CES MOTS SONT POUR TOI - CHAPITRE 8

Philippe Esteban

CHAPITRE 8

Je demeure encore quelques secondes sans bouger, assis sur le siège du conducteur, dans cette position académique de jeune conducteur, les mains à dix heures dix sur le volant. Mon souffle reste encore court, ma respiration difficile. J’inspire et j’expire cet air que tu ne respires plus. J’incline maintenant la tête sur l’autre siège, vide. Je ne vois qu’une enveloppe brune avec ton nom écrit dessus au marqueur indélébile. C’est l’unique signe tangible de ta présence avec moi dans la voiture…

Je continue à te parler à haute voix quand je suis seul, ne sachant pas très bien si tu peux m’entendre ou me voir. Je pars du principe que ton âme a quitté ton enveloppe charnelle et qu’elle me suit partout où je vais. Je te questionne et j’entends tes réponses ; tout du moins je les devine, je les anticipe, je les suppose. J’ai souvent lu en toi comme dans un livre tu sais…

T’as vu, je me suis rasé et changé. J’ai l’impression de ne plus être le même avec ce léger changement d’apparence. Je relève les yeux pour me regarder dans le rétroviseur, et quand même, avec un peu de recul et surtout beaucoup de mauvaise foi, je dirai presque qu’on se ressemble tous les deux aujourd’hui. Pour une fois, c’est moi qui revendique notre ressemblance, et puis, tu ne trouves pas que le noir adoucit mes traits ?

 

Faut vraiment que je décolle de là, sinon maman ne va pas être contente si je traîne. Ca y est, j’ai tourné la clé dans le démarreur, le moteur gronde, la façade détachable de l’autoradio laser s’allume et j’attends quelques secondes pour savoir quel est le dernier disque que j’ai écouté… Les premières notes de l’intro de Smells like teen spirit me font sursauter. Je ne me rappelais pas avoir écouté Nevermind. Le volume est presque à fond et les basses réglées au  maximum… il y a du Benjamin là- dessous. Je baisse le son et j’avance le disque jusqu’au troisième morceau… Come as you are… Le plus beau titre de Nirvana. Au moins on était d’accord sur ce point.

Je sors du garage aveuglé par les rayons du soleil en contre-jour sur le pare-brise. Je sais, je n’ai toujours pas pris le temps d’aller chez l’opticien pour me faire faire des lunettes de soleil à ma vue. Il faudra que j’y pense pour la moto cet été. Ca va me faire tout drôle de ne pas t’entendre m’engueuler parce que je roule avec mes lunettes de vue.

J’ai remis la chanson au début et je chante en même temps que Cobain. Je pousse ma voix un peu plus à chaque passage, mais je n’arrive pas encore à atteindre la rage de son cri à la fin. Pour ça tu étais bien meilleur chanteur que moi, tu n’avais pas ce blocage quand tu devais crier. Remarque, contrairement à moi, tu avais une raucité naturelle dans la voix, alors que la mienne porte plus dans les graves, sauf quand je dois m’adresser à des personnels de santé pour demander de tes nouvelles.

 

Je suis bientôt arrivé chez les parents. J’ai tourné à gauche sur la départementale pour prendre la route défoncée et toujours aussi mal entretenue pour descendre jusqu'à la maison.  Je commence à amorcer ma descente jusqu’au hameau et plus j’avance, plus le panorama s’ouvre sur la mer et la plage en bas de la colline.

Youpi Fanou, t’as vu ce que j’ai vu ? Y a la belle Mazda rouge de ton parrain adoré, et sur ma place de stationnement en plus… Et encore mieux, la Clio jaune citron de ton ex. Elle est du genre tenace la petite juge. Un vrai pitbull. Va falloir la jouer serrée, non ? Je sais pas pourquoi, mais je sens que je vais encore m’énerver…

Et tu n’es même pas là pour me soutenir…

Je me gare et file un grand coup de poing sur le volant. Il n’avait rien demandé, mais bon, il n’avait qu’à pas être là. T’as vu que je me suis posé juste derrière eux pour qu’ils manœuvrent avant de sortir. Je sais, c’est bas comme procédé, mais je n’ai pas trouvé mieux pour les emmerder. Pas encore…

Un petit coup de clé sur la carrosserie de la Clio en passant. Si tu avais été là, je crois que le rétroviseur conducteur aurait fini sa course par terre, au pied du pneu avant. Je me trompe ?

