CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 5

Philippe Esteban

Tu sais, Fanou, je n’ai jamais été du genre à demander de l’aide. On me l’a même souvent reproché. Mais en ce moment, je supplie pour qu’on m’en donne. Tu vas peut-être pouvoir répondre à ma question : Comment faire pour réclamer de l’aide alors que la nouvelle de ta mort me laisse sans voix ?

J’aurais aimé te dire que nous faisons bloc tous les trois, papa, maman et moi ; mais à l’heure où je te parle, la souffrance nous a séparés au lieu de nous rapprocher. Ils sont devant moi, unis dans leur peine bruyante, alors que je n’ai pas de bras dans lesquels me réfugier. Benjamin n’est pas là, et il me manque. Tu n’es pas là non plus, et tu me manques aussi… forcément.

Les sanglots de maman sont déchirants, papa se contente de renifler par spasmes et de temps en temps, il sort son mouchoir pour sécher ses larmes et se moucher un peu. Je reste stoïque et silencieux, non pas par force, mais par passivité. Ça ne se voit sûrement pas, mais à l’intérieur, je me sens totalement dépassé par les événements. Je n’ai qu’une envie, me jeter par terre et pleurer à tes pieds pour que tu reviennes. C’est sûr que mon image de grand frère en prend un coup.

 

Thibault Hitze vient de composer un code pour ouvrir la porte. Bien entendu, j’aurais dû me taire au lieu de lui demander pourquoi l’entrée des salles d’autopsie était autant protégée. Tu ne vas certainement pas me croire, Fanou, mais ils ont dû changer toutes les portes du funérarium car on a essayé de voler des corps il y a quelques mois. J’utilise volontairement le mot corps, là ou Thibault parle de cadavre. Je ne sais pas pourquoi, mais ce mot m’a toujours mis mal à l’aise. Déjà, je trouve qu’il sonne très mal à l’oreille et puis cadavre, ça renvoie trop à la brutalité de la mort, à l’idée de décomposition, de putréfaction.

 

Voler des morts ? Là, j’avoue ne pas saisir. Dans certains cas, ils ont retrouvé les corps amputés de certains membres, voire carrément mutilés.  Qu’on veuille, à la limite, garder un mort chez soi avant les funérailles, passe encore, mais la nécrophilie ou la nécrophagie, ça dépasse l’entendement. Quand tu sais qu’en plus, ce sont souvent des membres de la famille ou de l’entourage qui font le coup, ça laisse sans voix… Je me vois bien te couper une main, ou autre chose pour le ramener à la maison. Vraiment n’importe quoi.

Remarque, tu te souviens de mon copain Olivier ? Il avait photographié sa soeur dans son cercueil et il gardait les photos planquées dans son bureau.

 

Je regarde le légiste d’un air dégoûté. Papa et maman sont à deux doigts de vomir. Papa me lance  un regard de reproche, maman n’est plus avec nous depuis longtemps.

Le claquement sec de la serrure nous surprend tous les trois. Au-dessus de la porte, la lumière verte s’est éclairée. Thibault entre le premier et il nous invite à le suivre dans un grand sas circulaire tout blanc, tu vois le genre, on se croirait dans 2001, L’Odyssée de l’Espace. Juste en face de nous, il y a une autre porte, blanche elle aussi, qui donne visiblement sur la salle d’autopsie. 

Maman s’est assise sur le rebord d’une table. Elle ne lâche plus les mains de papa. Je t’avoue que ça me fait bizarre de les voir comme ça tous les deux. Leur comportement, leurs gestes, n’ont plus rien d’adultes. Ils se tiennent la main comme deux enfants apeurés et tremblants. Papa reste figé devant elle, mais il ne la regarde pas. Ses yeux sont fixés sur le mur juste en face de lui, et je suis à peu près sûr qu’il doit rechercher une fissure ou un défaut de construction. Il faisait pareil tout à l’heure dans la salle d’attente. Je l’ai surpris à compter les dalles sur le sol.  Chacun de nous trois regarde où il peut : maman dans les yeux de papa ; papa vers le mur, et moi je ne quitte plus cette porte blanche, car je sais que tu es derrière. Même si j’ai toujours du mal à l’accepter. Et dire que c’est papa que je pensais voir ici…

 

Faut que je te confie quelque chose, Fanou… en ce moment j’espère qu’il y a eu erreur sur la personne, qu’il s’agit d’un homonyme. Je me raccroche vraiment à tout ce que je peux pour croire encore un peu que tu n’es pas mort. Je sais que  tout mon monde va s’écrouler à l’instant où je te verrai allongé sur la table d’autopsie. Je te parais peut-être excessif dans mes réactions, mais Fanou, comme je te l’ai déjà dit : ta vie c’est la mienne ; alors si on t’enlève à moi, on me tue aussi.

