CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 31,32,33 & 34

Philippe Esteban

CHAPITRE 31

 

 

Voilà Fanou… Nous y sommes…

J’étais là au début… Je vais te soutenir  jusqu’à la fin.

C’est l’heure de terminer le livre, d’écrire les dernières phrases.

 

Je ne suis pas seul pour te rendre cet ultime hommage. Arnaud, Laurent, Pierrick, Gwen, Kelig, JB, Didier et Benjamin ont voulu rester.

 

Je t’ai souvent accompagné, rassuré, avant tous tes départs, … J’étais sur le quai de la gare quand tu es parti au service. Tu m’as aussi épaulé quand c’était à mon tour de m’en aller.

Tu étais le dernier visage que je voyais, et on essayait à chaque fois de garder notre contenance quand on devait se quitter. Et puis, on savait qu’il y aurait toujours des retrouvailles, ce qui rendait la séparation plus facile.

Cette fois, je ne suis plus sûr de rien. Je n’ai plus cet espoir qui me faisait garder la tête haute.

Je me mets quand même à penser à notre prochaine rencontre, où ce sera peut-être toi qui viendras  m’accueillir.

 

On vient de se réunir tous les 9, dans un cercle, comme avant un concert. On a baissé la tête sans rien dire, pour nous donner du courage et de la force.

Ils n’ont pas peur, eux, de parler d’adieux ; pour ma part, je ne peux pas me résoudre à utiliser ce mot.

Je te conduis à un voyage sans retour, sur un drôle de quai de gare.

Il me manque une de tes blagues pour me faire rire, ton sourire pour me réchauffer et le petit signe de la main discret pour me rassurer.

 

Je me suis avancé devant le caveau béant. Je ne veux personne d’autre à mes côtés maintenant. C’est entre toi et moi Fanou, comme toujours, à la vie, à la mort. Je suis prêt. On peut commencer…

Les croque-morts ont remis leurs gants pour ne pas blesser leurs mains avec les cordes qui servent à descendre ton cercueil dans ta tombe. Ils ont déposé la composition florale de lys à mes pieds.

Tu disparais lentement dans ce trou et j’entends enfin le bruit mat et sourd du bois toucher le béton.

Au moment où tu disparais, au moment où les cordes sont remontées pour être roulées, je m’effondre à genoux. Tout craque… Je suis délivré…

Mon chagrin, depuis trop longtemps retenu, contenu, se libère. Mes larmes coulent… Enfin…

Jusqu’au bout Fanou, j’aurais été incapable de pleurer devant toi.

 

Je n’ai plus de pudeur non plus. Je sais que je crie, mais personne ne peut m’en empêcher. Personne n’en a le droit.

 

« Reste ! Ne pars pas ! Me laisse pas Fanou… Me laisse pas ! »

 

Je vois Benjamin repousser Arnaud et JB, qui veulent me relever…

-          Non, laissez-le pleurer… Il en a besoin. Il faut qu’il pleure.

Toutes les larmes que j’ai retenues pendant près de vingt ans s’écoulent d’un seul coup.

Ce sont les larmes de mon amour pour toi, celles de mes souvenirs, celles de notre vie ensemble, et toutes les autres dont personne ne connaîtra l’origine. Les larmes que je refoulais par fierté, quand j’étais puni, celles de chacun de tes départs, celles de ta cruauté parfois ; mais elles étaient plus  rares.

Je n’arrive pas à reprendre mon souffle. Je ne parviens même pas à parler. J’ai encore tant à te dire p’tit frère. J’ai encore tellement de choses à te faire partager. Mais pourquoi faut-il que tu partes ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ?

 

J’ai le visage couvert de terre séchée et de sable. Je refuse de quitter le cimetière.

Je n’ai plus de fierté, plus d’orgueil, plus rien, puisque ta mort m’a tout pris.

Je ne savais pas qu’on pouvait avoir physiquement aussi mal. Cette douleur est la quintessence de toutes celles que j’ai connues. Il n’y en aura jamais d’aussi cruelles.

Je vois ma vie se mettre à défiler à toute vitesse, comme pour une bande magnétique qu’on rembobinerait trop vite.

Je ne vois que des images où nous sommes toi et moi.

Ce matin dans la chambre funéraire, mercredi à la morgue… Les prémices atroces de ce qui va suivre, car maintenant ce sont des images de bonheur qui apparaissent.