En tout cas les hyènes sont déjà de sortie, ça commence fort.

Je rentre dans la maison par l’escalier du sous-sol. Je ne suis même pas encore arrivé dans le couloir que j’entends la voix de Roland. J’en ai déjà les poils dressés sur les bras.

Quand j’arrive dans le séjour, maman est assise sur le canapé, et à côté d’elle tante Martine.

C’est quand même dur à croire que maman et Martine sont sœurs. Tu crois qu’elles ont le même père ? Vu que Martine ne ressemble à rien, elle peut être la fille de n’importe qui, remarque. T’imagines si mémé Cloarec avait trompé pépé ? Oh, le scandale…

Mais franchement Fanou, t’es d’accord avec moi ?  Il n’y a personne dans la famille qui lui ressemble de près… ou de loin. Elle tient la main de maman et bien entendu, elle ne parle pas. Et puis de toute façon, comme elle n’a jamais rien à dire, ça ne change pas trop. Dans le meilleur des cas, elle ne serine que des banalités, et tu sais quel effort intellectuel ça représente pour elle ; alors tu penses bien qu’aujourd’hui elle doit être dépassée par les événements… la pauvre. A sa décharge, elle ne peut pas non plus trop l’ouvrir avec son mari, vu qu’il monopolise toutes les conversations.

Ah la coiffure ! Ça sent encore le brushing fait maison… Au vu du résultat final, elle n’a pas dû avoir accès à toutes les mèches dans la nuque. Bien entendu, elle n’a pas non plus bougé son cul pour venir me dire bonjour. Ce n’est pas bien grave, je me plante juste devant elle sans me baisser, comme ça elle va devoir se contorsionner pour atteindre mes joues… Allez… encore un petit effort et tu vas y arriver. Voilà… merci tantine !

 

Alors au tour de ton parrain ; là pas de doute, il a sorti le grand jeu et l’artillerie lourde. Toute la quincaillerie est dehors, les chaînes en or autour du cou, les gourmettes sur les poignets, sans oublier les bagues et les chevalières, désormais prisonnières de ses gros doigts boudinés par la  graisse. Putain, je ne te dis pas comme il a forcé sur le Drakkar noir, c’est un vrai bonheur, et malgré ça, ça ne couvre même pas son haleine de fennec.

Fanou, j’ai une théorie sur les silences de Martine… Elle vaut ce qu’elle vaut, mais elle est tout à fait défendable. Bon tu sais que Roland pue vraiment de la gueule. C’est un fait établi, on ne reviendra pas là-dessus. J’imagine qu’une « odeur » pareille, au bout d’un moment, ça doit attaquer le cerveau. Et pour Martine, je crains fort que ses capacités de réflexion aient été irrémédiablement touchées, voire détruites. Au bout de 35 ans de mariage, c’est normal qu’on en soit arrivé à un résultat pareil. Franchement, son haleine est presque corrosive à la longue.

Bien entendu, Roland s’est habillé en blanc et noir,  comme un maquereau, avec les mocassins bicolores assortis. Il ne manque plus que l’anisette et les olives et on se croirait revenu au temps de l’Algérie française. Je te promets Fanou, il a encore grossi depuis la dernière fois. Il lui reste plus qu’un seul cran de ceinture pour tenir son pantalon.

Tu te rappelles le fou rire qu’on avait pris une fois en regardant Rabbi Jacob ? C’est toi encore qui avais déconné en l’appelant Roland : Tonton Farès. Comment il disait déjà De Funès dans le film ? Gras, frisotté, huileux avec des petits yeux cruels… une vraie tête d’assassin !

 

-          Raphaël, mon neveu ! Tu es enfin là ! Si tu savais comme on était inquiets de ne pas te voir arriver. Tu sais nous on est venus tout de suite avec ta tante quand on a appris la nouvelle… Hein Martine ? (Petit signe de tête accompagné d’une espèce de grognement qui doit sans doute vouloir dire oui dans son langage). On a tout de suite sauté dans la voiture. La famille, Raphaël… La famille… Toujours là quand il faut, et pas seulement quand y a des baptêmes et des mariages… (Pour l’occasion Fanou, il a laissé tomber l’accent breton… Là on joue plus dans le registre Robert Castel …).

-          Oui j’ai vu que vous étiez les premiers arrivés. Merci d’être venus si vite. (Quel faux cul, être obligé de le remercier. Tu vas me le payer ptit con…)

-          Mais au fait t’as plus de portable ?

