais si je l’avais sous la main, je lui dirais tout le bien que je pense de sa trouvaille.
Pour couronner le tout, le système d’arrosage des pelouses est en marche et il y a de l’eau sur la peinture, ce qui rend la moto ingérable, surtout en première, où l’équilibre est le plus difficile à maintenir.
J’ai enfin trouvé le service des urgences. Le bâtiment se situe un peu en retrait par rapport au reste de l’hôpital. Je me gare au plus près de l’entrée, sur un parterre de dalles grenues. Je reste assis quelques secondes sur la selle avant de descendre, et je retire mes gants. Je me regarde brièvement dans le rétroviseur, pour voir un visage aux traits tirés par ce qui doit être de la peur ou de l’angoisse. Je n’avais jamais remarqué que mes rides étaient aussi saillantes au coin des yeux, ni que mes tempes grisonnaient autant. Je descends enfin de moto, en lissant les plis de mon jean sur mes cuisses, mes mains moites laissent des auréoles pas très esthétiques et presque sales, sur le tissu déjà bien délavé. Je fais attention de ne pas faire tomber mon casque, et je le pose maintenant sur la selle, rendue très humide par ma transpiration. Mon jean me colle aux cuisses et aux fesses, j’essaie de le détendre en me dégourdissant les jambes. J’en profite pour baisser les pans de mon pantalon sur mes bottes. Machinalement, je me surprends à regarder l’heure une nouvelle fois sur ma montre. Je relève la manche gauche de mon blouson, et là encore, les aiguilles sont restées figées sur 9 heures 40.
Je cherche mon portable dans mon sac à dos. Il est 11 heures 53 et je n’ai toujours pas eu de messages. Personne n’a cherché à me contacter. J’aurais dû laisser mon sac au lycée, mais je n’avais rien pour mettre mon antivol. J’aurais bien aimé y faire rentrer mon casque, mais l’ouverture n’est pas assez large. Si j’avais pris la grosse chaîne, dont je me sers pour garer la moto en ville, j’aurais pu l’accrocher à la roue avant, mais je n’ai pris que le U métallique rigide, qui ne m’est d’aucune utilité. A vrai dire, en me levant ce matin et en faisant le con sur Shania Twain, je ne pensais vraiment pas me retrouver quatre heures plus tard devant l’entrée des urgences du CHU, la jugulaire de mon casque dans une main, et mon sac à dos, en équilibre sur mon épaule.
L’allée qui mène aux urgences est bordée de lourdes jardinières de pierre blanche, où les géraniums lierres rose et rouge cohabitent avec des œillets d’Inde. Les couleurs vives des pétales printaniers égaient les abords de l’hôpital, ce qui le rendrait presque humain. Les portes coulissantes aux vitres fumées sans tain s’ouvrent au moment où je passe sous la cellule. J’entre aussitôt dans un univers climatisé, plutôt surprenant pour un hôpital. Je garde en souvenir ces salles surchauffées, à la limite du supportable, où la touffeur de l’air mêlée à l’odeur des bombes d’éther Gifrer me rendait amorphe au bout de quelques minutes.
J’ai peur et j’ai froid. J’essaie de ne pas le montrer, mais je suis terrorisé. Heureusement que j’ai pris mon blouson, car il va me tenir chaud, même sans la doublure. Mon sweater n’a pas encore fini de sécher, et j’espère que je ne vais attraper un chaud et froid si je dois attendre trop longtemps ici.
J’essaie de penser à autre chose pour chasser mon angoisse, mais je n’y arrive pas. Je ne sais pas mettre des mots sur ce que je ressens en ce moment dans ce vaste hall des urgences. Devant moi, au milieu d’une grande salle en forme de pieuvre, où débouche une structure hexagonale de portes et de couloirs, je vois le bureau d’accueil. On dirait qu’il est perdu comme une île déserte au milieu d’une mer totalement blanche et immobile. Une enseigne en lettres écarlates pend du plafond, suspendue par d’épais fils de nylon quasi-invisibles. Je trouve le choix de la couleur un peu choquant, la neutralité et la sobriété du noir aurait été plus idoine.