Bonheur perdu et englouti.

La bande s’emballe de plus en plus… Je n’arrive plus à distinguer les événements.

Tu rajeunis sur chaque séquence, ton visage devient flou. Tu es adolescent, tu deviens petit garçon, et la bande casse sur ce dernier plan…

Je suis dans les bras de maman, au-dessus de ton berceau… et tu me regardes en babillant.

Fin du film…

 

Je me mets à crier de toutes mes forces pour évacuer ma rage et ma douleur de te perdre.

 

-              Laissez-moi seul avec lui… Il faut que je reste là…

Je suis son grand frère… J’ai pas le droit de l’abandonner.

Et puis… il a peur dans le noir…

Et il va avoir froid…

Faut pas réveiller le bébé… Il dort …

Faut pas le réveiller…

 

Je respire par spasmes et je sens qu’un sourire se dessine sur mes lèvres.

Je n’ai plus de forces dans les jambes. Elles ne me portent plus.

Je lis la tristesse dans les yeux de Benjamin et d’Arnaud. Les autres sont partis, tout du moins, ils se sont éloignés.

Je me sens soulevé et maintenu debout.

Arnaud et Benjamin me soutiennent de leur mieux.

Je regarde mon amoureux et je lui dis entre deux sanglots…

 

-          Je t’aime Benjamin. Fais pas comme Fanou. Ne me quitte jamais… Tu m’entends ? Jamais !

Avant de retourner chez toi pour que je récupère ma voiture, je sors une enveloppe de ma poche. C’est une lettre que j’ai pris le temps de t’écrire pour te dire tout ce j’avais à te dire…

Voilà Fanou, prends là… Ces mots sont pour toi…

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE 32

 

Il faut me traîner jusqu’à la voiture d’Arnaud. Benjamin insiste pour nous accompagner. Je ne refuse pas son aide, ni son soutien. Et puis en ce moment, je ne suis pas en état de refuser quoi que ce soit.

Je ne m’arrête plus de pleurer. Mes larmes coulent, sans que je puisse les contrôler. De mémoire, je ne crois pas avoir autant pleuré un jour. Je me lâche en confidences à Arnaud et Benjamin. Après tout, maintenant, je n’ai plus rien à cacher, vu que tu n’es plus là. Je peux révéler les détails de ma dernière nuit chez toi, toute cette symbolique que je me suis imposée, et que je m’imposerai encore. Je leur lâche tout ça sans pudeur, sans retenue…

 

Nous rentrons dans la maison. J’ai l’impression de leur ouvrir les portes d’un jardin interdit, de violer une intimité, ton intimité. Je ne sais même pas pourquoi je les invite à rentrer, car il n’y a plus rien à voir maintenant ici. Je me contente de leur montrer le grand sac de vêtements où j’ai plié ta housse de couette et tes draps. Je n’ai vraiment pas l’impression qu’ils comprennent quelque chose à tout ce que je leur dis, à toute l’incohérence de mes propos ; mais pourtant, ils sont bien obligés de m’écouter, je ne leur laisse pas le choix.

Ça fait mal que tu sois mort… mal que tu ne sois plus là… mal que tu sois parti. Plus mal que ce j’aurais imaginé, même dans mes pires cauchemars.

Quand je verrouille la porte de ta maison une nouvelle fois, le chagrin, que j’avais pu un instant contrôler, me reprend, et les larmes repartent de plus belle.

 

Je tends les clés de la voiture à Benjamin. Je ne suis pas en état de conduire. J’ai l’impression de me déplacer dans un monde dénué de sens. Je n’entends presque rien, hormis cette musique lancinante de voix d’anges, comme dans la salle funéraire. Mon esprit s’embrume, se cotonne. Je me retrouve dans mon appartement, assis sur le canapé, pendant que Benjamin appelle maman pour la rassurer.

Elle a laissé deux messages inquiets sur le répondeur. Visiblement, on a dû l’avertir que j’avais craqué au cimetière.

Benjamin appuie, involontairement, sur la touche de rappel de mes précédents messages. Pour la troisième fois depuis ce matin, j’entends ta voix. Je connais la sensibilité et le ton de chacun des mots que tu as prononcés pour ton dernier appel. La plaie redevient douloureuse et piquante. Je me plie en deux de douleur sur le canapé. Benjamin essaie d’éteindre le répondeur, mais je lui hurle de ne pas le faire.

