CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 4

Philippe Esteban

CHAPITRE 4

J’ai beau me dire que c’est dans la nature des choses de perdre ses parents, et pourtant,  je n’arrive pas à me faire à l’idée que mon père soit mort. Pourquoi si jeune ? J’aurais davantage accepté s’il était mort à plus de quatre-vingts ans. Mais là, ça veut dire quoi partir à 55 ans ? Partir sans avoir vraiment profité de la vie, il y a de quoi se foutre en rage. Je ne sais même pas quel sentiment m’étreint le plus, la colère ou le chagrin ? Ce que je sais en revanche, c’est que je n’arrive pas à pleurer malgré ma peine.

Je retourne jusqu’à ma moto. Avant de remettre mon casque, je me regarde quelques secondes dans une des vitres sans tain à l’entrée des urgences. J’ai l’impression d’avoir pris dix ans d’un coup. Je n’ai vraiment l’air de rien, si ce n’est celui d’un pauvre type qui va devoir aller voir le corps de son père à la morgue.

Maman va hurler quand elle va me voir débarquer dans cette tenue. Le casque a mis mes cheveux en bataille et mes épis partent dans tous les sens. Il va falloir que je m’arrange un peu une fois arrivé au funérarium ; maintenant, ça ne sert pas à grand-chose. Je n’ai pas le temps de repasser à la maison pour me changer. Je risque d’avoir des remarques quand maman va me voir débarquer avec mon jean délavé et usé jusqu’à la corde. Elle est restée un peu vieux jeu pour les tenues vestimentaires. Heureusement, mes bottes sont cirées, même si elles sont recouvertes d’une espèce de poussière jaunâtre, qui ressemble à du pollen. En plus, je ne suis pas rasé depuis deux jours et mes joues commencent à devenir un peu négligées. Je pue la transpiration, mon sweat-shirt REM est encore trempé aux aisselles et dans le dos. Ma tenue irait parfaitement pour une sortie avec Benjamin, mais pour la morgue, je suis totalement hors-sujet. J’imagine que mon crétin de petit frère ne va pas me louper non plus.

Je termine de m’équiper avec le même soin méticuleux. Je préfère prendre mon temps. La moto avance toute seule, en première ; je ne fais que maintenir l’équilibre en jouant avec le guidon. Plus j’approche de la chambre funéraire, moins je trouve de places de stationnement. La cheminée du crématorium apparaît derrière un autre bâtiment, j’ai de nouveau envie de vomir. Le chemin jusqu’à la morgue devient de plus en plus pénible. Les ralentisseurs sont encore plus fréquents, et surtout beaucoup plus hauts et plus glissants.

J’immobilise enfin la moto devant le funérarium. J’ai rarement vu une architecture aussi laide et pompeuse. Tous les styles se mélangent : du temple grec à la maison de plantation sudiste. Si c’est une publicité pour nous inciter à ne pas mourir, ils ont bien réussi leur coup.

La moto est maintenant en équilibre sur la béquille latérale et j’ai pris mes affaires avec moi. Comme pour l’entrée des urgences, les abords du funérarium sont bordés de grosses jardinières. Les modèles sont un peu différents, plus brillants et marbrés. Le choix des fleurs me parait beaucoup plus judicieux aussi, des pétunias pour la pureté du blanc et du rose et des ageratums pour la touche de violet et de bleu.

J’arrive devant les portes automatiques, qui s’ouvrent devant moi et j’entre dans une grande salle beaucoup plus sombre que celle des urgences. La climatisation est poussée au maximum, l’atmosphère pourrait presque être agréable. Heureusement, j’ai pris mon blouson avec moi.

Les lumières apportent une certaine douceur à ce grand hall d’accueil. Visiblement, tout est éclairé par des ampoules basse tension aux verres opaques, qui distillent une lueur apaisante. A force de me concentrer sur la décoration et l’éclairage, je finis presque par en oublier les raisons de ma présence ici.