 

Il y a une odeur épouvantable dans ce sas. J’ai du mal à la définir, c’est saumâtre, âcre, presque abrasif dans la gorge. Ça empeste le détergent industriel, on dirait qu’on a mélangé du citron vert avec de la menthe. L’odeur du citron est vraiment la pire, elle me rappelle celle du savon à l’école maternelle. J’en aurais presque les yeux qui me piquent. En inspirant plus fort, on sent comme une seconde couche, plus médicale et chimique, le formol sans doute, l’éther aussi, mais il y a encore autre chose derrière, une puanteur plus sournoise, plus écœurante. Ça pue la merde, la pisse, le sang, la chair putréfiée : c’est le parfum de la mort qui plane. Papa et maman se pincent le nez. J’essaie de respirer par la bouche, mais ce n’est pas toujours très efficace.

Thibault Hitze a sorti un flacon d’huiles essentielles de sa blouse. Il pose quelques gouttes sur son index et se frotte les narines et le dessus des lèvres. Il me tend le flacon : essence de jasmin. Je l’imite. La puanteur s’atténue un peu, mais elle reste en suspension dans cet air trop lourd. Je passe à mon tour le flacon à papa et maman.

Thibault Hitze se retourne vers moi et j’avoue ne pas comprendre le regard qu’il me lance. Ses yeux sont graves. Ma peur redouble… Il  se décide enfin à ouvrir la porte.

 

Oh mon Dieu Fanou, je n’arrive pas à croire ce que je vois. J’ai pourtant lu des tas de livres sur la médecine légale, j’ai vu pas mal de films aussi où des scènes se passaient dans une morgue, mais là … ça dépasse tout ce que j’avais pu imaginer, même les descriptions pourtant précises de Cornwell, même cette scène atroce de Sous le sable, où Charlotte Rampling doit identifier les restes de son mari disparu. Je m’étais préparé au pire, et pourtant je suis très loin de la réalité. Je crois que je vais bientôt perdre l’équilibre tellement l’odeur de mort est insoutenable ici. Thibault Hitze me secoue le bras pour m’empêcher de m’évanouir. Avant que je perde connaissance, il me donne un mouchoir en papier imbibé d’huile de jasmin. J’ai l’impression d’étouffer tant ça pue ici : on pourrait presque tenir dans ses mains cette odeur de mort. Elle m’oppresse. Je regarde autour de moi : il y a des purificateurs d’air dans chaque coin de la pièce, un système de ventilation en état de marche, et pourtant, ça sent le crevé partout.

Tu te souviens de l’été où j’avais bossé aux abattoirs ? Enfin, je n’étais resté que trois jours avant de démissionner. D’ailleurs, tu t’étais bien foutu de moi quand j’étais revenu blanc comme un linge au bout de ma première journée de boulot. Tu m’avais traité de quoi déjà ? Je crois que c’était « chochotte »…

Je ne sais plus ce qui m’avait le plus rendu malade : voir tout ce sang couler ou alors entendre les cris des animaux qui allaient se faire électrocuter ? En y réfléchissant bien aujourd’hui, je crois que c’est l’odeur de la mort qui m’a le plus retourné.

Tu te rappelles aussi quand je suis allé chercher mon chèque et que je t’ai demandé de venir avec moi ? Tu faisais déjà moins le malin, j’avais dix-neuf ans, tu n’en avais que seize, tu étais encore un petit garçon à mes yeux, tu sais. Je m’en suis voulu de t’avoir amené dans la grande salle d’abattage. Je voulais te prouver que je n’étais pas une « chochotte » (tu sais que tu m’avais vraiment vexé en me disant ça ?), et je ne pensais pas que tu allais t’évanouir au bout de deux minutes.