Je me lève tant bien que mal et je lui prends la machine des mains. Benjamin résiste. Il ne veut pas que je retombe dans cet état d’hystérie morbide.

Je me souviens que j’ai encore mon dictaphone dans la poche de ton manteau … Je le sors et j’appuie sur la touche PLAY pour t’entendre me parler.

Arnaud et Benjamin me laissent faire. Ils se rendent compte qu’il ne servirait à rien de brimer mon chagrin.

Je ne peux pas m’empêcher de me mettre une nouvelle fois à genoux et de prier pour que tu reviennes.

Benjamin me relève et me serre contre son cœur. Il me conduit dans la salle de bains pour que je me douche et me change. Dans le miroir, je découvre mon visage. A trop me regarder dans la glace, je perds encore le sens des réalités et peu à peu, ton visage se mêle au mien. J’essaie de réprimer les contractions dans ma poitrine, pour n’expulser qu’un spasme sec et sans larmes.

Quand j’ouvre les yeux, Benjamin est nu et il commence à me déshabiller. Il me prend la main pour que j’entre dans la douche avec lui. Je sursaute aux premières gouttes d’eau froide, mais quand le jet devient tiède, je me laisse aller. Benjamin me savonne tendrement, il caresse mon corps. Je le prends dans mes bras et je pose ma tête sur son épaule. Sa main passe dans mes cheveux mouillés. J’aime sa tendresse. J’aime me sentir redevenir enfant contre lui.

Nous sortons de la douche et il m’enroule dans une grande serviette de bain. Pour une fois, c’est moi que l’on sèche et l’on éponge… Curieux retournement de situation, tu trouves pas ?

 

Benjamin me tient la main pour m’amener dans mon bureau. Il me sort des vêtements du dressing, avec une dominante de bleu ciel et de marine. Je ressemble à un enfant sage avec ma chemise à petits carreaux et mon jean. Je ne me reconnais presque pas.

La douche m’avait calmé, mais dès que nous remontons dans la voiture, la colère monte insidieusement. J’en veux à cette saleté de maison.

 

Personne ne parle quand j’arrive sur la terrasse. Maman a dressé une espèce de buffet et visiblement on nous attendait pour commencer le déjeuner. Je vois qu’on examine chacun de mes mots et de mes gestes. Tout le monde a l‘air rassuré de me voir avec les yeux rougis  et les paupières bouffies. Je dois enfin offrir un visage humain après ces trois jours de froideur apparente. J’air l’air de m’excuser pour mon absence de larmes… Après tout, c’est aussi un peu de ta faute… Je n’ai jamais pu pleurer devant toi… Voilà le résultat. T’es fier de toi ?

En revanche, je ne ferai pas acte de contrition. Si j’ai pu choquer pendant toute cette période qui a précédé tes funérailles, j’en suis désolé ; mais jamais je ne présenterai d’excuses, et surtout jamais, je ne pardonnerai à certains le mal qu’ils m’ont fait.

 

On prend le repas dehors, au soleil. Je me suis assis dans l’herbe, sous le cerisier avec Benjamin tout près de moi. Je pioche un peu dans son assiette, car je n’ai toujours pas retrouvé d’appétit. Cette fois, nous parlons tous un peu. Il ne règne plus cette atmosphère sinistre et lourde, et je crois que tout le monde s’en satisfait. On commence à essayer de s’habituer à ton absence. Ce n’est pas facile. On ne fait que jouer le jeu. Les règles n’ont pas encore été trop établies en fait.

Je tire une longue bouffée sur ma cigarette. J’ai pris le temps d’en acheter avant de venir. Benjamin me fait la chasse, bien entendu. Je lui dis que ce paquet sera le dernier avant longtemps.

Les copains sont venus nous rejoindre sur la pelouse. On s’est mis en cercle. Kelig a demandé si on pouvait mettre de la musique. Maman s’est levée pour mettre un CD de U2. Il faut soigner le mal par le mal… Je me suis senti mal pendant With or Without You.

Finalement, l’après-midi se passe comme tu l’aurais certainement souhaité. Tu n’aurais pas voulu de pleurs, de compassion, d’apitoiement, et je crois qu’on a tous respecté ça.

