CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 7
Philippe Esteban
CHAPITRE 7
Je n’aurais jamais pensé un jour vivre ce que tu me fais vivre en ce moment. Je ne sais pas ce qui est le plus difficile à gérer maintenant : ta mort ou le silence sur ta maladie ; en tout cas il faut que tu saches que tout ça me met en état de choc et nourrit toutes mes incertitudes. Je vis toujours avec toi, mais dans une configuration tellement différente car désormais la mort nous unit tout en nous séparant… paradoxal, non ?
La chaleur de tes affaires sur ma poitrine me traverse encore le corps de part en part. Je ressens les dernières vibrations de ta vie circuler dans mon sang. Si cette sensation n’était pas aussi empreinte de tristesse, je me sentirais presque serein, presque consolé. Le froissement de la mince pellicule de plastique contre le cuir de mon blouson me fait frémir, alors que dans le même temps le contact humide de la housse sur mes mains et mes doigts les rend encore plus moites et froides.
Devrais-je te dire, en ce moment-même où je pense à toi figé dans la mort, que ta présence virtuelle sur mon torse ramène mes sens à la vie. J’émerge peu à peu de cet état comateux et froid dans lequel je suis tombé quand je t’ai vu dans la salle d’autopsie. Cela me paralysait le corps et l’âme. Je sens ma colère devant ton départ, devant tes silences, se réveiller et bouillir.
Yann est de nouveau rentré dans une des salles et il me lance un sourire pâle au moment de fermer la porte derrière lui.
Je reste immobile un moment et je me lance dans la remontée de ce long couloir blanc. J’avance d’un pas lent et régulier, une sorte de procession religieuse que je souhaite longue et solennelle. Je martèle volontairement de mes semelles le carrelage et le claquement de mes bottes me rappelle que je suis vivant. C’est ma façon d’exprimer ma violence, celle de ma vie contre celle du silence de ta mort.
Je tiens, comme une précieuse relique, un talisman, le dossier en carton que m’a remis le légiste. Toutes les informations sur tes heures ultimes sont consignées à l’intérieur, sauf le secret que je suis l’un des rares à connaître : celui de ta maladie cachée.
Je m’autorise à ne pas en parler à papa et maman, et tu n’es pas là, cette fois, pour me dire si j’ai raison ou tort.
Je répète mentalement ce que je dois leur dire, en essayant de trouver le ton de voix le plus juste et le plus sobre. Je me suis assez ridiculisé avec mes vocalises de jeune fille. Je pense avoir trouvé les mots qu’il faut.
Maman a repris un peu ses esprits. Elle est déjà assise droite comme un « i » sur son fauteuil. Son dos effleure à peine le dossier, son port de tête est redevenu parfait. Elle regarde droit devant elle, ses yeux perçants se fixent sur quelque chose contre le mur, et je serai incapable de te dire à quoi, ou à qui elle pense. Fanou, tu lui ressemblais tant, que j’ai l’impression de te retrouver dans son visage fermé.
Je me reconnais à peine dans papa. Il se perd dans ses pensées, sans doute les mêmes depuis ce matin. Il n’a pas bougé de son fauteuil ; lui aussi fixe quelque chose, mais son regard se porte sur le sol.
Maman a détourné la tête en m’entendant arriver. Des larmes silencieuses coulent sur ses joues alors que je m’approche d’elle. Ses sanglots hystériques ce matin me faisaient presque peur. Elle a repris son masque de froideur habituel, à croire qu’elle a déjà appris à contenir sa peine et à l’exprimer avec parcimonie et retenue. On dirait qu’elle est la seule de nous trois à avoir compris ce qui se passait vraiment et à l’avoir accepté. Même si elle porte son ensemble printanier rouge, elle a endossé ses habits de deuil, ceux d’une mère qui doit apprendre à vivre avec l’absence de son plus jeune enfant.
Elle se lève lentement, garde sa posture droite et altière et elle pose ses doigts encore humides de larmes sur mes joues mal rasées. Je ne me souviens plus depuis quand elle n’a pas fait ce geste.
Une nouvelle fois, j’ai l’impression que c’est toi qui communique à travers son regard bleu. Ses questions sont les tiennes, comme si une nouvelle fois tu me demandais de répondre pour toi, comme si la brutalité de ta mort t’avait surpris.