 

J’entends maman pousser une sorte de râle guttural, comme si elle allait se mettre à vomir. Elle est de plus en plus livide. Papa n’est pas au mieux non plus. J’ai peur qu’ils ne tiennent pas le coup jusqu’au bout. J’aurais dû leur dire de ne pas venir avec moi.

 

Ma montre est encore bloquée sur 9 heures 40. J’ai laissé mon portable dans mon sac, je ne sais même pas l’heure qu’il est. Mon estomac fait du bruit, alors que je n’ai même pas faim.

Thibault Hitze m’a poussé aux avant-postes dans cette grande salle d’autopsie. Papa et maman sont restés en retrait derrière moi, dans l’embrasure de la porte. Je suis planté, immobile, dans cette pièce entièrement carrelée de blanc du sol au plafond. Juste devant moi, il y a une table en inox brillant, où on va certainement t’allonger dans quelques minutes. Je remarque le vérin hydraulique qui permet de l’incliner, et un système d’évacuation juste en dessous. Tout le reste du mobilier est en inox : des placards bas comme on en trouve dans les salles de science au lycée. Tous les instruments sont posés dans des boites aux couvercles de plexiglas : des scalpels, des pinces, des écarteurs, des tenailles. Juste à coté, je vois cet objet qui me donne la chair de poule et me fait encore plus claquer des dents, la scie électrique stryker avec sa lame ronde crantée qui sert aux trépanations. Même si elle est éteinte, je devine son bruit strident quand elle découpe les os de la boite crânienne.

 

Je dois te paraître complètement taré à te parler comme je le fais, à te décrire tout ce que je vois, ce que je ressens. Mais Fanou, je n’ai toujours eu que toi. Je sais que ce n’est pas gentil pour Benjamin, mais tu as toujours été mon seul confident, on a toujours tout partagé, alors permets-moi de rester fidèle à nos habitudes, même dans la mort.

Je ne sais pas si tu m’entends, ni si tu me vois, mais en tout cas, ça me fait du bien de te parler p’tit frère, et tant pis si tu ne me réponds pas.

Tu sais, Stéphane, j’ai vraiment très peur. C’est une peur compacte, et pourtant tellement indéfinissable. Je ne sais pas de quoi j’ai peur, il y a tant de choses qui m’effraient en ce moment.

 

Thibault Hitze passe devant moi et se dirige au fond de la salle vers une seconde porte ouverte. Je l’entends parler avec une autre personne mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils se disent. L’autre voix me semble bien jeune, presque adolescente. Après un court silence, un bruit de clés, de serrures que l’on ouvre, de tiroir que l’on referme me fait sursauter. Papa et maman se regardent une nouvelle fois. Je n’ose pas aller vers eux. Tu te rends compte qu’on ne s’est même pas encore embrassés. Maman s’est jetée dans mes bras et a pleuré sur mes joues, mais elle ne m’a pas embrassé et ne m’a pas laissé l’occasion de le faire. Papa non plus d’ailleurs. Si tu les voyais Fanou… 

Il vient d’y avoir un claquement sec dans l’autre salle, celui des roues d’un chariot qu’on débloque. On le pousse et il grince.

Thibault revient avec un jeune homme, presque un adolescent. A deux ou trois ans près, il doit avoir l’âge de mes élèves. Je ne sais pas si tu vois le genre : lunaire, poète maudit et débraillé. Il s’appelle Yann, c’est écrit sur sa blouse blanche. Faut absolument que je te le décrive… Il est roux, les cheveux en pétard et gluants de gel. Il a dû piquer les lunettes à Lennon et la barbe de trois jours à Gainsbourg. Remarque, il a plutôt bon goût. Bien entendu, les manières sont désinvoltes, mais un brin calculé quand même. Ce n’est pas de l’authentique. Il me fait penser aux étudiants de première année de psycho à la fac. Suffisant, prétentieux… en un mot insupportable. Le genre de mec qui se croit supérieurement intelligent car il a lu trois pages de Bettelheim, et qui se met à parler dans son sabir personnel, pour bien te faire comprendre que tu n’es pas de son monde. Voilà, tu situes un peu mieux Yann, non ?