Ça n’empêche pas quelques larmes incontrôlées de couler, quand un souvenir trop vivace nous revient à l’esprit. On se dit que ça va passer ; mais malheureusement, ça ne passe pas.

 

On décide de retourner voir ta tombe, maintenant que la dalle a dû être posée. Il faudra que tu attendes un peu pour la pierre. Je ne l’ai pas encore choisie, et à vrai dire, si tu avais dans l’ensemble tout prévu et budgété, tu as oublié, volontairement peut être, d’inclure le monument funèbre.  Je vais m’en occuper, ne t’inquiète pas…

Il fait beau cette après-midi. L’endroit serait presque agréable, compte tenu des circonstances. Je passe devant le columbarium où on dépose les urnes cinéraires. De loin, j’aperçois ta tombe toute couverte de blanc, avec ces compositions florales de lys frais. Leur odeur lourde et enivrante embaume le chemin jusqu’à l’allée qui mène vers toi.

On ne voit qu’une croix plantée dans un peu de terre meuble derrière la dalle. Une petite plaque, du même métal doré que celle sur ton cercueil, a été fixée un peu de travers. Elle rappelle tes dates de naissance et de mort. Mon incrédulité se mue très vite en une grosse crise de larmes incontrôlables. Je tombe à genoux devant toi, la tête dans les mains à regarder le sol.

Je voudrais encore rester mais il faut que je commence à essayer de tourner la page pour continuer à vivre.

Est-ce que tu vas considérer ma fuite comme une trahison ? Je n’espère pas. 

Prends-la plutôt pour un moyen de te préserver vivant dans mon cœur.

 

CHAPITRE 33

 

 

Je rentre à la maison à pied. Officiellement, j’ai besoin de décompresser. Je demande à Benjamin s’il peut me laisser seul aussi. Même si je sens une certaine déception dans son regard, il ne dit rien. Pour le rassurer, je lui promets de ne pas faire la bêtise qu’il m’imagine vouloir faire.

Il est vrai que je lis de l’inquiétude dans les yeux des proches qui m’ont accompagné au cimetière, et je ne sais pas quoi leur dire pour les rassurer.

Je suis loin d’être sûr qu’ils aient gobé mon mensonge, mais bon, il y a quand même une part de vrai dans ma fuite. J’ai besoin de me retrouver en te retrouvant.

 

Je remonte à la maison. D’abord, je coupe le répondeur et je débranche le téléphone. Je ne prends que mon portable, et je le mets en position silencieux. Je ne veux pas être joignable et dérangé. Si j’ai besoin de communiquer, ce sera parce que je l’aurai décidé.

J’attrape les clés de ma voiture et mon portefeuille et je referme la porte derrière moi, sans même baisser les stores de la fenêtre de ma chambre.

Je repars aussitôt en voiture jusqu’à chez toi. Je n’ai pas encore terminé mon travail …

 

Cette fois, j’entre par le sous-sol et je monte directement me changer dans ton bureau. Je sors ta combinaison de moto unie noire, celle que tu avais achetée avec ta première bécane. Même si le cuir a un peu vieilli, il reste toujours aussi souple et agréable au toucher. Dommage que je n’aie jamais pu retrouver le même modèle pour moi.

Je sors aussi le sac à dos que tu utilisais pour tes sorties, le plaid écossais et le sweat-shirt en polaire à capuche que tu mettais pour les soirées d’été quand la température fraîchissait.

Une fois habillé, je passe dans la cuisine pour prendre un paquet de barres de céréales, des fruits secs. Vu l’état de tes réserves, j’ai l’embarras du choix. J’en profite pour  faire bouillir de l’eau et me préparer un thermos de thé.

Je prends de l’eau minérale dans le réfrigérateur, je sors la lampe torche d’un tiroir de ta cuisine et je fourre tout dans le sac.

Avant de repartir, je reviens dans ton bureau pour prendre ton baladeur CD avec tes compilations de U2, que je sors du chargeur de ta chaîne.

Je n’oublie pas ton appareil photo numérique, posé sur ton bureau de verre.

Je descends avec ton casque et tes gants.