Le hall a été décoré de façon très minimaliste, sobre et épurée. La lumière se fixe sur les murs laqués de blanc et sur les aquarelles aux tons pastel presque anémiques, accrochées à intervalles réguliers. Elles représentent toutes des variations sur des colombes s’envolant vers des cieux d’un bleu maladif, à la faible lueur d’un pâle soleil automnal.

Je repense aussitôt à papa. Ces aquarelles me rappellent un matin de novembre quand j’étais tout petit. On était parti, papa, Stéphane et moi, marcher au bord d’un étang brumeux bordé de joncs. Il y avait même des hérons dans l’eau, du moins je crois en avoir vus. Il faisait froid et humide. Fanou marchait à peine et il trébuchait souvent. Comme d’habitude, il avait froid. Je me souviens du soleil qui essayait de percer la brume épaisse. Ce devait être la Toussaint. Je n’ai jamais gardé une image heureuse de cette scène de novembre et je ne sais pas pourquoi elle me revient à l’esprit maintenant. Je repense aussi à ces déjeuners chez une tante de papa près du Mans, et à sa maison où elle adorait pendre des tableaux d’oiseaux et de canards. J’avais le cafard à chaque fois qu’on allait manger chez elle. Je détestais sa maison.

Au milieu de cette grande salle quasiment dépourvue de mobilier, une jeune fille est assise derrière un large bureau de verre dépoli, d’acier et de bois clair. Elle doit avoir sensiblement le même âge que Stéphanie. Elle frappe un courrier, les yeux fixés sur son écran. Je lis sur son visage une expression de grâce figée, comme dans un tableau de Vermeer. Elle me rappelle Griet, la jeune servante qui a servi de modèle à La Jeune Fille à la perle, à la seule différence que ses cheveux ne sont pas emprisonnés sous une coiffe jaune et bleue. Ceux de la jeune fille sont coupés plus courts que ceux de Stéphanie, d’une couleur qu’on pourrait qualifier de blond vénitien. Ils ne tombent pas en cascade sur ses épaules, mais sont retenus dans une natte assez lâche et élégante. Elle porte un maquillage discret, un léger fard sur ses joues et sur ses lèvres relève sa peau très blanche et sûrement  sensible aux rayons du soleil. Et même si ces traits restent fins et doux, il émane plus d’angélisme de Stéphanie que cette jeune fille, plus de candeur, presque plus de naïveté. Après tout, les enjeux ne sont pas les mêmes qu’aux urgences : là-bas, les espoirs restent encore possibles, alors qu’ici…

La jeune fille relève ses yeux de son clavier alors que je m’approche d’elle lentement.

Je pose mon sac à mes pieds. Mes mains encore moites serrent mes gants, que je décide de fourrer dans mon casque pour ne pas les perdre. J’essuie une nouvelle fois mes paumes humides sur mon jean et je m’accoude contre la vitre opaque du bureau. Comme je suis maladroit de nature, je renverse le présentoir hyalin où se trouvent toutes les brochures des Pompes Funèbres. J’essaie d’éclaircir ma voix, pour qu’elle perde ce grain débile et ridicule qu’elle avait aux urgences.

Je réprime une nouvelle fois une envie de vomir. Ma tête recommence à tourner. Dès que je me fixe dans la réalité, les malaises reviennent.

- Bonjour mademoiselle, je viens des urgences et la jeune fille de l’accueil m’a demandé de venir ici. C’est au sujet du décès de Monsieur Guillet.

- Monsieur Guillet ? En effet, je viens de terminer d’enregistrer le dossier. Vous devez être la personne que nous attendons pour identifier le corps.

- Quoi ? Il va falloir que j’identifie le corps de mon père ?

-  Monsieur Guillet est votre père ?

- Jusqu’à preuve du contraire, oui.