Je l’aurais bien vu sortir avec l’autre conne au lycée…Clara Delombre. Section A2, vêtue de mauve des pieds à la tête, empestant le patchouli et déclamant du Baudelaire dans les couloirs aux intercours. Elle était persuadée qu’elle possédait l’arcane de la connaissance et de la vie  depuis qu’elle avait lu trois poèmes des Fleurs du mal. Je ne me suis toujours pas remis du jour où elle nous a traités tous les deux de  béotiens  car on n’aimait ni Lalanne, ni Thiéfaine, et crime suprême à ses yeux : on détestait Higelin. Franchement, Yann et Clara auraient fait un très beau couple.

Pour en revenir à Yann, il nous fait la totale niveau vestimentaire : le baggy taille basse qui baille aux chevilles, le sweat shirt de Cradle of Filth, sous la blouse ouverte, c’est pas du meilleur goût pour une salle d’autopsie, et je crois que ça aurait rendu impossible ses amours avec Clara. Et puis il y a aussi l’élastique du caleçon rouge à motifs écossais. Mais alors le pompon, ce sont quand même les chaussures et les chaussettes. Je viens de le remarquer au moment où il ramasse le stylo qu’il vient de laisser tomber : ses baskets ne sont pas de la même couleur et ses chaussettes non plus. Ca fait quatre couleurs aux pieds : jaune et rouge, marine et noir. Faudra que je tente l’expérience avant la fin de l’année scolaire.

Je sais Fanou, je fais le malin. J’essaie d’être drôle, mais je ne crois pas que ça marche. Mais qu’est ce que tu voudrais ? Que je m’effondre devant toi en t’implorant de revenir ? Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, mais la force et le courage. T’implorer ne m’a jamais fait peur, bien que je ne l’aie encore jamais fait à ce jour, et si c’est le prix à payer pour que tu reviennes, p’tit frère, eh bien je donnerais le centuple pour que jamais on ne soit séparés. Oui, je t’ai parlé de Clara Delombre, alors que je l’avais totalement oubliée il y a encore cinq minutes. Oui, je me souviens de nos années au lycée, car nous en avons passé une ensemble : toi en seconde, moi en terminale, et qu’à cette période, (et pardonne-moi d’avance pour l’évidence) tu étais encore vivant.

 

Voilà Fanou, maintenant les choses sérieuses vont commencer. Le chariot est immobilisé juste à coté de la table en inox. J’aurais pensé qu’on aurait fait glisser ton corps dessus.

Et là, qu’est ce que j’ai devant moi ? Une housse mortuaire en nylon noir et luisant, de loin on dirait presque du cuir. Il y a une fermeture à glissière remontée jusqu’en haut. Au pied de cette housse, je vois un bristol orangé avec une étiquette informatique collée dessus. C’est écrit en caractères majuscules : STEPHANE GUILLET, et au dessous, la date d’aujourd’hui et un numéro de dossier avec plein de chiffres et de lettres. Et enfin sous cette housse, dont la fermeture n’a pas été encore descendue, il y a toi.

Je n’arrive pas à détourner les yeux de cette housse. J’ai du mal à croire que tu puisses être dedans. Je la trouve trop courte, trop petite pour ton gabarit. Ça me réconforte sur un point, il y a erreur sur la personne. Je me suis déjà trompé avec papa ce matin en le croyant mort, tu vois c’était un signe. On va tous être soulagés quand on va voir que ce n’est pas toi qui es allongé sur ce chariot. On va te voir débarquer comme un fou, car tu auras enfin eu mes messages sur ton portable. On en sera quittes pour une belle frayeur et tu ne comprendras peut-être pas pourquoi je te serrerais si fort dans mes bras en te disant je t’aime Fanou.

Y a des chances que tu me regardes comme si j’étais barge, mais là vraiment, je m’en foutrais complètement. Après une frayeur pareille, tu auras le droit de penser tout ce que tu veux de moi.

 

J’entends la respiration saccadée de maman dans mon cou, celle plus calme de papa un peu plus loin. Thibault Hitze doit être juste derrière moi, car je sens encore les effluves de son essence de jasmin et celles plus agressives de son eau de toilette. C’est Fahrenheit et il a un peu forcé sur la dose.

