C'est à propos de ma femme...

Salis

« Docteur, je ne sais plus quoi faire. Ma femme passe son temps à me reprendre, me houspiller, me harceler, m'engueuler pour des choses que je ne comprends pas et dans des buts parfaitement obscurs.

- Ma foi, c'est ce que les femmes font. C'est signe de bonne santé. Je ne vois pas de quoi vous vous inquiétez.

-Je ne suis pas venu vous parler de sa santé à elle, mais de la mienne!

- Ho, pardon.

- Le mois dernier, je descends prendre mon petit déjeuner.

-Vous ne mangez pas souvent, vous.

- Elle était déjà là, habillée, avec sa tête des mauvais jours. Nous avions pourtant passé une soirée très calme, et n'avions pas eu de rapports sexuels, elle n'avait donc aucune raison de m'en vouloir. Je lui dis bonjour naturellement, allant jusqu'à la baiser au front pour l'amadouer. Tandis que je prends le café, elle ne me quitte pas des yeux. Je beurre mes tartines, elle ne desserre pas les dents. J'étale ma bouillie de sardine sur le beurre, ses doigts pianotent la table avec irritation. Le ventre plein, me sentant du courage, je lui dis:

      « Quelque chose ne va pas, ma ché…

     « Tu crois vraiment que j'allais laisser passer ça ? Tu crois vraiment que j'allais me lever avec le sourire en faisant semblant d'avoir tout oublié ? Jamais, tu m'entends, jamais je ne tolérerai de pareils mots sur ma mère, de n'importe qui, et surtout de toi ! »

- Enfin, je ne la connais même pas, votre mère !

- Non, c'est ma femme qui me dit ça.

- Ha d'accord.

- J'étais quelque peu interloqué. Ma belle-mère est raisonnablement agaçante, et je ne me souvenais pas m'en être plaint récemment. Ma femme a parfois de curieux retour de mémoire et peut différer des disputes de plusieurs semaines. Mais d'après elle, ces horribles propos dataient de la veille.

- Et qu'avait fait votre belle-mère pour mériter de telles critiques ?

- Rien.

- Et bien ! Vous n'êtes guère sympathique !

- Vous n'y êtes pas. Je n'ai jamais dit ces choses. Ma femme et moi n'avons pas eu de mots, du moins pas ce soir-là, et même pas concernant sa famille, ce qui est un fait assez surprenant pour que je m'en souvienne !

- Oui, je vous crois.

- Je décidai néanmoins de laisser passer l'orage. Ma femme est parfois somnambule, savez-vous, et je n'aurais pas été étonné d'apprendre qu'elle avait passé la nuit à enguirlander la cafetière. Mais ça ne s'est pas arrêté là.

- Non?

- Non. Trois jours après, c'était son anniversaire. Je décidai de lui faire une surprise en faisant la vaisselle, et passai même le balai. Épuisé, je montai faire une sieste. A mon éveil, je trouvai ma femme maussade et renfrognée, les mains dans les poches, disant qu'un anniversaire sans cadeau était bien triste. Je lui montre avec fierté l'évier vide et le plancher lisse. Elle m'observe les yeux ronds, puis tire de ses poches ses deux mains gantées d'un affreux rose.

     « Oui chéri, j'ai déjà fait le ménage. Comme d'habitude, comme tous les jours, même le jour de mon anniversaire.

       «  Mais enfin chérie, tu as la tête ailleurs ! J'ai fait tout ça pendant que tu étais partie faire le marché ! »

Et la voici qui lève les gants au ciel et prend le plafond à témoin qu'elle avait briqué la maison pendant que je dormais, et elle se demandait ce qu'elle avait bien pu faire pour avoir un mari aussi paresseux, etc. etc…si vous êtes marié, vous connaissez la suite.

- Évidemment.

- Je me suis dis que c'était la surprise de ce cadeau inattendu qui lui avait tourné les nerfs. Mais le pire était à venir.