 

L’après-midi est déjà bien entamée. Il me reste quand même quelques heures avant que la nuit ne tombe. Je me regarde dans le miroir mural de ton sous-sol. Je porte ta tenue sur moi, nous faisons corps tous les deux, et je sens que tu me protèges. Quand j’attache la jugulaire de ton casque, l’odeur de tes cheveux s’instille en moi. Je me sens mieux avec tous ces signes tangibles de ta présence sur moi.

Je démarre la moto en finissant de serrer mes gants avec la bande velcro sur le poignet. J’avance doucement pour prendre la route. Ta machine n’est pas facile à dompter, tu sais.

Il va bien falloir que j’arrive à trouver le bon équilibre pour maîtriser ma position sur le guidon et l’accélération.

Mais j’apprends vite…

 

Je commence à longer la côte illuminée par le soleil qui n’a pas encore amorcé son coucher. Je monte jusqu’au Cap Fréhel, comme j’avais prévu de le faire mercredi. Finalement, je l’aurais eue ma balade… Mais à quel prix…

J’ai l’impression que c’est toi cette fois qui es mon passager et qui dois me faire confiance comme pilote.

Je m’arrête pour prendre des photos de la mer. Je roule sans but, sauf celui de me sentir proche de toi, par tes fringues que je porte, par ta moto que je conduis. Je reste dans la symbolique vis-à-vis de toi, avec tous mes sens en éveil pour te retrouver, pour te deviner, pour te faire revivre à travers moi.

Je suis toujours sous le coup de cette griserie olfactive et sensorielle : ta combinaison que je porte à même la peau sans aucun autre vêtement que la paire de chaussettes de sport noire que tu portais toujours avec les  bottes que j’ai aux pieds.

 

Le jour commence enfin à décliner. Le soleil va se cacher derrière la mer et je roule maintenant vers la plage d’Erquy où nous avions l’habitude d’aller l’été.

Il y a quelques voitures sur le parking, et je gare la moto près de la rambarde d’accès aux véhicules de pompiers. Je fixe l’antivol, branche l’alarme et j’entame ma descente sur le long chemin sableux et caillouteux, à travers la lande et la bruyère, pour accéder à la plage.

 

Je suis tout seul. J’avance sur le sable humide. La marée est basse, ce sera plus facile pour accéder à la petite crique protégée du vent. Je sais qu’une fois que la mer sera montée, je serai isolé ici, dans l’impossibilité de remonter avant demain matin. Je me mettrai sur un banc de galets, ce sera mieux que le sable mouillé.

Je pose mes affaires, m’installe sur un endroit sec près d’un amas de rochers. Je m’assois pour regarder le soleil se coucher. Le rouge du ciel saigne dans la ligne d’horizon de la mer. En face de moi, un voilier demeure immobile sur la mer, totalement encalminé par l’absence de vent.

 

Je sors le baladeur de ton sac et mets les écouteurs sur les oreilles. Je choisis une des compilations que tu as gravées et je scanne rapidement les titres pour établir ma propre programmation. Je commence par passer Stay, Far away so close en hurlant les paroles de plus en plus fort. Je la repasse jusqu’à ce mes cordes vocales me fassent mal à force de chanter fort. Je l’écoute jusqu’à l’indigestion, jusqu’à ce que l’épuisement me fasse enfin arrêter  de pleurer.

Je programme cinq autres plages sur le CD: One, With or Without You, Numb et Who’s gonna ride your wild horses? Je presse la touche REPEAT pour n’écouter que ces titres.

 

La nuit est maintenant tombée. Je sors la lampe torche pour m’éclairer. Je grignote quelques fruits secs, je bois un peu de thé brûlant. Je commence à avoir froid. J’ouvre le haut de la combinaison pour que je puisse passer ton sweat-shirt polaire sans avoir à  tout enlever.

J’ai coupé le baladeur pour entendre le bruit de la mer qui monte, et qui se rapproche de mes pieds. Je suis emmitouflé dans le plaid et je remets tes gants pour dormir. Je sens que le sommeil me gagne, alors je m’allonge sur un banc de galets plats. Je prends le sac comme oreiller.

Passer une nuit sur la plage ensemble, c’était notre projet. On n’a jamais pu le réaliser de ton vivant. En portant tes vêtements sur moi, j’ai l’impression d’accéder enfin à notre rêve commun, bien que moi, je le réalise de mon vivant.

 

Demain matin, le soleil va se lever sur la mer et je le regarderai en communion avec les éléments.