-          Si pourquoi ?

-          J’ai essayé de t’appeler mais ça ne répondait pas ; et chez toi non plus.

-          Oui,  c’est normal, vu que je coupe le portable quand je conduis.

-          C’est idiot, Raphaël. Surtout aujourd’hui. C’est bien la peine d’avoir un portable si on ne peut pas te joindre. Et le kit « mains libres », c’est pour les chiens ? Tu nous as fait faire un de ces soucis toi aussi. En tout cas tu as bien fait de ne pas prendre la moto pour venir. J’en ai discuté avec ton père… Hein Jean-Luc, on en a discuté ? Et tu sais quoi ? On est d’accord tous les deux, tu entends tous les deux, ton père et moi. Il ne faut plus que tu fasses de moto et tu dois aussi vendre celle de ton frère… De toute façon, le pauvre, elle ne va plus lui servir ?

Pour la voiture, j’avais pensé que je pourrais la récupérer pour Martine. C’est bien pour une femme une Polo, hein ? Martine, elle serait bien pour toi la voiture de Stéphane ?

Pince-moi Fanou, je n’y crois pas… Il n’a quand même pas osé ? Tu es mort il y a moins de quatre heures, et sa première préoccupation, c’est de récupérer ta voiture pour sa femme…

 

-          Raphaël, tu es le seul neveu qui me reste maintenant. On est tous abattus tu vois, regarde ta tante comme elle est abattue ! Ça la laisse sans voix (C’est un mauvais exemple… car tout la laisse sans voix…). Et tu as vu cette pauvre Nadège ? Moi elle me fait de la peine… (Oh tu sais tonton, moi elle ne m’émeut pas tant que ça, je lui trouve même très bonne mine. Coucou Nadège ? Alors cha va mieux que che matin à l’hochto ?) On est tous malheureux. C’est dramatique tout ça. Et puis on pense surtout à tes parents (Et moi alors ? Je sens le gaz ?) Tu te rends compte, perdre leur fils si brutalement (Au cas où tu l’aurais oublié, il leur en reste un autre…). Toi tu es jeune, tu vas t’en remettre vite, ça sera moins difficile pour toi (Pas de doute Fanou, il y a bien un rapport direct entre son haleine et ses facultés mentales, sinon ça relève de la démence). Et puis avec la mort de ton frère, tes parents perdent tout espoir d’avoir des petits-enfants un jour.

T’as entendu, Fanou ? Là c’est du grand art… Après la moto et la voiture, les petits-enfants. Et voilà, maintenant, l’autre cruche se remet à chougner sur son canapé. T’as vraiment eu une très bonne idée de mourir toi ! Non mais attends, faut être con pour me sortir que je vais me remettre plus vite de ta mort que papa et maman. Ca doit être parce que je ne pleure pas. Franchement, je me demande de Roland ou de Nadège lequel j’ai envie de tuer en ce moment. Papa et maman semblaient avoir un peu repris le dessus, mais là, après les deux fulgurances de ton parrain, ils sont redescendus très bas. Y a peut-être aussi l’haleine de l’autre con qui doit rentrer en ligne de compte.

 

Bon, allez ! Plus sérieusement Fanou, pour papa et maman, ta mort c’est quand même celle du fruit de l’amour. Leur chair et leur sang viennent de partir avec toi. Je comprends qu’ils se sentent vidés. Je le suis tout autant. Mais putain Fanou, ce n’est pas normal qu’ils soient aussi distants avec moi. Je vais te dire un truc, ça me fout les boules, ça me rend jaloux de voir que ton ex a droit aux câlins de consolation de papa. J’ai l’impression que son chagrin et sa peine, même s’ils sont réels, sont plus importants que les miens. Cette sale pute n’est entrée dans ta vie que depuis 8 mois et elle a droit à tous les égards, alors que ton frère… Je préfère me taire…

J’en ai marre de cette indifférence. Je les laisse un moment dans le salon et je vais me servir un verre d’eau dans la cuisine. Je regarde la mer juste en bas, la plage déserte à marée basse et au loin, je devine le phare du Cap Fréhel. Et dire que je devrais être sur ma moto en train de me balader et de prendre des photos. Ne va pas croire que je sois furieux contre toi Fanou, je ne le serai jamais, même si je devais apprendre que tu m’as caché d’autres choses. Si je ressens de la colère, c’est contre ta mort.