La jeune fille me regarde, surprise et consulte le dossier qui défile sur son écran. J’avoue que papa fait jeune, mais de là à être surprise qu’il ait pu avoir un fils de mon âge, il y a de la marge. A moins que ce soit moi qui fasse vieux.

- Monsieur Guillet, votre famille vous attend au sous-sol pour l’identification du corps. L’ascenseur est tout de suite à votre gauche. Vous descendez au niveau « moins un » et en sortant, vous remonterez le couloir jusqu’au bout et juste avant la salle d’attente, vous trouverez sur votre droite le bureau du docteur Hitze. C’est lui qui va s’occuper de vous. Je vais le prévenir tout de suite pour ne pas que vous attendiez inutilement.

 

Elle décroche aussitôt le téléphone, compose trois chiffres sur le cadran et au bout de quelques secondes annonce mon arrivée au médecin.

- Dr Hitze ? C’est Coralie. Le fils de monsieur Guillet est arrivé… Oui, oui, son fils… Je vous l’envoie tout de suite.

Le brouillard s’épaissit autour de moi. Je  sens des frissons partout dans mon corps. Je ne sais même plus si je tremble de froid ou de peur. Je viens juste de remarquer que mes dents claquent aussi.

Je reprends mes affaires, puis salue la jeune Coralie. Je me traîne jusqu’à l’ascenseur et me plante devant en attendant que les portent s’ouvrent et m’avalent. J’appuie sur la touche -1. Le vide s’instille en moi, je n’ai plus aucune pensée rationnelle. Seule la peur semble me maintenir en vie en glaçant tous les fluides de mon corps : la sueur et le sang. Je crève de chagrin d’avoir perdu papa et pourtant je suis incapable de pleurer. Je ne sais pas si un jour déjà, je me suis senti aussi mal. Nouveau coup d’œil sur ma montre, cette saleté est encore bloquée sur 9h40. On dirait que toute ma vie s’est arrêtée à cette heure-là.

Il y a de la musique dans l’ascenseur. Je l’ai déjà entendue avec Benjamin. Il m’avait traîné un jour dans une galerie d’art pour voir une exposition de peintures et de sculptures d’un de ses amis. Ça ressemblait à des chants d’enfants a capella, avec une sorte de bourdonnement sourd en fond sonore. On aurait pu qualifier la tessiture de leurs voix d’aiguë et saturnienne. Je ne saurais expliquer pourquoi cette musique m’avait mis très mal à l’aise. Ca ressemblait à une musique de mort. Benjamin m’avait dit plus tard que le titre du disque était « la voix des anges ». En y repensant après coup, je m’étais dit que c’était exactement le type de musique que l’on pourrait entendre en arrivant au paradis, si tant est que le paradis existe. Finalement, cette musique écœurante se marie parfaitement avec les aquarelles pendues dans le hall d’entrée.

J’arrive au niveau -1 et les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur un long couloir de murs blancs, eux aussi recouverts de peinture laquée. L’absence de lumière naturelle rend les éclairages forcément plus vifs et mordants. Je ne vois aucun néon au plafond, seulement des appliques murales en forme de coupes de pierre.

Je n’ai plus la notion du temps depuis ce matin. Mon équilibre s’est brisé. Papa est mort.

Je remonte lentement le couloir, en prenant soin de ne pas faire claquer les semelles ferrées de mes bottes sur le sol de faïence blanche. Une odeur déplaisante de détergent industriel au citron flotte dans l’air, ce qui ne fait qu’accentuer mes envies de vomir. Je compte quatre portes de chaque côté du couloir, chacune numérotée de 1 à 8 et fermée par un système de digicode. Au dessus de chaque encadrement, un système d’éclairage avec deux ampoules verte et rouge indique si une des salles est occupée. Pour l’instant, elles demeurent toutes bloquées sur le rouge. Et dire que dans l’une de ces huit salles, le corps mort de mon papa repose. Huit grands panneaux vitrés sans tain à hauteur de visage, donnent un effet de miroir réfléchissant très déstabilisant, presque enivrant.