Toi, tu le verras aussi, allongé dans ta tombe, figé pour  l’éternité.

A ce moment-là, je terminerai un chapitre de ma vie, pour en commencer un nouveau…

Je crois que je vais l’appeler : La vie sans toi.

CHAPITRE 34

 

 

Ça fait un an jour pour jour que tu es parti.

Maman a fait donner une messe ce matin à Saint Mathieu. Il y avait beaucoup moins de monde que l’an dernier… Et surtout la cérémonie était plus… sobre…

 

Un an sans toi et quel bilan ?

Je n’ai toujours pas repris le travail. Je souffre d’une grosse dépression dont je ne guéris pas. J’ai encore les genoux à terre, et je n’arrive pas à me relever.

Je vais certainement enseigner par correspondance l’an prochain. Je devrais le savoir d’ici peu.

Je suis toujours avec Benjamin. Ça commence à durer, tu vois… Ce n’est pas facile tous les jours en ce moment, car il a l’impression de ne pas pouvoir me sortir la tête de l’eau ; parfois il me dit qu’il se sent inutile. Il essaie de gérer mon mal-être et l’activité grandissante de sa galerie. Il s’absente très souvent maintenant la semaine.

 

J’ai dû passer du stade des dernières fois à celles des premières fois…

Finalement je suis allé aux Charrues avec Arnaud, car Benjamin travaillait ce week-end là.

Je n’ai pas arrêté de penser à toi pendant le concert de REM.

Le premier Noël sans toi a eu un goût sinistre. Je t’ai acheté un cadeau, mais je ne l’ai dit à personne. C’est pareil pour ton anniversaire.

J’ai réduit la fréquence de mes visites ici, à la demande de mon thérapeute. Je ne passe plus qu’une seule fois par semaine. J’ai gardé le jeudi comme jour de rencontre, et je n’oublie jamais ton bouquet de lys…

 

Merci encore de m’avoir légué tout ce que tu possédais.

J’ai eu du mal à quitter mon appartement à cause de la vue sur la mer. Mais ça a été un solide argument de vente, crois-moi.

Je ne pensais pas qu’une maison pouvait exiger autant de boulot. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas.

Ta voisine te détestait, elle ne m’aime pas plus. Je suis trop bruyant à ses oreilles.

 

Je vis dans tes meubles. J’ai juste viré quelques objets, notamment cette affreuse gravure de Madame Récamier.

Quand j’ai fait le tri dans tes papiers et dans tes affaires, j’ai retrouvé le Picsou et le livre de coloriages que je t’avais offerts quand tu as été opéré de l’appendicite. J’ignorais que tu les avais gardés. J’ai pleuré comme un gosse en le relisant.

 

Je pense souvent à ton dernier coup de téléphone auquel je n’ai pas répondu. Ça restera le seul regret de ma vie. J’ai gardé la cassette et de temps en temps, je me la passe quand ça ne va pas ou quand j’ai besoin de toi.

 

Fanou, tu me manques énormément, et je pense que ce manque et cette absence ne seront jamais comblés. Jusqu’à mon dernier souffle, tu me manqueras p’tit frère, sois-en sûr …

Je me suis beaucoup interrogé sur mon rapport à la mort : elle ne me fait plus aussi peur qu’avant. Je me dis que de toute façon on va se retrouver pour l’éternité, ça relativise beaucoup le chagrin.

On aura beaucoup de choses à se raconter je pense…

 

Tiens, au fait, j’ai retrouvé la fameuse partition de Driving With the Lights Out. On a reformé le groupe pour l’occasion et on a enregistré le titre sur le huit pistes de Pierrick. Je pense m’en être assez bien sorti vocalement.

Mais ça m’a fait bizarre de chanter ce texte que tu as écrit où tu parles de conduire en pleine nuit tout phares éteints à contresens pour braver la mort.

 

En parlant de la mort, je suis en train de lire le dernier Cornwell. J’ai fait l’effort de l’acheter en édition brochée…

Je t’avais dit que Benton n’était pas mort… alors Fanou tu vas faire comme lui et tu vas revenir. T’as assez fait le con.

 

Bon, je vais te laisser car on doit être au restaurant dans 10 minutes, et c’est pas tout près du cimetière à pied.

 

Je t’embrasse très fort Fanou

Tu me manques et je t’aime.

 

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