Il y a des restes d’un repas sur la table de la cuisine mal débarrassée. Maman m’a suivi et je sens son parfum juste derrière moi.

 

-          T’as pu manger maman ? Mon déjeuner a fini à la poubelle et j’ai vomi le peu que j’ai avalé.

-          C’est pareil pour moi. J’ai tout vomi aussi. Ton père n’a pas voulu manger. Martine n’a rien voulu… Tu la connais. C’est surtout Roland et Nadège qui avaient faim (Comme quoi, ils ont l’appétit en toutes circonstances … c’est classieux). J’ai pris la moitié d’un Lexomil il y a une demi-heure, mais il n’a pas encore fait effet. Je vais aller me changer tout à l’heure. Je ne peux quand même pas rester dans cette tenue pour recevoir les gens qui vont venir. Je suis contente que ton oncle et ta tante soient là, mais j’aimerais rester tranquille un moment.

C’est bien que tu te sois rasé. T’es beau comme ça … Et puis tu sais que ton frère n’aimait pas quand tu ne te rasais pas. J’aurais dû te le demander avant Raphaël, mais toi, comment ça va ?

Maman avale ses derniers mots et secoue la tête avant que je n’aie pu lui répondre, comme si elle cherchait à nier le sanglot qu’elle ne peut plus retenir. Martine a rappliqué dans la cuisine, sans doute attirée par les larmes de maman. Elle me regarde d’un air méchant, à croire que je suis responsable des sanglots de sa grande sœur. J’aurais eu envie de dire à maman que ça n’allait pas, que c’était très difficile de revenir ici sans toi, et que je se sais pas si un jour je me remettrais de ta mort. Mais je n’ai pas pu, car on ne m’a pas laissé le temps de répondre.

 

-          Bon Raphaël, il va quand même falloir s’organiser pour les démarches. J’ai commencé à en parler avec Nadège et ton père, mais ils m’ont dit qu’il fallait voir avec toi. Déjà, je m’occupe des pompes funèbres. C’est moi qui paie le cercueil… C’est normal, je suis le parrain, hein ? Tu vas voir Raphaël, je vais lui choisir le plus beau… Le plus beau… Il le mérite.

Fanou, je sens que ça ne va pas être facile avec Roland. Il ne va pas falloir qu’il me fasse chier longtemps celui-là. Et puis de quoi je me mêle ? Il n’a rien à décider du tout et surtout pas du cercueil.

 

-           Si tu me permets, je pense que tout ce qui touche de près ou de loin à la préparation des funérailles de mon frère est du ressort de la famille proche, c'est-à-dire mes parents et moi. Je crois que nous sommes les plus à même de décider ce que nous allons faire. C’est très gentil de proposer ton aide, et ça me touche vraiment (Franchement Fanou, j’en ai marre de jouer les faux culs …), mais je pense qu’on va s’en sortir tout seuls. Quant à Nadège, nous avons déjà réglé le problème ce matin au funérarium…

Ce n’est pas facile de garder son calme. Et puis quelle idée de mourir ? Je ne sais pas ce qui me retient de les mettre tous dehors à grands coups de pompes dans le cul. Même là faut que Roland essaie de me faire la leçon. Tu ferais quoi si tu étais à ma place ? Tu serais gentil avec Benjamin ? T’enverrais paître l’autre gros con ? Je suis persuadé que tu n’aurais pas perdu ton temps pour lui claquer le beignet.

 

-          De toute façon, le problème va être réglé très vite, Roland, car Fanou a laissé une enveloppe avec les démarches à suivre s’il venait à mourir. On avait convenu ensemble que le premier de nous deux qui partirait s’occuperait des funérailles de l’autre, et pour éviter tout malentendu, on avait tout consigné sur une feuille et mis ça dans une enveloppe. Si vous avez des doutes, il y a le même document chez Fanou.

Oh la tête de Nadège… J’espère que tu vois ça d’où tu te trouves. Je suis sincèrement désolé d’être aussi dur avec elle, mais vraiment, je ne l’aime pas. Si Roland avait des revolvers à la place des yeux, je pense que je t’aurais déjà rejoint… Là il n’arrête pas de déglutir pour essayer d’encaisser le choc.

 

-          Eche que che peux chavoir de quand date che document ?

