La nuit, tous les chats sont gris - épisode 1/9
Calame Scribe
La nuit est tombée, c'est mon heure : celle où tous les chats sont gris disent-ils, celle où je commence à vivre. Pour ce faire, je dois émettre un long miaulement. Ce cri à la fois plaintif et impératif déclenche le pas traînant de mon maître, Pierre, qui, avec le petit sourire attendri que j'aime tant, vient m'ouvrir avec ce commentaire immuable :
- Tu vas encore aller traîner toute la nuit, rentrer au petit matin, manger et dormir toute la sainte journée ! Ah, là là !
En me frottant contre sa jambe, je lui fais un petit ronron de remerciement et me faufile dès que possible par l'entrebâillement de la porte.
J'abandonne ainsi pour quelques heures Pierre et sa compagne de toujours, Jeanne, de plus en plus fatiguée, de moins en moins active, ce qui me permet de passer de longues heures, roulé en boule, bien au chaud sur ses genoux sans être dérangé.
Je suis un chat gris tigré. Je dois ma couleur à mon père, un Chartreux de pure race, mes rayures sont dues aux amours coupables de mon noble géniteur avec une chatte, dite de gouttière. Ma gentillesse est héritée de ma mère, mon besoin d'indépendance me vient de mon père. Je vis déjà ma cinquième vie, et suis bien installé dans mon statut de chat. A chacune de mes naissances, je grappille de nouveaux enseignements, quelques traits de caractères supplémentaires. Je suis riche de ces existences antérieures et connais de mieux en mieux les atouts et les faiblesses du genre humain. Que voulez-vous, c'est ainsi ! Mes différents maîtres font avec depuis le début de ma première vie. Pour Pierre et Jeanne cela fait déjà une dizaine d'années que j'habite chez eux.
***
Comme ils ont changé en dix ans : Pierre était un retraité actif quand il a recueilli le joli chaton que j'étais alors. Jeanne était une jeune grand-mère, toujours disposée à garder ses petits enfants pour dépanner. Maintenant, Pierre reste à la maison, il a abandonné ses hobbies, officiellement car cela le fatigue, mais je pense que c'est surtout pour rester près de Jeanne qui s'est affaiblie subitement et a besoin d'assistance. C'était toujours elle qui me donnait mes croquettes, mon bol de lait et nettoyait mon bac. Petit à petit, c'est Pierre qui s'en est chargé…. Et pourtant, il n'aime pas ça ramasser mes crottes et changer ma litière : il ronchonne et me sermonne :
- Tu vadrouilles toute la nuit et tu rentres pour faire tes besoins dans ta caisse. Demain, je te remets dehors si je te vois !
Bien sûr, il ne le fait pas, même s'il me voit m'accroupir sur mes petits cailloux avec « l'air inspiré du chat qui pète dans le son » comme il dit !
Depuis quelques mois, ils ont dû recourir aux services d'une jeune femme pour les tâches quotidiennes. Elle s'appelle Mélanie, elle est très gentille. Malheureusement, à chaque fois qu'elle vient, elle s'entête à passer l'aspirateur, appareil que j'ai en horreur, et cela gâche nos relations. Elle m'aime bien cependant et me caresse comme le font les personnes qui connaissent les chats : grattouilles sous le menton, grattouilles autour des oreilles. Dommage pour l'aspirateur, on aurait pu être de vrais complices tous les deux.
Pour Jeanne et Pierre en revanche, Mélanie est devenue très vite bien plus qu'une aide-ménagère, c'est maintenant une amie qui vient parfois à l'appartement, juste pour les embrasser et voir si tout va bien, apportant souvent un petit présent : un gâteau qu'elle a pris le temps de cuisiner pour eux, quelques fleurs, des chocolats, une soupe faite maison. Gâteries qui sont appréciées pour ce qu'elles sont : un geste affectueux, une attention, peu de chose en somme mais si important pour eux !
***
L'air frais qui caresse le bout de ma truffe me rappelle que je ne suis pas là pour rêver. Après un long étirement et quelques coups de griffes sur le paillasson, me voilà prêt pour vivre ma nuit.
J'habite dans une petite rue calme. Quelques arbres habillent les trottoirs, le bâtiment abritant l'appartement de mes maîtres est modeste, rien à voir avec le faste des immeubles haussmanniens des « beaux quartiers » comme disent les Parisiens. Les habitants sont simples et sans histoires, pas comme ceux d'un quartier populaire, à quelques pâtés de maisons de là. Je ne connais que Paris et ne peux comparer avec d'autres cités, mais j'aime cette ville que j'explore, selon les moyens de mes petites pattes. Je suis bon marcheur et mon secteur me semble assez vaste pour un chat qui n'a que la durée de la nuit pour effectuer ses pérégrinations.