Ma peur ne fait qu’augmenter. Je ne sais pas ce qui m’effraie le plus : la vision du corps mort de papa, le chagrin de maman, la détresse de Fanou … impossible de hiérarchiser mes angoisses. Je m’arrête rapidement devant une de ces vitres-miroirs pour observer mon visage de plus en plus ravagé et défait. Si je ne me connaissais pas, j’aurais l’impression de voir un étranger devant moi.

J’avance avec une lenteur épuisante, suffocante. Chaque pas que je fais en soupirant me semble une victoire sur moi-même. J’entends désormais le claquement sourd de mes bottes sur les carreaux, le frottement à la limite du craquement du cuir de mon blouson contre les lanières de mon sac à dos. Mes sens sont désormais tous en éveil, sans doute pour me rassurer et me dire : toi au moins Raphaël, tu es vivant.

Les voix des enfants s’amplifient dans ma tête. Je vois désormais papa escorté par des anges qui le conduisent au paradis. J’ai l’impression de vivre un rêve où je remonte un long couloir blanc, avec  tout au bout, des éclairs lumineux et aveuglants. Bien entendu, il y a toujours une porte, que l’on n’ose jamais ouvrir. Souvent, on a les jambes lestées de plomb, on veut crier, mais aucun son ne veut sortir de notre bouche. Je me dis bêtement que je suis peut-être en train de vivre un de ces sales rêves, mais malheureusement, l’atmosphère autour de moi n’a rien d’onirique.

La porte du bureau du Dr Hitze est grande ouverte. La pièce est minuscule et on pourrait aisément qualifier la décoration de spartiate. Le médecin termine d’imprimer une série de documents sur une vieille imprimante grinçante. Il place alors les feuillets dans une corbeille où il est écrit « courrier à signer ». Il se lève alors, s’approche de moi et me serre la main d’une poigne franche et ferme. Je déteste serrer des mains flasques.

-          Thibault Hitze. Mon assistante m’a prévenu de votre arrivée, monsieur Guillet.

Thibault Hitze doit avoir sensiblement le même âge que moi, une petite trentaine. Dans d’autres circonstances, j’aurais pu le trouver séduisant. Par réflexe, je regarde sa main gauche, où je ne remarque aucune alliance. Thibault sort une paire de lunettes de la poche intérieure de sa blouse blanche, dommage qu’il ait choisi un modèle qui ne mette pas son visage fin en valeur. Il a des yeux bruns profonds, un visage doux et rassurant, presque un pléonasme par rapport à sa carrure d’épaules. C’est le même genre de petit gabarit que Benjamin : une taille moyenne et une boule de muscles. A mon avis, il doit être gymnaste ou nageur. Il porte une espèce de pyjama blanc qui descend jusqu’au-dessus de ses chevilles, et sa blouse, fermée jusqu’à l’avant dernier bouton laisse sortir une petite touffe de poils juste au niveau du cou. J’ai presque honte à l’idée de le dévisager comme je le fais, et j’espère qu’il ne me voit pas sourire alors que je découvre, dans ses Puma, une paire de chaussettes grises avec la Panthère Rose dessus. J’ai offert exactement les mêmes à Benjamin. J’en viens à demander un pardon silencieux à papa, pour ne pas arriver à pleurer et à m’effondrer sous le poids bien réel de ma tristesse. J’ai toujours cherché à éluder ma peine en me concentrant sur autre chose. Si la mort permet cela, alors peut-être papa que tu arriveras à comprendre ce que je suis, car dans notre vie terrestre, tu n’es pas parvenu à le faire.