- Pourquoi Raphaël ? Pourquoi Stéphane ?
- Je ne sais pas maman…
J’ai l’impression qu’on a versé de l’acide dans ma gorge tellement elle me brûle. Certains mots, mêmes banals, sont tellement difficiles à prononcer.
- Va chercher papa, j’ai des choses à vous dire.
Fanou, je ne sais pas combien de temps je vais encore résister à mes vertiges, à mes nausées, à cette impression que je m’enfonce dans le sol et que tout tourne autour de moi. Chaque seconde qui passe sans toi est une épreuve dont je repousse sans cesse les limites. Le légiste avait peut-être raison quand il m’a dit que j’avais l’air solide. Papa et maman se tiennent par la main, comme dans la salle d’autopsie. J’aimerais tendre les miennes vers eux, mais j’ai peur de briser leur équilibre. Je serrerai plus fort celles de Benjamin quand il sera là.
- Fanou est mort ce matin à 9 heures 40 d’une hémorragie cérébrale…
Encore ces brûlures dans la gorge dès que je prononce ces mots…
- Je sais que ça ne changera rien, mais le médecin m’a dit qu’il n’a pas souffert et qu’il n’a pas dû se sentir partir…
Tu parles ! Quel mensonge… On voit bien que t’as sûrement souffert avant de partir. Je ne l’ai pas inventée cette légère grimace de douleur sur ton visage. J’essaie de rassurer papa et maman comme je peux, il n’y a que toi qui pourrais nous décrire tes derniers instants. Je me rapproche d’eux pour les serrer dans mes bras, et là, je m’arrête…
La porte de l’ascenseur s’est ouverte et cette connasse de Nadège en sort.
Je me crispe de colère, mais pas pour les mêmes raisons. Nadège, encore elle, toujours là quand il ne faut pas. Elle remonte le couloir en titubant, se tenant au mur pour ne pas tomber, posant sa main sur son front comme si elle allait défaillir. J’aurais presque envie qu’elle s’étale et crois-moi, je ne lèverai pas le petit doigt pour aller la relever, bien au contraire. Je veux la voir ramper sur le sol et crever de chagrin. Fanou, je me suis toujours posé la question de savoir ce que tu avais pu lui trouver à cette conne…
Ma pauvre Nadège, si tu savais comme t’es moche, si tu savais combien je te hais…
Tu tires sur ta jupe un peu trop courte pour la redescendre jusqu’à tes vilains genoux cagneux. Heureusement que tu as quand même l’élégance de les cacher sous tes éternels collants marron. C’est à croire que tu as dû dévaliser tout un stock, je ne t’ai jamais vu en porter d’autres. Et puis c’est quoi cette couleur de cheveux ? Carotte béchamel ? Il faut dire que ce n’est pas très courant des mèches blanches sur des cheveux orange. Même Cyndi Lauper n’a jamais osé. Tu t’attends peut-être à ce que nous allions à ta rencontre pour te soulager ? Tu rêves! Si ce n’était pas pour la mort de mon frère, je serais presque heureux de te voir dans un tel état.
- Papa, qu’est-ce qu’elle fout là ?
- Raphaël, c’est quand même la copine de ton frère ! Tu ne vas commencer à faire des histoires avec elle, hein ? Tu prends sur toi et tu ne l’agresses pas…
- Papa, juste pour ta gouverne, Fanou l’a larguée hier soir (désolé p’tit frère, c’est pas beau de mentir, mais là je pense que la fin justifie parfois les moyens…). Il m’a laissé un message sur mon répondeur. Alors si personne ne lui demande de partir, je vais m’en charger. Mais au fait, c’est toi qui l’as prévenue ?
- Oui, c’est moi. Tu vois bien que ta mère n’est pas en état de le faire…
- T’as prévenu Benjamin aussi ?
- Non… Et puis je ne suis pas sûr d’avoir son numéro sur mon portable.
- Oui… bien entendu. Mais ne t’inquiète pas, je me suis chargé de l’appeler, car je pensais bien que vous alliez l’oublier (Si tu savais surtout que je l’ai appelé pour lui annoncer ta mort…).
- C’est quoi ce sous-entendu, Raphaël ?