- Pas possible?

- Si. Revenant de ma promenade matinale, je me sentais d'humeur badine et bien portée. Ainsi, à peine franchi le seuil de la porte, je me tapais sur les cuisses en appelant: « Pagaille! Pagaille! Viens voir papa! »

- Votre femme s'appelle Pagaille ?

- Ma femme non, mais mon chien, oui. C'est un fox terrier, une brave bête, vif, fidèle, farceur. Un petit de la chienne qui appartenait à mon père, une bête fort espiègle. Ho, que de souvenirs ! Et là, stupéfaction!

- Étonnement!

- Choc !

- Outrage !

- Oui, outrage, voilà, c'est le mot ! Car voici arriver, se dandinant tranquillement sur ses pattes silencieuses… un chat.

- Un chat ?

- Un chat. Un chat parfaitement félin, que je n'avais jamais vu de ma vie, à qui je n'ai jamais été présenté, qui se frotte contre mes jambes en miaulant d'une voix dolente. « Où est Pagaille ? » demandai-je à ma femme. « Et bien, à tes pieds, répond-elle avec le plus grand naturel. Tu ne le vois donc pas ? » Là je m'agace un tantinet, et parcours toute la maison et le jardin en appelant mon chien, ce chat sur les talons. Il faut dire que je n'aime pas les chats.

- C'est très compréhensible.

- C'était il y a deux mois. Depuis, mon chien demeure introuvable, et ce chat se radine dès que je le cherche.

- Votre femme s'est débarrassé de votre chien, a pris un chat et lui a donné le même nom ?

- Tout à fait. Et elle a jeté son panier, ses jouets, sa laisse, et a substitué ses photos dans les cadres de la cheminée par celles de cet affreux chat. Il y en a même une où il est sur mes genoux !

- Comment est-ce possible ?

- Comment le saurai-je ? Et ce n'est pas fini !

- Saperlotte!

- J'étais justement en train d'examiner ce mystérieux cadre lorsqu'on sonne à la porte. C'était Robert.

- Ce bon vieux Bob.

- Cet enfoiré, oui. C'est mon voisin. Il laisse systématiquement ses poubelles devant ma porte, et verse son gazon coupé dans notre jardin. D'ailleurs, il venait m'emprunter ma tondeuse.

- Il ne faut pas la lui prêter s'il gâte votre jardin après !

- Mais justement, c'est la sienne. Je la lui ai volée, l'ai mise dans mon garage, ait versé dessus le contenu de l'aspirateur et lui ai assuré ensuite qu'elle était dans notre famille depuis 1811. Ça a marché. Hélas, maintenant, non seulement il tond toujours aussi souvent, mais en plus, je dois supporter sa politesse chez moi. Ça dure déjà depuis un certain temps.

- En effet, 1811, ça fait un bail.

- Toujours est-il que je lui demandai s'il avait vu mon chien. « Ha, vous avez adopté un chien ? Et bien, j'espère que vous saurez l'éduquer celui-là, pas comme votre affreux chat qui pisse sur mes rosiers ! »  Non mais, vous vous rendez compte de la muflerie de cet homme ?

- Parfaitement ! C'est scandaleux ! On ne peut pas empêcher un chat de pisser où il veut !

- Non, je voulais parler de mon chien.

- Quel chien ?

- Celui que je n'ai pas !

- Ha oui.

- Mais le pire est arrivé !

- Encore ?

- Encore ! Une fois Robert parti, avec ma tondeuse à lui, ma femme m'annonce que dimanche Joséphine nous invite à dîner.

- Quelle charmante attention.

- Sauf que je ne connais aucune Joséphine.

- Ha, la soirée risque d'être délicate.

- Je demande donc à ma femme qui est cette mystérieuse personne, et voilà qu'elle pousse des cris d'orfraie, lève les mains au ciel, court en rond dans le salon en me traitant de père indigne, qui ne se souvient même pas de ses propres enfants !