Ici, la représentation de la mort n’a rien de douloureux, ni de sacrificiel comme dans l’imaginaire judéo-chrétien. Elle apparaît presque comme normale, à l’image de ce qui est véhiculé dans les philosophies extrême-orientales, auxquelles m’a initié Benjamin. Je demande au médecin si je peux poser mon casque sur son bureau et mon sac vide tombe à terre dans un bruit mou. Avant que je ne commence à poser des questions à Thibault Hitze, je dévie mon regard vers la salle d’attente contiguë,  juste séparée du couloir par une mince cloison de bois et de verre.

Maman, est là, assise dans l’un des ces lourds fauteuils bas au tissu abrasif qu’on trouve généralement dans une salle d’attente. Son dos ne repose pas contre le dossier, ce qui lui donne une posture proclive assez inhabituelle, tellement lointaine de son maintien habituel d’ancienne danseuse. Elle porte cet ensemble jupe longue et chemisier en coton imprimé que Fanou et moi lui avons offert pour son anniversaire et des chaussures de toile rouge à talon compensé en corde tressée, dont elle a noué les lanières autour de ses chevilles. Je n’arrive pas à la quitter des yeux, sans doute parce que je suis effondré devant son chagrin. Pour la première fois, elle a abandonné son allure droite, athlétique,  presque posée, que les inconnus jugent souvent altière et prétentieuse… tout ce qu’elle n’est pas. Pourtant, son regard bleu et froid, dont a hérité Fanou lui confère toujours, malgré les larmes qui le rougissent, une autorité naturelle, qu’on lui conteste rarement. Elle a toujours gardé les cheveux longs et ondulés, rehaussés de mèches plus claires, qu’elle retient aujourd’hui grâce à un bandeau de tissu assorti à sa tenue. Elle les a relevés sur sa nuque dans une sorte de chignon anarchique et maintenus avec une grande pince à cheveux en forme de squelette de poisson.

Je regarde, maman, avec une peur d’enfant collée au ventre à l’idée de croiser ses yeux profonds.

Je n’ai peut-être pas la carrure pour assumer maintenant mon rôle de nouveau chef de famille, l’aîné des garçons, celui qui va devoir maintenant veiller sur elle. Elle mordille nerveusement un mouchoir blanc et elle fixe la couverture d’un des magazines posés sur la table en face d’elle. Elle ne ressemble plus à cette femme de 53 ans dynamique et sûre d’elle, et personne aujourd’hui, ne s’aventurerait à la comparer à Brigitte Fossey… comme on a l’habitude de le faire. Enfin, tout est question de point de vue, elle sait que Fanou et moi, trouvons qu’elle a plutôt des airs de Caroline Cellier.

Je m’approche d’elle… lentement et, dans le fauteuil en face, je vois papa… assis…

Il remonte ses lunettes d’un geste machinal avec son index. Ce geste qu’il m’a transmis au fil des années,  par mimétisme.

Papa, est là lui aussi, et j’avoue ne plus rien comprendre.

Il porte encore son uniforme de travail mal coupé, ce pantalon de toile kaki qui tombe très mal sur les mocassins marrons qu’il met quand il part en bateau, cette chemisette vichy bleu clair, qu’on le force à porter, même en hiver, avec une affreuse cravate jaune canari. D’ailleurs, il l’a retirée car elle dépasse de la poche de son pantalon. En revanche, il a oublié d’enlever son badge d’agent immobilier et on dirait qu’il scintille sous l’effet de la lumière. Il s’est fait couper les cheveux depuis la semaine dernière, ça lui va très bien d’ailleurs. On devine quand même son début de calvitie sur le crâne, mais il est encore très séduisant comme ça. J’ai souvent entendu dire que j’étais son portrait craché et que dans quelques années, je lui ressemblerai encore plus.

Fanou a tout piqué à maman, les yeux, le sourire, la force, la minceur surtout... J’ai tout hérité de mon père, le même regard, la même incertitude, les mêmes bourrelets, la pilosité de singe aussi.