-          Mais bien sûr Nadège… Ca remonte au début du mois de mars. On s’était vus chez moi avec Fanou comme tous les jeudis soirs et je me souviens qu’il n’était pas très en forme (Tu parles que tu n’étais pas très en forme, tu devais savoir que t’étais malade et que tu risquais de partir très vite…Elle n’était pas aussi innocente que ça ta demande… Tu m’as bien eu avec ta crise de la trentaine…). Fanou m’a dit qu’il vivait très mal le fait d’avoir trente ans, et il m’a demandé comment j’avais vécu ça. Et puis il m’a proposé d’écrire ensemble nos volontés au cas où l’un de nous deux viendrait à mourir. Au début j’ai cru que c’était une de ses sales blagues, mais j’ai compris assez vite qu’il ne plaisantait pas. Alors on s’est mis tous les deux à écrire et voilà… Il n’y a rien d’autre à ajouter.

-          Oui, ça c’est ce que tu dis, mais il n’y a personne d’autre pour le confirmer. Qu’est-ce qui me prouve que tu n’inventes rien ?

-          Tout simplement l’affection que se portent mes deux fils… Roland.

-          Oui peut être, mais je vous préviens, je n’accepterai pas qu’on me laisse en-dehors de ça. Je suis le parrain de Stéphane, et on n’a pas le droit de m’exclure.

-          Roland, si mon fils a souhaité que son frère s’occupe seul de ses funérailles, tu n’as rien à dire. Ce sont les volontés de Stéphane, et il faut tous les respecter, que cela te plaise ou non. Je ne pense pas que Raphaël cherche à exclure quiconque, car si quelqu’un a décidé de le faire, c’est Stéphane, et ce serait à lui qu’il faudrait te plaindre.

-          Les volontés d’un mort c’est une chose, mais le respect des aînés c’en est une autre ! Je ne comprends pas ta réaction Christine.

-          C’est sans doute que je suis certainement plus à l’écoute de ce que disent mes enfants et que je respecte leurs choix et leurs décisions. Je ne suis pas toujours d’accord avec leur façon de mener leur vie, mais je le les laisse faire. Et je crois que dans ce domaine, tu n’as aucune leçon à me donner…

-          Madame Guillet, l’affecchion ne fait pas tout non plus…

-          Bon, on ne va se disputer pour ça de toute façon. Je vais vous lire ce qu’il y a dans cette lettre, comme ça tout le monde sera content et on pourra faire avancer les choses. Voilà, je vais vous lire la première feuille, qui est la plus importante. Pour le reste, ce sont des instructions qu’a laissées Fanou et une liste de personnes à prévenir.

« Je soussigné Stéphane Guillet, né le 2 mai 1973, fils de Jean-Luc Guillet et de Christine Cloarec, désigne mon frère aîné, Raphaël Guillet, comme unique exécuteur testamentaire. Il se chargera de faire respecter mes volontés, si je venais à mourir avant lui. Ci-jointe, la liste des tâches que Raphaël aura à effectuer… »

Bon, je vous épargne les formules de politesse… Nadège, si tu veux regarder, c’est bien l’écriture de Fanou ?

Plus tu lis le document, plus je te vois blêmir. T’as les nerfs, hein ? T’as beau regarder toutes les feuilles du dossier, ton nom n’apparaît nulle part. Et puis t’as vu, il a tout prévu, le choix de la cérémonie à l’église, les textes à lire pendant l’office religieux, les musiques… Il a même indiqué la forme et la couleur du cercueil, le type de fleurs qu’il souhaitait avoir, et regarde sur l’autre page, allez vas-y… le texte de l’avis de décès.

Désolé Nadège, mais je crois que tu as perdu sur ce coup là. Même la date est un coup de poignard… le 15 Mars 2003… Ca faisait presque quatre mois que vous étiez ensemble, et tu n’existais toujours pas pour lui. Je lis le doute dans tes yeux, c’est affreux de se poser des questions sur la sincérité et la profondeur des sentiments de mon frère pour toi. Chacun son tour de se prendre une baffe… Pour moi ça a été ce matin dans le bureau du légiste quand j’ai appris pour son anévrisme. Tu as beau tendre la liasse de feuillets à mon oncle, il ne te sera d’aucune utilité.

 

-          C’est la première fois que je vois une chose pareille ! Je te l’avais dit Martine qu’ils n’étaient pas nets ces deux-là. Je l’ai toujours pensé, et je ne suis pas le seul dans la famille, que votre relation entre frères n’était pas saine !