- Mais il n’y en a aucun, papa. Cela me paraît tout à fait normal que l’ex de mon frère soit là en ce moment. J’imagine que si c’était moi qui était de à la place de Fanou, Benjamin serait là aussi, non ?
Silence gêné… Papa ne répond pas.
Nadège s’effondre en larmes dans les bras de maman.
- Oh, Chrichtine, ch’est affreux. Dites-moi que che n’est pas vrai.
J’avais presque oublié que ta charmante ex avait des soucis avec les sifflantes. Ch’est choli che chuintement dans cha voix… Ch’aime beaucoup.
- Et tu es là aucchi Raphaël ? (Non, non, c’est mon clone, connasse…)
- Ben où veux-tu que je sois ? On m’a prévenu moi aussi. Je te rappelle que je suis son frère aîné…
Elle se rapproche de moi. Je recule pour qu’elle ne m’embrasse pas. Fanou, aide-moi, ch’ai peur ! Elle se jette sur la housse de vêtements pour me l’arracher des mains. Quelle conne, elle a quasiment ruiné le plastique. C’est malin, y a une de tes chaussures qui vient de tomber par terre.
- Donne-moi ches affaires Raphaël ! Che veux les vêtements de Fanou !
Je crois avoir lu qu’on calmait les crises d’hystérie avec des gifles. Ça fait des mois que j’ai envie de claquer la sale gueule de ta copine. Oh putain, ça fait du bien ! Elle a macéré un bon moment celle-là. Là, Nadège s’est pris toute ma haine dans sa face de rat. Je me suis même fait mal à la main. J’ai dû y aller fort, car on voit bien la marque de mes cinq doigts zébrer sa peau de rousse.
- Maintenant Nadège, tu te calmes ! D’accord ? Personne, tu m’entends, je dis bien personne, ne touchera aux affaires de Fanou. C’est clair ?
Je ramasse ta chaussure et je la garde à la main, au cas où… Si elle recommence, je lui balance la Caterpillar dans les dents.
Nadège… Tu peux me regarder avec ton regard noir… Tu ne me fais pas peur. Tu sais pour avoir l’air féroce, faudrait déjà que tu aies perdu tes dents de lait. Alors c’est quoi la prochaine étape ? Tu vas me mettre en examen pour violence physique sur magistrate frustrée ? T’en meurs d’envie, hein ? Mais tu vois, t’es pas dans ton cabinet au tribunal et je ne suis pas une de tes victimes. Ici, tu es à la morgue parce que ton ex, qui a fait la connerie de sortir avec toi est mort. Et il s’avère que cet ex, c’était mon frère, et que moi vivant tu n’y toucheras plus, pas même en rêve.
- Raphaël ! Ca suffit ! Non mais qu’est-ce qui t’as pris de gifler Nadège ? Présente-lui tout de suite tes excuses !
- Présenter des excuses à ça ? Non mais t’es pas sérieuse maman… Il en est hors de question !
- Raphaël, j’ai l’impression que tu oublies que je viens de perdre mon fils ce matin. Tu pourrais au moins respecter ma peine et celle des autres.
- Tu as perdu ton fils maman, mais moi j’ai perdu mon seul frère ! Et jusqu’à présent je ne crois pas avoir manqué de respect à quiconque ici, et surtout pas à la mémoire de Fanou. Ce n’est pas parce que je ne pleure pas comme un hystérique que je ne souffre pas autant que vous trois ! Je suis d’accord maman, tu as perdu un fils aujourd’hui, mais essaie quand même de penser à celui qui te reste !
Silence de plomb autour de nous. Thibault Hitze sort de son bureau pour voir ce qui se passe. Il salue Nadège, qui tient sa joue toujours endolorie par la baffe qu’elle s’est prise. Je ne sais pas pourquoi, mais la présence furtive de Thibault semble lui redonner de l’énergie …
- Raphaël, eche-que tu chais de quoi est mort Fanou ?
- Hémorragie cérébrale, d’après le rapport des urgences…
- Et on en est chûr ? Vous avez demandé une autopchie ? Il faut en faire une, ch’ai le droit de chavoir ! Che chuis sa femme quand même !