On n’entend plus rien maintenant dans la salle d’autopsie, seul le bourdonnement quasi imperceptible des néons.

Je repars dans mes souvenirs pour oublier que tu es peut-être dans cette housse devant moi.

Je ferme les yeux, c’est le matin, vers 6 heures et je me lève pour partir à la fac. Je suis à Rennes dans mon studio et je prépare mon petit déjeuner. Le coin cuisine est éclairé par le même type de néon. Il bourdonne de la même façon. Je pourrais aussi te décrire l’odeur du thé qui infuse dans mon bol, celle de l’assouplissant qu’utilisait maman pour mes vêtements que je lui ramenais chaque week-end. J’entends encore la voix de Jacky Gallois sur Europe 1, car je n’avais pas pris avec moi mon gros poste radio FM et je devais me contenter du vieux  transistor de papa, où on ne captait que les grandes ondes, et même pas la BBC. C’est lâche de rester bloqué sur le passé quand le présent est si tragique. Ne me juge pas trop sévèrement si j’essaie de l’oublier.

 

Yann nous demande, de sa voix grêle d’adolescent enroué, si nous pouvons commencer l’identification. Le débit est lent, haché, saccadé, à l’avenant du personnage.

J’entends Thibault lui répondre par un « oui » à peine audible.

Fanou, je n’arrive pas à ouvrir les yeux maintenant. Malgré mes efforts, c’est physiquement impossible... Il ne reste que les bruits extérieurs pour me faire comprendre ce qui se passe ici.

La fermeture Eclair descend lentement. Je crois que je me suis arrêté de respirer quelques instants, car je n’arrive plus à reprendre mon souffle. Ça va bientôt être l’instant de vérité, la délivrance, quelle qu’elle soit : ta mort ou alors une horrible méprise. J’opte de plus en plus pour la première solution.

Maman vient de crier. Je ne sais même pas si on peut appeler cela un cri. On dirait plus un feulement qui se transforme peu à peu en un « Noooooooon »  désespéré. Elle ne s’arrête plus Fanou, c’est terrifiant ce cri. J’entrouvre à peine mes yeux pour les refermer aussitôt : maman n’est plus maman, Fanou. On dirait une vieille poupée désarticulée, qui ne tient plus debout. Je l’entends frapper sur la poitrine de papa. Il ne dit rien, il la laisse faire. Maman n’est plus maman. Maman n’est plus qu’un cri.

Je me retourne vers papa, qui ne cesse plus de fixer le chariot sur lequel tu es allongé, et moi, je refuse toujours de te voir.

Maman frappe de plus en plus fort, ses cris deviennent stridents. Elle ne dit plus « Noooooooon», mais entre deux spasmes, elle parvient à articuler « Rendez-moi mon fils ! »  Papa n’est plus qu’une statue de marbre, insensible aux coups qu’on lui donne.

 

Thibault me demande si je veux continuer l’identification seul. Je lui réponds par un hochement de tête. J’ai de nouveau les yeux fermés. Quand je les ouvre enfin, c’est pour regarder à travers  la vitre sans tain qui donne sur le couloir. Je n’entends plus maman crier, mais je la vois maintenant, à genoux devant papa. Les parois hermétiques et les murs insonorisés de la salle d’autopsie étouffent ses cris.

Papa et Thibault l’aident à se relever, et ils la conduisent lentement jusqu’à la salle d’attente. Papa regarde toujours droit devant lui, stoïque. A peine assis dans l’un des fauteuils, il se prend la tête à deux mains et se met lui aussi à pleurer.

Maman est pliée en deux de douleur, supportée par Thibault et la jeune Coralie de l’accueil.

 

Yann toussote pour me ramener à la réalité. Je tourne la tête vers lui, et forcément, je te vois enfin.

La housse a été ouverte jusqu’à ton nombril. Bien entendu, tu es nu. Je distingue tes poils pubiens et je demande à Yann s’il peut remonter un peu la fermeture Eclair. J’affronte maintenant ton visage. C’est curieux, on dirait presque que tu dors, seulement là, je n’entends plus le son tellement familier de ta respiration endormie.