-          Mais vas-y Roland, continue… Ça m’intéresse ce que tu me dis…

-          Tonton Roland, s’il-te-plait !

-          Heu, tu sais, au point où on en est, je crois qu’on peut se passer de formule de politesse… Si tu crois qu’on n’était pas au courant Fanou et moi des saloperies que tu es allé raconter sur nos prétendus rapports incestueux, tu te plantes… Tu sais qu’en langage judiciaire ça s’appelle de la diffamation. C’est bien ça, Nadège? Bon, ce n’est ni le moment, ni l’endroit pour parler de tout ça. Mais ne t’inquiète pas, je ne t’oublie pas et on aura une sérieuse discussion tous les deux quand tout sera fini. Une dernière chose et après je te fous la paix… Je vais avoir 33 ans le mois prochain, et je t’interdis maintenant de me parler comme à un de tes sous-fifres au boulot. Après tout tu n’es que mon oncle par alliance, et Fanou et moi, on ne sera jamais tes fils de substitution. On n’a pas à payer pour tes échecs avec ton fils, et on n’est pas responsable si Jean-Baptiste s’est barré de chez toi à dix-neuf ans. D’après ce que l’on sait, il avait même d’excellentes raisons pour le faire…

-          Ben on ne dirait pas que tu viens de perdre ton frère, toi ! Y a même pas une larme dans tes yeux, et en plus tu t’amuses à me faire mal avec tes méchancetés. Je viens aider la famille, et voilà comme on me remercie…

-          Je ne crois pas qu’on t’ait demandé quoi que ce soit…

-          Ne me coupe pas la parole ! Je suis certain que ton pauvre frère, et paix à son âme, n’aurait jamais traité son oncle et son parrain comme ça, car lui, il l’aimait… Mais toi c’est différent, tu n’aimes personne. Tu n’aimes que toi !

Allez vas-y Roland, mords ! T’as vu comme il a l’air méchant ton parrain que tu aimais ? En tout cas tu n’as pas idée comme ça m’a fait du bien de vider mon sac. J’attendais ce moment depuis trop longtemps.

 

-          Bien joué le couplet sur la culpabilité… Ça marchait quand j’avais quinze ans, plus maintenant.  Tu sais, je ne spéculerais pas trop sur les sentiments que te portais mon frère de son vivant, mais bon ce n’est pas le plus important actuellement. Fanou m’a demandé de m’occuper de ses funérailles, et je vais respecter les souhaits de mon frère, et j’attends que tout le monde en fasse de même. Si vous tenez tellement à vous rendre utiles, alors restez avec mes parents jusqu’à mon retour ce soir. Ils ont besoin qu’on les soutienne. De mon côté, vu les effusions d’affection dont vous me gratifiez depuis tout à l’heure, je me retournerai vers Benjamin…

-          Ecoute Raphaël, j’ai bien entendu ce que tu viens de dire, et par respect pour ton frère, et uniquement pour lui, je vais me plier à ses volontés (Mais encore heureux… De toute façon, tu n’as pas le choix !). Mais je voudrais quand même te demander si tu es sûr que Stéphane voulait que les choses se passent comme il l’a écrit. Qu’il m’ait oublié dans ses volontés, passe encore, mais qu’il ne parle pas de ton père et de ta mère, ça me choque. Tu n’as pas le droit de te substituer à eux parce que ton frère l’a décidé sur un coup de tête. Et puis il y a Nadège… Tu y penses à Nadège ? Ca ne te fait pas de la peine de la voir comme ça ?

Navré de te dire ça, Fanou, mais le chagrin de ton ex me laisse de marbre. Je dirai même qu’il me fait presque plaisir. C’est un juste retour des choses après tout ce que j’ai dû endurer avec elle pendant huit mois …

-          Oui, Raphaël. Ch’est horrible che que tu me fais vivre depuis che matin. Ch’ai perdu Chtéphane et tu me traites comme une étranchère (Ecoute ma chérie, je pense que je ne suis pas le seul à te traiter de la sorte… Mon frère y est allé aussi de sa vacherie envers toi). En pluche, il ne m’a chamais parlé de chette espèche de techetament, et ch’aimerais bien chavoir dans quelles condichions il a été écrit… (Si tu savais ma grande… On était raides défoncés comme tous les jeudis soirs. Je n’ai jamais pu savoir où Fanou pouvait trouver de l’herbe aussi bonne). Tu chais Raphaël, Chtéphane me disait tout et il ne m’a chamais parlé de cha peur d’avoir trente ans. Che ne chais pas où tu as été pécher cha. Il ne che confiait qu’à moi (C’est beau de le croire Nadège… Mais si tu savais ce que mon frère me confiait, tu ferais moins la maligne en ce moment. Alors niveau confessions, tu es loin du compte).