Ta femme ! Mais qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre…
- Nadège, tu n’es pas obligée de hurler pour parler. J’ai décidé qu’on ne pratiquerait pas d’autopsie sur mon frère et j’ai même signé un document au médecin légiste là-dessus (Oops Fanou, deuxième mensonge. Je n’ai rien signé du tout, mais ça elle n’est pas obligée de le savoir). Mais si tu tiens tant à ton autopsie, tu n’as qu’à ouvrir une information judiciaire, c’est ton boulot ça, hein ?
- Raphaël ! Ca suffit ! Nadège, nous respectons votre douleur et votre chagrin, mais nous vous demandons de rester en-dehors de tout ça. Il n’y aura pas d’autopsie et pour être franche, cela m’importe peu de savoir de quoi est mort mon fils, car cela ne va pas le faire revenir. J’espère que vous comprenez, Nadège ?
Respecter sa douleur et son chagrin, ça n’engage que maman… Ca fait quand même deux baffes qu’elle se prend coup sur coup la petite juge. Elle ne doit pas avoir l’habitude qu’on lui dise non.
Je sais que je ne me suis pas comporté comme j’aurais dû, Fanou. Ça ne me ressemble pas en plus. Tu m’en veux peut-être et tu aurais de bonnes raisons, mais je vais plaider les circonstances atténuantes. J’essaie de chasser de mon esprit ces images qui n’arrêtent pas de s’entrechoquer… toi, Fanou en train de mourir, toi que l’on place sur un brancard, sans doute inconscient, ton arrivée aux urgences dans le camion du SAMU, et puis ton corps qu’on déshabille, qu’on essaie de maintenir en vie malgré ton cerveau qui ne donne plus d’ordre, malgré le sang qui s’échappe de ta tête. Ton cœur s’arrête de battre, tes dernières pensées conscientes, tes derniers mots… toutes ces questions que je me pose et auxquelles tu ne me donneras jamais de réponse.
Je me détourne une nouvelle fois de papa et maman, qui essaient de calmer Nadège et de s’excuser pour moi. Mon regard est attiré par la porte 7. Je sais que c’est là que tu reposes, comme on dit élégamment ; là, à quelques mètres de moi seulement, dans un frigo, peut-être même encore enfermé dans ta housse de nylon. Ton cœur ne bat plus, tu ne respires plus. Tu n’existes plus.
Il faut que je rentre à la maison. J’ai besoin de me laver et de me changer. Je n’en peux plus de me sentir aussi sale. Et puis il va falloir que je m’occupe d’aller récupérer tes autres affaires, et puis ramener ta moto chez toi. Si ça ne te dérange pas, j’aimerais garder tes vêtements à la maison, avec moi, contre moi, pour te protéger. J’ai besoin de leur contact, même si je les laisse dans la housse.
Je retourne dans le bureau de Thibault Hitze pour reprendre mon sac, mon casque et mes gants. Papa me jette un de ses regards noirs, tu vois le genre…
- Tu vois Raphaël, j’ai toujours pensé que ce serait la moto qui tuerait ton frère. Je me suis trompé. Elle ne l’a pas tuée, mais toi elle pourrait, et j’ai déjà perdu un fils ce matin. Alors considère que c’est la dernière fois que tu montes sur une moto.
- Papa, ne mélange pas tout. Ne te sers pas de la mort de Stéphane comme prétexte pour m’interdire de monter sur ma bécane. Si j’ai envie d’utiliser ma moto, tu n’as rien à me dire. Et c’est inutile de chercher des arguments pour me faire culpabiliser, ça ne marche plus avec moi. Maman… Je vais repasser chez moi pour déposer mes affaires et me doucher, je vous retrouve à la maison après, d’accord ?
Je remets mon sac en bandoulière sur mon épaule et m’avance vers l’ascenseur. J’entends qu’on marche derrière moi, je reconnais ce pas et je n’ai pas envie de me retourner.
- Raphaël ! Arrête-toi ch’il te plait.
Je continue d’avancer sans faire attention aux paroles de ton ex. Ça y est, elle est arrivée à ma hauteur, elle ne titube plus, elle a presque l’air en pleine forme.
- Raphaël… Ch’aimerais récupérer les affaires de Fanou. Elles me reviennent autant qu’à toi, tu chais.