Quatre personnes sont devant moi dans la file d’attente. On dirait qu’elles souffrent toutes d’un mal récurrent : la peur. J’imagine que mon visage et mes gestes doivent trahir les mêmes maux. Je préfère ne pas savoir. Mon regard fuit les grands panneaux vitrés de chaque côté de l’entrée, où je pourrais facilement m’observer ; mais ai-je vraiment envie de voir ma terreur me sauter au visage ? J’essaie d’analyser les expressions de ces gens devant moi, venus s’enquérir de l’état de santé d’un parent ou d’un proche. Je ne sais toujours pas pourquoi je suis là, c’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile à gérer en fait.
Chaque personne devant moi chuchote devant la jeune fille chargée de renseigner les familles à l’accueil. On dirait qu’elles cherchent à dissimuler un secret honteux qui pourrait faire rire toute l’assistance. Pour l’instant je n’arrive pas à distinguer les traits de cette jeune fille, car les rayons du soleil convergent à travers le dôme de verre qui surplombe le bâtiment, et se reflètent par un savant système de vitrage, sur le mobilier blanc recouvert de plexiglas.
La file d’attente s’amenuise et à mesure que j’avance, je rencontre des visages encore plus convulsés par la douleur, se diriger vers la sortie ou vers l’une des huit issues permettant de communiquer avec le reste de l’hôpital. Les infirmières et les médecins courent partout dans les couloirs, criant des ordres, donnant des consignes. Des patients sur des brancards attendent que l’on vienne s’occuper d’eux. Je regarde si je reconnais un visage, mais je ne vois rien.
Il ne reste plus qu’une vieille dame devant moi. Elle doit avoir à peu près 75 ans, ses cheveux sont d’un gris bleuté, comme ceux de ma grand-mère maternelle avant qu’elle ne meure. Elle est partie dans cet hôpital aussi, comme tous mes trois autres grands-parents d’ailleurs. Elle ne sait pas qu’elle me rappelle ma grand-mère avec sa robe à fleurs imprimées, ses chaussures de confort blanches, qui soulagent ses jambes fatiguées par des varices saillantes. Dans d’autres circonstances, je me serais amusé à imaginer sa vie, avant de se trouver devant moi à l’accueil des urgences. C’est un jeu auquel on adore jouer avec Benjamin. On aime bien s’asseoir à la terrasse d’un bar l’été et on choisit une personne au hasard et on lui invente une vie. C’est même arrivé que Benjamin écrive des nouvelles sur une de ses victimes. Il sait être à la fois tendre et corrosif.
La vieille dame quitte la file d’attente, en me gratifiant d’un joli sourire poli. Elle serre timidement son sac contre sa poitrine, et s’avance d’un pas hésitant vers la sortie.
C’est maintenant mon tour. Je jette un dernier regard circulaire dans le hall avant de faire les derniers pas pour m’approcher du comptoir. Je distingue enfin le visage de la jeune fille. Elle relève doucement les yeux de l’écran plat de son ordinateur et pose son regard nordique sur moi. Elle porte des lunettes à fines montures dorées, qui mettent en avant ses longs cils qu’elle n’a pas maquillés. Ses cheveux longs, à la blondeur naturelle du miel frais, tombent en cascade sur ses épaules. Elle range d’un geste discret et élégant, les mèches rebelles qui s’échappent de son serre-tête en veloutine bleue derrière ses oreilles, et dévoile une paire de créoles dorées, sûrement en or. Elle me fait penser à l’actrice Isabelle Carré.
Je m’adresse à elle avec cette voix que je déteste, celle qui monte dans les aigus pour prendre une tonalité presque féminine. C’est la voix de ma fébrilité, de ma peur, de mon manque d’assurance, voire de courage. Je me déteste quand je sais que je parle avec cette voix-là.
- Bonjour mademoiselle, j’ai été prévenu par mon lycée ce matin vers 11 heures que je devais me rendre d’urgence ici, car un membre de ma famille ou alors mon ami serait hospitalisé chez vous. On ne m’a pas donné plus d’informations…
Je tremble à mesure que je lui parle. J’ai l’impression de fournir un effort surhumain à chaque mot que je prononce.
- Je vais vous donner trois noms de famille pour faire votre recherche : Guillet, Cloarec et Rault.
Je baisse les yeux pour l’accompagner dans sa recherche sur son ordinateur. Je vois, épinglé sur sa blouse blanche, au niveau de son sein, le badge sur lequel est inscrit son prénom en lettres majuscules : STEPHANIE.
- Je vous remercie. Il me semble me souvenir du passage d’un monsieur Guillet ce matin vers 9 heures, je suis à peu près sûre de ne rien avoir avec les deux autres noms… C’est bien ce que je pensais, je n’ai rien à Cloarec, ni à Rault. Vous l’écrivez bien R.A.U.L.T ?