Comme maman, il a les yeux noyés par les larmes, cernés de pleurs, et comme elle, il semble avoir vieilli d’un seul coup. Et dire que je l’ai cru mort…

Pardonnez-moi papa et maman de vous regarder sans m’approcher plus près de vous, sans rien vous dire, sans comprendre maintenant les raisons de votre chagrin. Maman, vient de réaliser que je suis presque devant elle, je la sens totalement perdue dans ses pensées, autiste à son propre chagrin. J’ai l’impression qu’elle refuse de partager sa douleur avec papa. Elle se lève et attrape le bras de papa et tous les deux marchent vers moi. Elle s’effondre dans mes bras et je sens son visage plein de larmes mouiller mes joues. J’aimerais contrôler ses spasmes, comprendre ce qu’elle cherche à me dire. J’interroge papa du regard, mais ses yeux n’expriment qu’une peine prostrée. Je ne sais même plus pourquoi et pour qui vous pleurez maintenant. Fanou doit être en route, car il n’est pas encore arrivé.

 Monsieur Guillet est mort… mais pépé est parti depuis dix ans et si c’était l’oncle Jean-Yves qui était mort, Mircea, Kelig et Gwen seraient là.

A moins que…

Oh non... maman, ne me dis surtout pas que c’est…

- Raphaël… c’est ton frère. C’est Fanou… Il est mort. Il est parti.

J’entends crier maman, au moment où papa a brisé le silence. Malgré le choc, je comprends mieux la surprise sur le visage de la jeune fille à l’accueil du funérarium…

Monsieur Guillet, ce n’était pas mon père, mais Stéphane, mon frère… mon petit frère.

Maman vient de retomber dans les bras de papa et il la serre fort contre lui. Il ne dit rien.

Je reste les bras ballants devant eux, incapable de réagir, incapable de pleurer, incapable de savoir si j’ai envie d’une étreinte pour me consoler. Ils sont là tous les deux, l’un contre l’autre, et je reste seul, sans mon frère, sans Benjamin…

Je sens le regard de papa sur moi, ce regard qui me fait comprendre que ni lui, ni maman ne peut prendre la situation en mains. Je les raccompagne dans la salle d’attente et ils s’assoient  en silence, main dans la main.

Fanou, j’espère que tu peux me voir, ou m’entendre. Je suis là, près de toi sans doute. Thibault Hitze m’attend, debout dans l’embrasure de la porte. Il ouvre une chemise cartonnée où se trouvent les quelques feuilles de ton anamnèse. On échange le même regard. On sait que nous avons tous les trois sensiblement le même âge et que ta mort brutale nous renvoie à notre propre mortalité. Tu t’es levé ce matin, et quelques heures après, tu es parti pour toujours.

Je me demande comment j’arrive à tenir debout. J’ai l’impression que mes jambes vont se dérober et que je vais tomber.

Tu ne te rends pas compte Fanou… tu es mort…  mort…

Jamais un mot n’a eu aussi peu de sens que le mot « mort »,  Stéphane.

Ca veut dire quoi dans l’absolu : Fanou est mort ? Je ne sais même pas comment on peut matérialiser ça. J’ai bientôt 33 ans, petit frère, et tu viens de me faire retomber dans les limbes de ma toute petite enfance.

Mais où es-tu, au fait ? Que fais-tu ? Tu ne me réponds même pas en plus…

Et qu’est-ce que de deviens maintenant sans toi ?

Je sais que j’ai encore Benjamin, mais Benjamin ce n’est pas toi.

Tu y as pensé à ça? Merde Fanou, tu n’as pas  le droit de me faire ça. Tu n’as pas le droit de partir, pas comme ça.

 

J’entends le médecin qui me pose des questions sur toi, et j’y réponds, comme quand je le faisais plus petit. Tu sais, quand t’étais trop timide pour parler aux adultes et que tu chuchotais en regardant tes pieds. J’ai l’impression de réciter une nouvelle fois une leçon déjà apprise : ta date de naissance, ton lieu de naissance, ton adresse, tes antécédents médicaux. Je recrée ta vie pour un autre, mais il ne sait absolument pas ce qui se cache derrière toutes ces informations.