- Je pensais avoir été clair Nadège. Pour le moment, je garde tout ce qui a appartenu à Fanou. Alors n’insiste pas. Contrairement à ce que tu as dit tout à l’heure, tu n’es pas sa femme. Tu n’es même pas sa concubine et je ne me souviens pas que vous ayez signé un PACS. Si tu as un quelconque document qui prouve que tu as des droits sur Fanou, n’hésite pas à me le montrer. Sinon, tu n’as rien à faire ici. Tu ne fais plus partie de la famille, si tant est que tu en aies fait partie un jour. Ne cherche même pas à récupérer un quelconque douaire : tu n’auras rien de mon frère, sauf peut être deux CD, si tu vois de quoi je veux parler. D’ailleurs, si tu as les clés de sa maison sur toi, j’aimerais que tu me les rendes tout de suite. Tu n’en as plus besoin. Ce n’est pas la peine de me regarder avec cet air-là Nadège. Je n’ai aucune compassion pour toi, et je n’en aurais jamais.
- Mais qu’eche que che t’ai fait pour que tu me détechtes autant ?
- Je n’en sais rien, vraiment… J’ai toujours bien accepté les autres copines de mon frère, mais toi, du moment où je t’ai vu, ça n’a pas accroché. Et puis, c’est marrant, mais Fanou a toujours eu bon goût en général ; c’est pour ça que je n’ai jamais compris ce qu’il a pu te trouver. Ça restera un mystère… Mais en tout cas t’as raison sur un point, je te déteste. Et encore plus depuis le moment où j’ai appris la mort de mon frère… Je te déteste parce que Fanou est mort et que toi tu es vivante, ce qui me donne une excellente raison pour te haïr encore plus. C’est ton métier de rendre la justice, hein… Alors réfléchis un peu quelques secondes à ce qui se passe ici, et j’espère que tu arriveras comme moi à cette conclusion : la mort de Fanou est totalement injuste, et elle l’est d’autant plus à mes yeux que toi, tu lui survis. Si j’en avais le pouvoir, je n’hésiterais pas une seconde à te sacrifier pour que mon frangin revienne.
Je sais Nadège, c’est dur à entendre tout ça, mais ça fait tellement de temps que j’ai envie de te le dire. Tes yeux sont pleins de haine, mais je m’en fous complètement. Je préfère te réserver mon seul sourire depuis ce matin.
- Une dernière chose Nadège… Je ne laisserai personne se mettre entre Fanou et moi pendant ma période de deuil. Je vais faire un dernier voyage avec lui, certainement le plus important, le plus intime mais aussi le plus douloureux ; en clair, je n’ai pas besoin d’un parasite autour de moi. J’espère que tu as bien saisi le message car je ne le répèterai pas deux fois. Si tu me permets, j’aimerais rentrer chez moi pour me laver et me changer. Tu devrais en faire autant car ta jupe est beaucoup trop courte pour l’occasion, et à force de tirer dessus, tu vas finir par la déformer.
J’entre dans l’ascenseur et j’entends de nouveau cette musique céleste qui me met toujours aussi mal à l’aise. Je retraverse le hall d’entrée, désert à cette heure de repas. J’aurais bien aimé regarder de plus près les variétés de plantes dans les jardinières, mais j’ai d’autres choses à faire.
Dehors, il fait un soleil radieux. Je m’approche de la moto et pose tes affaires en équilibre sur la selle toute chaude. Je vais m’asseoir un petit moment, pour décompresser, au bord du trottoir. J’imite papa en me prenant la tête dans les mains, mes cheveux sont collants, poisseux.
J’ai envie de te demander si tu me vois, si tu m’entends. J’ai envie de te demander de me protéger si tu peux. Je n’ai pas de réponse, sauf une atroce douleur dans l’estomac, comme une épée qui me transperce. C’est la douleur de mon chagrin, que je n’arrive pas à évacuer tant il est fort. Les spasmes déchirent mon ventre, mais mes yeux restent secs.