Tu as l’air paisible, mais en y regardant de plus près, je note une petite grimace de douleur sur tes lèvres et un froncement de sourcil presque imperceptible, comme si tu avais souffert au moment de mourir. Thibault avait raison, il n’y aucune trace de sang ou de blessure sur ton corps.

Fanou, j’ai mal, tellement mal de te voir ici, allongé dans la mort, sans pouvoir te regarder, te répondre, te réconforter. Je me sens aussi mal que doit l’être maman. J’aimerais pouvoir crier comme elle, pleurer comme elle, hurler ma rage et ma douleur de t’avoir perdu. Je reste planté comme un con, sans rien dire, sans réaction devant toi.

Tu dégages tellement de force, même couché dans cette housse mortuaire. Tes épaules sont naturellement dessinées, et je souris presque en regardant la petite touffe de poils fins sur ta poitrine. Les pointes de tes tétons sont toutes raides, et jamais la pigmentation de la peau sur tes aréoles n’a été aussi rouge. Tu es encore tout décoiffé, à croire que toi aussi tu avais dû prendre la moto ce matin pour aller travailler. Tes cheveux sont collés sur ton front par la sueur et le froid sûrement. J’ai presque envie d’enlever la grosse pellicule blanche qui est restée sur tes sourcils, mais tu sais que je suis incapable de toucher un mort, même si ce mort c’est toi p’tit frère.

J’ai tellement envie de t’embrasser, de caresser tes lèvres pour te donner de ma chaleur et te ramener à la vie, mais je sais que cela ne servira à rien, si ce n’est à me faire encore du mal. On n’est pas dans un conte de fées ce matin.

Je te regarde encore avec toute l’admiration du grand frère pour son cadet. T’es vraiment un beau garçon, et je ne dis pas ça parce que t’es mon frère. J’ai toujours été fier de toi, mais là, je dois reconnaître, que je suis admiratif devant ce corps que tu avais réussi, sans peine d’ailleurs, à sculpter. Je n’aurais jamais d’abdos, ni de pectoraux comme les tiens, même si je passe ma vie à la piscine.

Et puis alors, quelle ligne ! Pas un gramme de gras pris depuis tes 18 ans. Toujours le même poids, les mêmes mensurations parfaites : 1,85m pour 75kg et que du muscle, comme Benjamin. J’imagine que je dois m’estimer chanceux d’avoir eu un frère comme toi, et là je ne parle que du physique. Le reste était encore plus beau.

 

J’ai envie de pleurer Fanou, mais je n’y arrive pas. Je donne des ordres à mon corps, mais il ne répond pas. Si tu pouvais m’entendre, je crie : « Pleure Raphaël, mais pleure ». Je t’avoue que ça me ferait du bien d’évacuer mon chagrin. Je me sens froid à l’extérieur : sans aucune expression sur le visage… impassible, presque insensible. A l’intérieur, ça bouillonne de rage, de haine, de peine, de douleur, de colère. Y a tout ce magma qui ne demande qu’à sortir.

-          Monsieur Guillet, je sais que c’est une question idiote mais je vous dois vous la poser, est-ce bien le corps de Stéphane Guillet que vous venez d’identifier ?

(Pour sûr qu’elle est conne ta question. Mais bon comme c’est la procédure je vais y répondre.)

 

- Oui, il s’agit bien de mon frère, Stéphane Guillet.

Je réponds encore avec ma voix de fillette. Je me déteste quand je suis aussi faible. C’est une voix de soumission, pas une voix de grand frère. Je marmonne plus que je ne parle.

Ben oui, Ducon, c’est mon frère. Tu crois que ma mère aurait réagi de la même façon si  son fils ne se trouvait pas  dans cette putain de  housse mortuaire ?

Yann, je ne te connais pas, mais j’ai envie de te cracher à la gueule car tu m’énerves avec tes manies de p’tit mec cool qui croit tout savoir sur tout. Tu as de la chance d’être retourné pour remplir je ne sais quel formulaire, sinon je t’aurais sauté dessus pour t’étrangler et sentir ta misérable petite vie quitter ton corps inutile.