Je connais toute ta vie par coeur, p'tit con, parce que ta vie, eh ben c’est la mienne. Y a pas eu une seule seconde où tu n’as pas été présent pour moi pendant trente ans. Faut que tu sois mort pour que je te le dise.

Je n’arrive pas à regarder papa et maman, c’est au-dessus de mes forces. Et Benjamin n’est pas encore là pour me consoler. Et dire que je lui ai laissé un message sur son répondeur pour lui dire que c’était papa qui était mort. Faut dire que pour moi Monsieur Guillet, c’est papa… C’est con à dire, mais bon je ne t’ai jamais appelé Monsieur Guillet et je n’ai jamais entendu quelqu’un le faire.

Et puis, comme si j’avais pu m’imaginer une seconde que tu allais mourir ce matin !

Et puis d’abord de quoi es-tu mort ?

T’as fait le con à moto ? Si c’est ça, j’en connais un qui ne va pas me louper. Vraiment frérot, tu n’en rates pas une…

Tu es mort… Ca sonne comme une très mauvaise blague, j’avoue que tu m’as déjà fait beaucoup plus rire dans le passé. Je ne sais pas ce qui me retient de t’en coller une, ce serait une première d’ailleurs, mais franchement, celle-là tu la mérites. 

 

-       Docteur, vous connaissez la cause du décès de mon frère ?

-       Je n’ai pas eu le rapport du médecin des urgences, mais comme c’est moi qui ai reçu le corps et qui l’ai conduit en salle d’autopsie, tout ce que je peux vous dire, c’est que la mort n’est pas due à un accident de la circulation. C’est la première question que m’a posée votre père d’ailleurs. Il avait presque l’air rassuré de savoir que votre frère ne s’était pas tué en moto. Il faut dire que c’est un moyen de transport dangereux, qui fait souvent des victimes… et je ne vous dis pas dans quel état elles nous arrivent parfois. Dans le cas de votre frère, le corps est en parfait état, il n’y a pas de blessure, ni de sang.

 Bon Fanou, ce n’est déjà pas la moto. Pas de blessure, ni de sang. On ne peut pas dire que je sois plus avancé… 

 

-       Monsieur Guillet, il va falloir procéder à l’identification du corps. Vos parents ne souhaitent pas y aller seuls, c’est pour cette raison que nous avons appelé sur votre lieu de travail. J’espère que cela ne vous pose pas de problème à vous non plus. Cela ne prendra que quelques minutes.

-       Il n’y a aucun souci. C’est mon frère après tout.

 Putain Fanou, si on m’avait dit ce matin que j’aurais à identifier ton corps à la morgue…

Même dans mes pires cauchemars, je n’ai jamais imaginé un truc pareil. J’ai dit oui au médecin, t’as entendu ? Et je ne sais même pas si je vais être capable de tenir debout jusqu’à la salle d’autopsie.

 

-       Si vous voulez bien me suivre, le corps est dans la salle 7.

Ca y est Fanou, nous y sommes... papa, maman et moi, plantés derrière cette porte. On se regarde tous les trois dans la grande vitre sans tain. On vient de prendre dix ans d’un coup.

Tu sais p'tit frère, je me disais ce matin que c’était dans la nature des choses de perdre ses parents, mais pas à n’importe quel âge. Mais là, perdre son frangin à 30 ans, c’est plus de la colère et de la haine que je ressens. Je n’ai pas encore trouvé de nom pour décrire ce sentiment. Mourir à trente ans, c’est un film je crois ? Quel titre à la con ! 

Je suis tellement abattu que mes larmes ne viennent pas.

Alors Fanou, sois indulgent.

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