- Oui, tout à fait.
- Ah… J’ai un dossier au nom de Guillet.
Pourquoi as-tu baissé les yeux Stéphanie au moment de prononcer mon nom ? Pourquoi ne souris-tu plus maintenant ? Pourquoi l’aura que je croyais voir au-dessus de toi vient-elle de se faner ?
- Voilà monsieur, le patient en question n’est plus dans notre service. Le corps vient d’être transféré au funérarium. Je suis désolée d’avoir à vous apprendre une telle nouvelle.
Stéphanie, tu as beau me parler avec douceur et tristesse, et je te crois sincère, mais je ne comprends rien à ce que tu me dis. Tes mots n’ont pas de sens et je refuse qu’ils en aient.
- Les seules informations que je possède, sont que monsieur Guillet est effectivement arrivé aux urgences à 9 heures, et que le corps a été transféré à 11 heures au funérarium. La cause du décès n’est pas mentionnée, je pense que les médecins légistes au funérarium vous en diront plus que moi.
Je ne t’écoute pas Stéphanie. Je ne t’écoute plus. J’ai juste saisi des bribes de phrases que j’essaie de relier ensemble pour leur donner du sens. Tu as parlé de « décès », de « funérarium », de « médecin légiste », mais pour moi cela ne veut rien dire.
J’ai envie de vomir, je sens que ma tête tourne et que je vais m’évanouir. J'ai l’impression que le sol se dérobe sous mes pieds, que mon corps et mon esprit se séparent.
Ce ne sont plus les mêmes sueurs qui coulent sur ma peau : celles-là sont froides et mordantes, presque acides. Je suis planté devant toi Stéphanie et je ne peux pas réagir. Mon regard doit être hagard, mes gestes mal coordonnés. Je me surprends juste à secouer la tête comme pour me réveiller. Mes mains moites frottent mes yeux pour essayer de me sortir de ce cauchemar. J’ébouriffe mes cheveux que mon casque et la transpiration ont rendus collants et poisseux. J’imagine que mes lèvres se sont contractées dans un vilain rictus crispé, alors que j’essaie de les humecter pour les rendre moins sèches.
Je réalise enfin que je te regarde, Stéphanie, avec mon sourire gêné, une main sur la bouche, sans savoir quoi te dire, ni même quoi faire. J’ai envie de partir, mais ton sourire et ton regard bleu plein de tendresse et de compréhension me forcent à rester près de toi. Tes yeux me rassurent. Les miens implorent ton aide et je te vois te détourner de moi pour te concentrer sur les touches de ton clavier.
Tu essaies de me faire comprendre que je ne suis pas seul dans la file d’attente et que d’autres personnes ont, elles aussi, besoin d’informations.
- Je suis navré de vous faire perdre votre temps, mademoiselle. Toutes mes excuses.
- Il n’y a pas de mal, monsieur.
Les gens derrière moi me lancent des regards de tristesse et de compassion. Ils ont dû entendre notre conversation. Je me retourne une dernière fois pour regarder Stéphanie et lui dire au revoir, mais elle me devance.
- Au revoir, monsieur, me dit-elle sobrement malgré le blêmissement soudain de ses traits fins qui trahit son embarras. Je devine qu’elle aurait envie d’ajouter quelque chose ; mais que, comme moi, elle en est incapable.
- Merci, mademoiselle, passez une bonne journée. Au revoir.
Je ne réalise qu’après coup que je viens de lui sortir une formule de politesse complètement à côté de la plaque. Je n’ai vraiment pas réfléchi à ce que je disais.
Je me dirige vers la sortie, toujours encombré par les affaires. Mon visage reste de marbre, car je viens de réaliser au moment même où je m’approche de ma moto, que je viens de perdre mon père.
Je compose une nouvelle fois le numéro de maman sur son portable, mais je tombe encore sur la messagerie. J’appelle aussi mon petit frère pour lui dire que papa est mort, mais Stéphane ne répond pas. J’ai la gorge serrée et je n’arrive pas à pleurer. J’annonce aussi la nouvelle à Benjamin en laissant un message sur son répondeur.
Je m’appelle Raphaël Guillet, j’ai 32 ans et je suis orphelin de père.
Ma montre indique toujours 9 heures 40 et il est plus de midi.
Je sais maintenant depuis combien de temps je suis parti du lycée.