 

 Et toi Fanou, tu fais quoi dans cette housse de merde ? Arrête de faire le con, tu n’es plus drôle maintenant. Allez, lève-toi. Ouvre les yeux, c’est moi Raphaël. On va te ramener à la maison, je vais aller te chercher des vêtements et après on va partir tous les deux en balade pour Fréhel. Il fait un super temps dehors.

Tu n’as pas le droit de mourir Fanou, pas maintenant, pas comme ça. Je ne suis pas prêt pour ça. Tu me prends de cours là.

Allez réveille-toi… Réveille-toi. J’ai ma main tout près de ta joue, et je suis prêt à la caresser pour que tu ouvres les yeux. Je sais quand tu étais petit, tu aimais bien que je te réveille comme ça. Je peux le faire même maintenant, même si j’ai 32 ans et toi juste 30. C’est pas grave, on l’emmerde Yann. Il pourra dire ce qu’il veut, mais s’il faut que je te caresse la joue pour que tu reviennes, ben je le ferai, rien que pour toi.

 

Depuis que j’ai 11 ans, je n’ai jamais pu pleurer devant mon frère : question d’orgueil et de fierté. Pour moi, un aîné, ça doit montrer l’exemple, se brûler en premier, se casser la gueule et se relever, et tout ça pour que celui qui vient après ne fasse pas les mêmes erreurs. C’est ingrat d’être l’aîné, mais il en faut bien un. On a les honneurs jusqu’à un certain âge, mais après, il faut tout assumer et surtout ne pas décevoir. J’espère avoir été à la hauteur avec mon frère. Bien sûr, j’ai eu mes faiblesses, mes moments de tristesse, mais quand je pleurais, c’était toujours en cachette. Au début de mon adolescence, quand je me prenais des gifles pour des mauvaises notes, ou pour mes insolences, je ne répondais jamais. Je gardais sans rien dire, et sans même la toucher, la trace rouge de la main de mon père ou de ma mère. Je n’aurais jamais pu accepter de réagir en bébé devant mon petit frère, et j’aurais préféré crever de honte, plutôt qu’il me voit diminué.

Je me suis toujours juré de protéger mon petit frère, d’aussi loin que je me souvienne. Ça faisait même rire parfois, ce dévouement pour lui. J’espère avoir été là à chaque fois qu’il a eu besoin de moi, même si aujourd’hui j’ai un sale goût dans la bouche. Pour la première fois, et malheureusement la dernière, j’ai failli à mon serment, car je n’ai pas pu prendre soin de mon petit frère pour l’empêcher de mourir.

Fanou, il fait de plus en plus froid ici. J’ai gardé mon blouson sur moi et malgré ça, je suis frigorifié. Alors toi qui es complètement nu dans ta housse toute fine, tu dois te les geler. De toute façon, t’as toujours eu froid, même en été. Il fallait sans arrêt surchauffer les pièces, pour que monsieur ait son confort. Quel chieur quand même !

 

Yann se retourne, l’air désolé. Je me suis calmé, et je n’ai plus envie de l’étrangler.

Je pense toujours à Fanou dans cette housse, et là, je me rends compte que je viens de poser la question la plus idiote de toute ma vie

-          Il n’a pas froid comme ça tout nu dans la housse ?

Yann me regarde toujours avec un air désolé, presque effaré devant l’insondable bêtise de ma question…

-          Monsieur … Heu, votre frère est mort… et depuis au moins deux bonnes heures. Sa température corporelle a déjà beaucoup baissé, et je viens de le sortir d’une chambre réfrigérée. Il a forcément froid, mais il ne le ressent pas. Je sais que c’est dur à admettre, et je comprends votre peine, mais on ne peut plus rien pour votre frère. Je risque juste, en le laissant à l’air libre comme ça, d’accélérer le processus de décomposition. Son corps est en parfait état, ce qui va nous épargner les mauvaises odeurs. Vous voyez de quoi je veux parler. Mais bon pour répondre encore à votre question : oui, votre frère a froid, tout nu dans cette housse, et ni vous, ni moi n’y pouvons plus rien. Je suis désolé.