Je me relève pour reprendre un peu mes esprits. Quand je regarde une nouvelle fois la moto, je regrette d’avoir enlevé le top case cet hiver. J’aurais pu mettre tes affaires dedans. Là, je suis obligé de les bourrer dans mon sac à dos. Je fais attention de ne rien abîmer. Je remets mon casque et mes gants et je n’oublie pas de remonter la fermeture du blouson jusqu’en haut. Je viens de démarrer quand je vois sortir papa, maman et Nadège, tous les trois se tenant la main. Quelle salope celle-là vraiment ! Je ne crois pas qu’elle lâche l’affaire aussi facilement…
Je débéquille, passe la première et la moto avance toute seule, comme si c’était toi qui la guidais. Je retrouve les réflexes de pilote que j’avais perdus en venant ici ce matin. Je m’arrête dans un bureau de tabac pour m’acheter un paquet de Rothmans rouge. Cela fait des années que ça m’est pas arrivé. D’ailleurs le vendeur me regarde d’un air bizarre quand je lui demande le prix d’un paquet.
Je vais bientôt arriver chez moi. Je vois mon immeuble pointer fièrement vers le ciel bleu et surplomber la vallée. J’appuie sur la télécommande qui ouvre la porte du garage et je gare ma moto juste à coté de ma Polo noire. Tu avais exactement la même. Je pénètre maintenant dans le hall d’entrée de l’immeuble : il fait bon à l’intérieur ; les plantes vertes ont été arrosées et on sent une agréable odeur de propre dans l’escalier. J’ouvre ma boîte aux lettres, elle est vide.
Une fois dans l’ascenseur, je me rassure en me disant que je ne vais pas entendre cette fois la musique d’anges comme au funérarium.
Quand j’entre dans mon appartement, je n’entends que le silence, perturbé par le ronronnement presque imperceptible du bruit du réfrigérateur. Je pose mon casque et mes gants sur la table du séjour et retire tes affaires de mon sac à dos. Je ne sais pas ce qui me retient de déchirer la pellicule de plastique, mais de toute façon, Nadège s’en est déjà bien chargée. J’évite le contact direct avec tes vêtements. J’ai déjà eu beaucoup de mal à ramasser ta chaussure tout à l’heure. J’ai aussi sorti le petit sachet où se trouvent tes bijoux… ils me rappellent déjà beaucoup de souvenirs.
Je m’approche du téléphone pour rappeler Benjamin. Comme tout à l’heure, je n’obtiens que ses boîtes vocales. Je lui laisse le même message en lui disant cette fois que tu es mort. Il va me prendre pour un fou. Ce ne sera pas la première fois de toute façon. Mon répondeur clignote toujours, il indique le chiffre 2 et j’appuie de nouveau sur la touche « lecture » pour entendre ta voix et celle de Benjamin. Ton rire me fait mal, car je ne l’entendrai plus jamais que sur une bande ou sur des films. Je me force encore à pleurer, en vain. Rien ne veut sortir.
Je me dirige vers la salle de bains et je commence à me déshabiller. L’odeur de ma peur en sueur m’enivre. Ma nudité la libère. Je passe mes mains sur mon visage : elles sentent le cuir de mes gants et ma moiteur. J’ai posé sur mon épaule le sweat-shirt de REM que tu m’as offert l’autre jour à Rennes. Il est tout humide de transpiration et j’inhale à pleins poumons le parfum qu’ont laissé mes aisselles sur le coton. Cette odeur de vie me grise. J’ai baissé les éclairages dans la salle de bains autour du miroir. Je me vois à peine.
Ce n’est pas l’image de mes pectoraux, ni même de mon torse que me renvoie le miroir, mais la tienne. Le souvenir de ton corps allongé sur la table d’autopsie se reflète devant moi maintenant. Tu n’es plus couché, mais debout à ma place, et sur chaque parcelle de ma peau s’est greffée la tienne. Mes tétons sont devenus plus ronds et plus charnus, un nævus s’est formé au dessus de mon nombril désormais glabre. Je remonte un peu la lumière mais l’hallucination perdure. Mon visage n’apparaît plus de l’autre côté du miroir, le tien l’a remplacé. Tu me regardes, tu me souris et tu me parles
Ne t’inquiètes pas Raphaël, je suis toujours là et je t’aime.
Je tends la main vers le miroir pour essayer de te toucher et je susurre « je t’aime » en retour. Je ferme les yeux alors et je me retrouve enfin.