Je ne fais pas toujours le même tour. Fantasque, je me dirige selon mes envies, mais aussi le hasard des rencontres et des peurs qui s'ensuivent. La nuit dernière, un gros chien non tenu en laisse m'a entraîné plus loin que d'habitude, je n'ai dû mon salut qu'à mon agilité. Que c'est balourd un chien ! J'ai eu un peu peur quand même, un moment d'inattention et Pouf ! Plus de César. Ah oui, c'est ainsi qu'ils m'appellent : le port altier de ma tête et mon nez un peu busqué ont amené Pierre à choisir ce nom pour moi quand j'étais chaton. J'aime bien.
***
Décidément il fait frais ce soir, cela ne me dérange pas outre mesure, ma fourrure d'hiver est bien fournie et je ne crains pas le froid, seule l'eau m'incommode. Quand le temps est à la pluie, je me retranche dans le petit square tout près. Abrité par un banc ou caché dans l'anfractuosité d'une sculpture affreuse en fausses pierres, je peux, sans me mouiller observer ce qui se passe en ce lieu, normalement fermé dès le crépuscule.
Pas du tout désert, la nuit, cet espace soi-disant clos : une faune un peu sordide la hante. Toujours au même angle, près de la fontaine en rocaille, assis ou allongé sur un banc, se tient Geogeo. Je ne sais pas si, comme moi, il ne vit dehors que la nuit et habite quelque part le jour ou bien s'il est condamné à errer dehors qu'il fasse clair ou sombre. En tout cas, Geogeo n'est pas souvent propre, il se trimbale toujours avec tout un tas de paquets. Récemment, il a réussi à se procurer un chariot métallique dans lequel il a pu mettre tout son fourbi. J'en étais bien content pour lui car il me faisait peine à voir, si lourdement chargé. C'est qu'il n'est plus tout jeune le Geogeo et il doit avoir mal au dos, pas étonnant d'ailleurs à force de dormir sur son banc, une pauvre couverture jetée sur lui, son sac à dos en guise d'oreiller.
Quand l'haleine de Geogeo n'est pas trop fétide et qu'il semble avoir les idées claires, je me risque à l'approcher. Il a bon cœur cet homme. Il sourit en me voyant et son visage, ingrat au repos, est alors transformé. Il a vingt ans de moins, son regard s'illumine d'une gaieté un peu nostalgique pleine de douceur et de regrets.
Sa voix érayée se fait presque douce en me disant :
- Alors mon Mimi, tu viens voir ton vieux Geogeo, tu es un beau chat, tiens, regarde, j'ai un reste de sardines à l'huile, tu en veux ?
Par politesse, j'en grignote deux miettes. Je n'aime pas ce poisson trop gras, mais je ne peux pas lui refuser, il serait triste. C'est drôle comme les gens qui n'ont presque rien offrent facilement une partie de leur nécessaire alors que certaines personnes qui ont trop rechignent à donner un peu de leur superflu ! Il sourit et marmonne :
- Tu es un chat de bourgeois, tu n'as pas vraiment faim, n'est-ce pas ? Mais tu es bien mignon, tu me rappelles mon Kiki.
Sa voix se casse et il s'évade vers un monde dont j'ignore tout mais qui laisse ses yeux rêveurs et son sourire amer. Je vois ses épaules se voûter encore plus que d'habitude. Je sais que je dois, par pudeur, m'éloigner de lui et ne plus troubler sa méditation.
Souvent, dans ce square, des jeunes gens vont et viennent. Je trouve bizarres leurs attitudes et pourquoi se balader ainsi en pleine nuit ? Ils ne semblent pas se connaître et pourtant, quand ils se croisent, ils échangent quelques mots, très peu, et je les vois se toucher la main furtivement. Petits papiers ou billets changent ainsi de propriétaires. Ce trafic, très rapide, m'intrigue, m'inquiète un peu aussi car je n'arrive jamais à bien voir le visage de ces garçons qui ont le regard fuyant et sont comme aux aguets. Tout dans leur attitude m'incite à me tenir éloigné d'eux. Pas nets ces citoyens-là !
Très calmes en général, l'autre nuit, juste comme une voiture de police passait en faisant ce bruit désagréable qui agresse tant mes oreilles sensibles, ils se sont égayés rapidement et discrètement dans la nature, je ne les ai plus revus du reste de la nuit.
Quand les policiers sont entrés dans le square, bien sûr, il n'y avait plus personne ! Qu'espéraient-ils donc ces fins limiers ? Que ces jeunes gens soient encore là à les attendre ? Est-ce que je joue de la trompette moi quand je chasse les souris ?
***
Une belle manière de dire que l'animal, au final, est plus malin que l'homme :o)
· Il y a plus de 7 ans ·daniel-m
Merci, et d'autres preuves sont à venir dans les prochains textes...
· Il y a plus de 7 ans ·Calame Scribe