 Fanou, le gamin est presque au bord des larmes. J’aimerais moi aussi être sur le point de pleurer. J’ai envie de lui dire que tu dors, que tu vas te réveiller, qu’il faut te donner une couverture pour que tu n’aies plus froid. J’ai envie de lui dire que tu es beau, que je suis fier de toi, qu’il n’y aura  jamais de meilleur petit frère que toi, mais je n’y arriverai pas. Et puis, je me suis déjà assez ridiculisé devant lui, non ?

 

-          Monsieur, est-ce que je peux refermer la housse et ramener le corps dans la chambre froide ? Vous avez peut-être encore envie de rester quelques minutes avec votre frère ?

-          Non, c’est bon pour moi. Vous pouvez ramener le corps, mais s’il vous plait, attendez que je sois parti pour refermer la housse.

-          Sans problème, monsieur. C’est ce que je fais généralement.

 Il vient de débloquer les roues du chariot, et il commence à le pousser vers l’autre pièce, où tu vas maintenant reposer. Je ne pourrais jamais oublier ton visage immobile, dépassant de cette housse noire. Non Fanou, c’est vrai, Yann a raison… Tu ne dors plus. Tu viens de partir une nouvelle fois, sans moi, loin de moi et j’ai mal de te laisser seul comme ça. J’ai peur pour toi Fanou, alors que tu n’as rien à craindre ici. J’entends maintenant le bruit d’un lourd tiroir de fer qu’on ouvre, de quelque chose que l’on fait glisser et que l’on referme. Tu dois être dans le noir maintenant. J’ai envie de crier qu’on ne te fasse pas de mal. J’ai tellement envie de pleurer Fanou, mais je n’y arrive pas. Je n’ai même plus envie de regarder papa et maman, car ils vont me prendre pour un insensible, un étranger indifférent à ta mort, mais c’est tellement faux. Je recommence à suffoquer, j’en arrive même à oublier de respirer. J’ai l’impression d’avoir la tête sous l’eau sans pouvoir remonter à la surface. Yann me secoue le bras, je dois le regarder avec des yeux de fou.

 

-          Monsieur ? Monsieur ? Ça va ? J’ai été un peu long, excusez-moi. Faudra pas dire au Dr Hitze que je vous ai laissé tout seul, sinon je vais me faire engueuler. Je vais vous donner ce formulaire qu’il faudra faire compléter et signer par le légiste en chef. Je suis désolé de ce qui vous arrive, Monsieur. Je ne sais jamais quoi dire dans ces moments-là. Je ne trouve pas les mots qu’il faut.

-          Ce n’est pas grave… Ne dites rien alors.

-          Je vous souhaite quand même bon courage, monsieur.

-          Merci beaucoup et au revoir

-          Au revoir, monsieur.

 Je reprends mes affaires, retraverse ce sas puant et retourne dans le couloir. J’ai l’impression de remonter dans le monde des vivants. Le bruit de mes bottes sur le carrelage me réveille. Je ne fais plus attention maintenant à étouffer le claquement des plaques de fer sur la faïence. Je récupère les sens que j’avais perdus un instant en te voyant mort, Fanou. C’est comme si je venais de me réveiller d’une anesthésie. Je me sens cotonneux, faible et flasque. J’avance vers le bureau de Thibault Hitze et ma peur grandit de nouveau.

Papa et maman sont méconnaissables. Ils se sont un peu calmés maintenant. Maman ne pleure plus comme tout à l’heure, elle sanglote doucement, auprès de la jeune fille de l’accueil, restée près d’elle pour la soutenir. Si tu voyais son visage Fanou…

Papa n’a pas bougé d’un centimètre depuis tout à l’heure. J’ai l’impression qu’il s’est muré dans sa peine, et que personne ne pourra l’en faire sortir.

Il ne reste que moi alors, Fanou ? J’ai commencé mon travail il y a trente ans, je vais le finir, comme on se l’était promis. Je vais m’occuper de toi une dernière fois p’tit frère, rassure-toi, je ne vais pas t’abandonner. Ça me déchire le cœur de t’imaginer dans cette housse mortuaire, dans le noir, enfermé dans un tiroir de la morgue.

Je regarde une nouvelle fois vers la salle 7, même si je ne peux pas voir à travers la vitre sans tain. Je sais que tu es là, et c’est sans doute ma seule consolation.  J’attendrai encore un peu pour craquer. J’ai encore mon image de grand frère à préserver. 

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