- Et je la comprends, horrible personnage, honte aux liens du sang !

- Ha, je vous arrête tout de suite ! J'ai un souvenir très net et pas loin d'être attendri de Joseph, mon fils, le seul enfant que nous ayions jamais eu !

- Je suis toujours ébloui par les progrès de la médecine.

- Cette fois, bien qu‘elle tourne en rond, ma femme va trop loin. Je prends mon courage à deux mains et le combiné à une seule, et j'appelle sa mère afin qu'elle la raisonne. Je lui raconte tout, la fausse dispute, l'anniversaire, le chien, le voisin, et maintenant Joséphine. J'ai à peine le temps de finir ma phrase qu'elle s'exclame : «  Ha, ma petite Joséphine, comment va-t-elle ? Vous lui direz que sa mamie lui fait de gros bisous ! » et autres niaiseries qui viennent aux femmes après la ménopause. J'étais atterré. Ma femme avait réussi à convaincre sa mère, femme que j'avais toujours tenue comme plutôt saine d'esprit étant donné les circonstances, de prendre part à cette masquarade !

- Diabolique.

- Docteur, vous trouvez toujours les mots justes. Je lâchai une bordée de jurons et le téléphone. J'ai compris que ma femme est folle, ce qui est dommage, mais aussi qu'elle me fait tourner bourrique, ce qui est inadmissible. J'ai prétexté un vague cancer pour ne pas aller à ce diner dominical, et je me suis précipité ici. Vous savez tout. A votre avis, que dois-je faire ?

- Comment le saurai-je ? C'est vous le docteur !

- Ha bon ? Alors que faites-vous avec cette blouse blanche ?

- Je disais qu'il faisait frisquet dans votre cabinet, et vous m'avez aimablement couvert.

- Et que faites-vous derrière ce bureau ?

- Le radiateur est de ce côté.

- Fichtre ! Je suis bien urbain. Veuillez me rendre mes attributs, s'il vous plait, sinon nous ne nous en sortirons pas.

- Vous avez raison, de plus la blouse me boudine un peu. Elle vous va mieux qu'à moi.

- C'est normal monsieur, je suis docteur.

- Et bien, avez-vous la solution au problème psychiatrique de votre femme ?

- Comment l‘aurais-je, je suis dentiste !

- Ha oui, ça me revient maintenant, ainsi que cette horrible douleur à la mâchoire.

- Irradiante, pulsatile, aiguë ?

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

- Aucune idée, de toute façon à ce stade j'ai habituellement les doigts dans la bouche du patient et je n'entends pas la réponse. Je ne sais d‘ailleurs pas pourquoi je le demande.

- Pas de problème. J'allais de toute façon partir.

- Mais, et votre douleur ?

- Je ne l'avais pas avant d'entrer.

- Oui je fais souvent cet effet.

- Peut-être que ça passera en sortant.

- C'est d'une logique imparable. Tenez, pourriez-vous être assez aimable pour dire à ce conducteur irascible de cesser de klaxonner ? On s'entend à peine depuis dix minutes.

- Ho, c'est mon fils Joseph, qui est venu me chercher.

- Quel charmant garçon.

- En effet. Nous allons au restaurant après, je vais lui présenter ma nouvelle fiancée. Je n'ai pas pu le faire plus tôt car elle est mariée mais va bientôt lancer les procédures de divorce. Elle tente de faire passer son mari pour fou, pour que ça aille plus vite. Mais chut ! Il n'est pas encore au courant.

- Quelle femme avisée. Tous mes vœux de bonheur.

- Merci, et merci encore d'avoir accepté mon chien dans votre salle d'attente. Peu de praticiens l'auraient fait.

- Pensez-vous, c'était bien naturel !

- Au revoir, docteur.

- Au revoir patient. Attention la porte coince.

- Merci. Pagaille ! Pagaille ! Allez viens mon chien, viens voir papa, on s'en va !

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