Je pose une nouvelle fois mes mains sur ma poitrine et j’entends le battement sourd et rapide de mon corps résonner dans ma tête, celui de mon sang dans mes tempes, la chaleur de mon souffle qui sort des mes lèvres entrouvertes et qui murmure lentement : je suis vivant.
Lorsque j’ouvre les yeux, tu as disparu.
Avant de me raser, j’asperge mon visage d’eau brûlante pour avoir mal, mais même la douleur refuse de m’obéir. La lame du rasoir court méticuleusement sur mes joues recouvertes de mousse à raser pour faire disparaître cette vilaine barbe de trois jours.
J’entre dans la douche et là encore je pousse l’eau chaude au maximum de ma tolérance, rien n’y fait. Je me savonne à mains nues avec le gel douche onctueux à base de miel que m’a donné Benjamin. D’ordinaire, j’en utilise un autre. La chaleur de ma vie me fait mal maintenant que je me rince à l’eau glacée pour me sentir plus proche du froid qui saisit ton corps maintenant.
Je sors de la douche tout ruisselant, et je me regarde encore une fois dans le miroir. Je ne respire plus que par spasmes et je me frappe la poitrine en hurlant : Pleure ! Putain pleure !
J’ai plus de pudeur Fanou et je marche tout nu dans tout l’appartement.
Je me demande ce que je vais porter maintenant. Je regarde tes vêtements avec envie. C’en est presque malsain. Je ne sais pas si je devrais te le dire, mais je bande Fanou. Je ressens une onde de chaleur dans tout mon corps chaque fois que je touche cette housse de plastique. Ce serait un sacrilège si je mettais tes vêtements, et je ne sais pas si je pourrais réprimer cette envie de les avoir sur moi. Je déplie la housse et je la prends avec moi. Je suis allongé sur la moquette chaude du séjour et sous le contact indirect avec tes vêtements, j’éjacule sans pouvoir me contrôler. C’est sûrement le plus laid de mes orgasmes. Mon sperme coule sur le plastique, heureusement, il n’a touché aucun vêtement. Je m’essuie avec un mouchoir en papier et je pose la housse sur mon lit.
Devant la glace de mon armoire, je me sens honteux de ce que je viens de faire. Je fais coulisser le grand panneau vitré pour choisir de nouveaux vêtements. Tout ce que je choisis est noir et en coton. J’ai plus de mal à trouver une veste et des chaussures qui se marient avec la matière que j’ai choisie.
Je repasse dans la cuisine pour réchauffer le pavé de saumon avec des haricots verts que j’avais prévu de manger ce midi. Je ne peux en avaler que quelques bouchées, et je jette tout dans la poubelle avant d’aller me faire vomir dans les toilettes.
Un sale goût de mort est resté dans ma bouche, comme si j’avais ingéré l’odeur de crevé de la salle d’autopsie.
J’évite mon regard quand je retourne une nouvelle fois dans la salle de bains pour me brosser les dents. Je me gargarise un bon moment avec ma lotion mentholée pour essayer de me débarrasser de cette sensation de pourri dans ma gorge.
Une dernière fois, je fais le tour de l’appartement pour ranger un peu le désordre que j’avais laissé avant de partir ce matin. Je repasse dans ma chambre pour baisser le store et ouvrir la fenêtre. Je touche une nouvelle fois le plastique de la housse et mes doigts effleurent un court instant le coton bleu de ton 501. Je frémis.
Je sors sur le balcon pour chercher le soleil alors au zénith à ce moment de la journée. Même si je sais que je dois me presser, je m’attarde quelques minutes pour caresser les feuilles vertes de mes plantes et je vérifie qu’elles ne manquent pas d’eau. Je sors le paquet de cigarettes de la poche de mon blouson, mais je me ravise au moment de l’ouvrir. Je fumerai plus tard, sans doute ce soir.
Il me reste une toute dernière chose à faire avant de partir, et tu sais très bien de quoi il s’agit.
Je rentre dans mon bureau et ouvre le tiroir du bas pour sortir une longue enveloppe kraft d’une pochette cartonnée bleue. Ton nom est inscrit au marqueur en lettres majuscules.
Au moment où je ferme la porte de l’appartement derrière moi, je me dis que jamais je n’aurais pensé avoir à m’en servir aussi vite.