-          Nadège, tu ne peux pas dire de telles choses. Stéphane s’est certainement confié à toi, mais pour tout ce qui touchait aux sujets les plus sensibles, il se retournait vers son frère. Et je suis bien placée pour le savoir. Au fil des années, j’ai fini par comprendre qu’ils ne pouvaient avoir confiance qu’en eux. Je comprends que vous preniez très mal de vous sentir exclue, mais comme beaucoup, vous n’avez pas su apprécier la complicité entre mes deux fils. Même si c’est difficile pour Jean-Luc et moi aussi, il faut que tout le monde respecte la décision de Stéphane. Il a choisi Raphaël pour qu’il s’occupe de tout, et c’est dans l’ordre des choses. Il a toujours été là pour son petit frère, il s’en est même mieux occupé que nous. Alors s’il y a quelqu’un ici que ça dérange, je le prierais de sortir de chez moi immédiatement. Que ce  soit très clair entre nous, Roland et Nadège… Je ne veux plus rien entendre à ce sujet, ni remarques, ni critiques.

Je n’ai pas quitté des yeux la tante Martine pendant tout le discours de maman. J’ai l’impression qu’elle découvrait un nouveau monde dans lequel il était possible de remettre son mari à sa place. Plus maman parlait, plus sa mâchoire pointait vers le sol. Les deux autres ne disent plus rien. De toute façon quand Christine Guillet a parlé, il ne reste plus qu’à obtempérer. Je pars sans leur dire au revoir, car de toute façon ils seront encore tous là à mon retour.

Je reste de nouveau assis sur le siège du conducteur, dans cette position académique de jeune conducteur, les mains à dix heures dix sur le volant. L’enveloppe brune avec ton nom écrit dessus au marqueur indélébile est l’unique signe tangible de ta présence avec moi dans la voiture…

Je relis la liste des instructions que tu m’as données. Franchement Fanou, tu ne me ménages pas.

Dis-moi Fanou, est-ce que tu te rappelles ton premier souvenir ? Je ne sais pas à partir de quel âge notre cerveau commence à mémoriser…Deux ans ? Trois ans ? Ça doit être dans cette tranche d’âge de toute façon…

Toi, tu as toujours fait partie de mon monde, d’aussi loin que je me souvienne. Même avant ta naissance tu étais là avec moi. Maman m’a souvent raconté que je passais des heures à regarder son ventre, quand elle était enceinte de toi.

Deux ans et onze mois après moi tu es venu… Un bébé du printemps, comme moi. Dès que je rentrais de l’école le midi, et après ma sieste, je me plantais devant ton berceau pour veiller à ce que tu ne te réveilles pas, j’étais trop petit pour te voir, alors je t’écoutais dormir. J’entendais tes petits gazouillis quand tu ouvrais les yeux. Si tu savais comme j’étais content quand maman te sortait du lit ! Elle était  un peu fatiguée que je la suive partout. Dès qu’elle te donnait ton biberon, que tu prenais ton bain, qu’elle changeait tes couches, j’étais toujours derrière elle.

Maman m’a toujours dit que je souriais tout le temps quand j’étais avec toi, que jamais je n’ai été jaloux de l’attention qu’on te portait, que jamais je n’ai fait de caprices. Elle nous a toujours dit qu’on était ses bébés du bonheur.

Je me souviens de ce que les autres disaient en nous voyant : « Ça ne durera pas… », « Attendez qu’ils grandissent et vous allez voir… », « Faudra les mettre au rugby, ça en fera des hommes… »

Je crois qu’on peut être fiers de nous p’tit frère, on n’a jamais joué au rugby, on ne s’est jamais battus.

Mais là, pour la toute première fois en trente ans, tu ne me fais pas rire, ni sourire.

Je n’arrive pas à imaginer ce que sera ma vie sans toi. Je vais essayer de rester le même et d’être fidèle à notre esprit. Ils ne nous ont pas matés vivants ;  je ne les laisserai pas nous soumettre dans la mort.

Je t’en fais le serment, Stéphane.

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